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ANALYSE D'ARTICLE

Polluants atmosphériques à activité œstrogénique et cancer du sein

Le risque de cancer du sein serait-il augmenté par l’exposition à des perturbateurs endocriniens présents dans le mélange de polluants atmosphériques ? Cette première étude épidémiologique conçue pour tester directement cette hypothèse suggère un effet du cadmium, et peut-être de l’arsenic inorganique, sur les cancers non hormonosensibles.

Does the risk of breast cancer increase with exposure to endocrine disruptors in ambient air pollutants? The first epidemiological study designed to test this hypothesis suggests that cadmium, and perhaps inorganic arsenic, may affect hormone receptor-negative cancers.

Plusieurs études épidémiologiques indiquent un lien entre le risque de cancer du sein et l’exposition à la pollution atmosphérique, estimée par la proximité d’implantations industrielles ou de voies à fort trafic, ou par les niveaux ambiants de différents polluants (particules en suspension, dioxyde d’azote ou de soufre, composés organiques volatils). Ces résultats pourraient exprimer les effets de substances à activité œstrogénique, l’exposition aux œstrogènes étant l’élément sous-jacent aux facteurs de risque connus de cancer du sein (âge de la puberté et de la ménopause, grossesses, allaitement, traitements hormonaux).

Cette piste a été explorée dans une cohorte d’enseignantes californiennes (California Teachers Study) constituée en 1995-96 par le recrutement de 133 479 femmes en activité professionnelle ou retraitées de l’enseignement. Après exclusion des participantes habitant dans un autre État, ayant des antécédents de cancer du sein (in situ ou invasif) ou dont l’adresse ne pouvait être géocodée, 112 379 femmes ont été incluses (âge médian : 51 ans). Elles ont été suivies jusqu’au 31 décembre 2010 au plus tard, ou jusqu’à la date de diagnostic d’un cancer du sein invasif, de départ de Californie ou de décès. Au total, 5 361 cas de cancers du sein ont été enregistrés, dont 3 884 tumeurs hormonodépendantes (récepteurs aux œstrogènes [ER+] et/ou à la progestérone [PR+]), 663 tumeurs ER- et PR-, et 814 de statut inconnu. La majorité des cancers (64 %) avaient été diagnostiqués chez des femmes ménopausées lors de leur entrée dans la cohorte.

 

Estimation de l’exposition

Les auteurs ont sélectionné 11 polluants atmosphériques interférant potentiellement avec la voie œstrogénique sur la base des listes de l’Institute of Environment and Health (IEH) de l’Université de Leicester et de la fondation The Endocrine Disruptor Exchange (TEDX). L’autre critère était la disponibilité de données de concentrations atmosphériques dans le cadre du programme de surveillance des substances toxiques et dangereuses de l’Agence de protection de l’environnement (National-Scale Air Toxics Assessment [NATA] mis en place en 1996). La liste comportait neuf polluants pour lesquels une activité oestrogénique avait été rapportée (composés arsenicaux inorganiques, biphényle, composés du cadmium, chlorobenzilate, di(2-ethylhexyl) phtalate [DEHP], dibutylphtalate [DBP], diméthylformamide, 4-nitrophénol et styrène) ainsi que les composés du sélénium (activité anti-oestrogénique) et les émissions de moteurs Diesel (mélange de substances à activités œstrogénique et anti-œstrogénique).

L’exposition individuelle a été estimée en référence à l’adresse lors de l’entrée dans la cohorte, sur la base des données NATA de l’année 2002. Ce choix a été motivé par une étude comparant ces données, obtenues par modélisation à l’échelle d’un secteur de recensement, à des données de mesure pour 12 substances toxiques et dangereuses régulièrement surveillées (incluant le styrène), qui montrait la meilleure prédiction pour les années 2002 et 2005. Les concentrations annuelles modélisées étaient fortement corrélées entre ces deux années pour les 11 polluants considérés (coefficients voisins de 0,8 pour le DBP, les émissions de moteurs Diesel et le diméthylformamide, et dépassant 0,9 pour les huit autres polluants). L’année 2002 a été préférée pour sa position centrale par rapport à la période du suivi (1995-2010). Toutes les participantes ont été estimées exposées à un niveau quelconque aux différents polluants à l’exception du chlorobenzilate (exposition nulle pour 72 % des participantes). La fourchette des valeurs de concentration était généralement large, mais l’intervalle interquartile était étroit (valeur au 75e percentile inférieure à 15 fois la valeur au 25e percentile). L’exposition a été catégorisée en quintiles et le premier quintile a été pris pour référence.

