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ANALYSE D'ARTICLE

Exposition maternelle au bruit et déficience auditive chez l’enfant

Selon cette première étude épidémiologique de grande ampleur, l’exposition professionnelle des femmes enceintes au bruit est un facteur de risque de déficience auditive de l’enfant. Des études approfondies sont nécessaires pour déterminer, notamment, des valeurs seuils, ainsi que la période du développement fœtal au cours de laquelle l’exposition au bruit est la plus nuisible.

This first large-scale epidemiological study suggests that occupational noise exposure during pregnancy is a risk factor for hearing dysfunction in offspring. More detailed studies are needed, particularly to determine threshold values and the period of fetal development during which noise exposure is most harmful.

S’il est établi qu’un environnement de travail bruyant peut entraîner des troubles auditifs, l’effet de l’exposition professionnelle au bruit pendant la grossesse sur la fonction auditive des enfants a été très peu exploré. Les auteurs de cet article notent l’existence de trois publications antérieures. Deux études transversales, l’une québécoise (ayant mesuré l’audition de 131 enfants âgés de 4 à 10 ans) et l’autre française (chez 75 enfants de 10 à 14 ans), soutiennent l’hypothèse d’un effet délétère de l’exposition in utero au bruit. La dernière étude, brésilienne (chez 80 enfants de 0 à 6 ans), ne montre pas d’association. Outre leurs faibles populations, ces études présentent certaines limites (comme des critères d’inclusion peu spécifiques ou l’absence de groupe témoin) qui renforcent l’intérêt de cette vaste analyse dans la population suédoise où près de trois quart des femmes en âge de procréer sont professionnellement actives.

 

Matériel et méthode

La population de départ est celle de la cohorte FENIX (fetal noise exposure) des enfants nés en Suède entre 1986 et 2008 (plus de 2,3 millions de naissances).

Les données du registre médical des naissances ont permis de sélectionner les femmes qui étaient en activité au moment de la consultation prénatale du premier trimestre (autour de la 10e semaine de grossesse) et de recueillir l’intitulé de leur poste ainsi que leur niveau d’activité (travail à temps plein ou à mi-temps). D’autres informations individuelles concernant la mère (âge, nationalité, tabagisme, structure familiale, parité) et l’enfant (sexe, date de naissance) ont été extraites de ce registre national, ainsi que de ceux des citoyens de plus de 16 ans (niveau d’études atteint par la mère) et de l’assurance-maladie (arrêts de travail et congé maternité). Les cas de troubles auditifs chez les enfants ont été identifiés à partir du registre des patients, incluant les diagnostics posés par des spécialistes (consultations ambulatoires) pour la période 2003-2008. Les troubles retenus correspondaient, dans la classification internationale des maladies (CIM-10), à des atteintes de l’oreille interne, des surdités neurosensorielles (de perception) ou d’autres types d’affections (incluant les acouphènes) témoignant d’une atteinte cochléaire. Les diagnostics de pathologie de l’oreille moyenne et de surdité de transmission, sans rapport avec l’exposition au bruit, ont été exclus.

Un hygiéniste du travail et un ingénieur sécurité ont assigné un code emploi à chaque intitulé de poste suffisamment informatif et qui était partagé par au moins deux mères. Une matrice emploi-exposition, spécifiquement développée pour estimer l’exposition professionnelle au bruit, a été utilisée pour classer la population en trois catégories : exposition (moyenne annuelle) sur 8 heures inférieure à 75 dB(A), comprise entre 75 et 84 dB(A), atteignant ou dépassant 85 dB(A). Au total, 1 463 381 femmes ont pu être classées quant à leur exposition professionnelle au bruit. Cette population a été restreinte aux naissances uniques (n = 1 422 333) pour les analyses brutes : 80 % des femmes étaient classées dans le groupe le moins exposé, 19 % dans le groupe intermédiaire, et seulement 1 % pratiquait des métiers (dans la musique, le travail du bois et la boucherie pour les plus représentés) exposant à un niveau de bruit très élevé. L’échantillon disponible pour les analyses ajustées comportait 1 320 195 naissances uniques avec données complètes (covariables contrôlées : âge et niveau d’études de la mère, tabagisme, nationalité, structure familiale, sexe et année de naissance de l’enfant, parité).

 

Effet de l’exposition au bruit

Les analyses indiquent un excès de risque de troubles auditifs chez les enfants de mères professionnellement exposées au bruit pendant leur grossesse. Par rapport à la catégorie de référence (< 75 dB) le risque est augmenté de 5 % dans la catégorie intermédiaire (hazard ratio [HR] ajusté = 1,05 [IC95 = 1-1,10]) et de 27 % dans la catégorie d’exposition supérieure (HR = 1,27 [0,99-1,64]) qui ne comptait que 60 cas. Les estimations sont comparables pour le diagnostic le plus fréquent (surdité neurosensorielle) : HR = 1,08 (1,03-1,15) pour une exposition comprise entre 75 et 84 dB et 1,26 (0,93-1,70) pour une exposition ≥ 85 dB. Les auteurs recommandent d’interpréter avec prudence la faible augmentation du risque dans la catégorie intermédiaire, qui est large : la majorité de la population se situait probablement dans l’intervalle bas (75-79 dB), ce qui a pu diluer l’effet de l’exposition à un niveau compris entre 80 et 84 dB. Des explorations plus précises seraient nécessaires dans l’objectif d’établir un niveau d’exposition « sûr » pour les femmes enceintes.

Considérant la principale limite de leur étude – l’évaluation de l’exposition fondée sur l’intitulé du poste –, les auteurs ont réalisé une analyse complémentaire tenant compte de la présence effective au travail pendant la grossesse. Les données sur le niveau d’activité recueillies lors de la consultation prénatale et celles de l’assurance-maladie ont servi à diviser la population en trois groupes : travail à temps plein (avec moins de 20 jours d’arrêt maladie), à temps partiel (mi-temps déclaré ou arrêt maladie d’une durée comprise entre 20 et 153 jours), absence du travail. La plausibilité d’une association entre l’exposition in utero au bruit et les troubles auditifs est renforcée par les résultats de cette analyse, qui montrent un excès de risque plus important dans le groupe des femmes ayant été les plus présentes sur leur lieu de travail (HR [≥ 85 versus < 75 dB] = 1,82 [1,08-3,08]) que dans celui des femmes partiellement présentes (HR = 1,25 [0,91-1,71]), le risque n’étant pas augmenté dans le dernier groupe (HR = 0,74 [0,35-1,56]).

D’autres limites de cette étude appellent des travaux supplémentaires pour mieux estimer l’