 

Association avec le cancer du sein

Les auteurs ont examiné l’effet de chaque polluant pris individuellement ainsi que celui d’un indice d’exposition aux neuf substances à activité œstrogénique. Deux modèles statistiques ont été utilisés, l’un stratifié sur l’âge à l’entrée dans la cohorte et ajusté sur l’origine ethnique et le pays de naissance uniquement, l’autre prenant en compte des covariables supplémentaires : antécédents familiaux de cancer du sein, âge lors des premières règles et de la première grossesse menée à terme, statut ménopausique, consommation d’alcool et consommation cumulée de tabac (en paquets-années), activité physique et indice de masse corporelle.

Des analyses catégorielles ont été effectuées selon le statut ménopausique à l’entrée (pré ou périménopause versus postménopause) et selon l’hormonosensibilité de la tumeur. Les auteurs ont également réalisé des analyses secondaires dans la sous-population des femmes qui n’avaient pas changé d’adresse au cours du suivi (incluant 3 291 cas de cancers), dans celle des femmes qui n’avaient jamais fumé (n = 3 143), ainsi que dans la sous-population des participantes qui n’avaient ni déménagé ni fumé (n = 1 957).

Dans ce dernier groupe, l’étude montre un effet de l’exposition aux composés du cadmium et aux composés arsenicaux sur le risque de tumeurs ER-/PR- uniquement. Le hazard ratio (HR) de cancer du sein est ainsi égal à 1,6 dans les deux derniers quintiles d’exposition au cadmium (intervalles de confiance à 95 % : 1,1-2,4 dans le quatrième quintile et 1,1-2,5 dans le cinquième) avec le modèle complet. L’association avec l’arsenic inorganique est statistiquement significative dans le dernier quintile : HR = 1,7 (IC95 = 1,1-2,5). Des analyses plus poussées ont été effectuées tenant compte des corrélations entre les concentrations atmosphériques des composés métalliques (arsenic et cadmium : R = 0,6 ; arsenic et sélénium : R = 0,5 ; cadmium et sélénium : R = 0,8). Elles indiquent la robustesse de l’association avec le cadmium tandis que l’excès de risque observé dans le dernier quintile d’exposition à l’arsenic pourrait être imputable au cadmium.

Si certaines données épidémiologiques et expérimentales soutiennent la plausibilité d’un rôle de l’exposition au cadmium, et à un moindre degré à l’arsenic inorganique, dans le cancer du sein, les associations mises en évidence dans cette étude, avec des tumeurs non hormonosensibles, demandent à être expliquées. L’analyse restreinte aux participantes n’ayant pas changé d’adresse pendant la période d’étude et n’ayant jamais fumé limite les erreurs de classement dues aux faiblesses de l’évaluation de l’exposition (référence à une seule année pour représenter l’exposition chronique, attribution des mêmes valeurs à toutes les participantes habitant dans un même secteur de recensement, absence de prise en compte des autres sources d’exposition au cadmium et à l’arsenic : alimentation et consommation de tabac). Néanmoins, les auteurs appellent à la conduite d’études épidémiologiques dans lesquelles l’exposition individuelle serait évaluée de manière plus précise et plus complète.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Liu R, Nelson D, Hurley S, Hertz A, Reynolds P. Residential exposure to estrogen disrupting hazardous air pollutants and breast cancer risk. Epidemiology 2015; 26: 365-73.

Cancer Prevention Institute of California, Berkeley, États-Unis

doi : 10.1097/EDE.0000000000000277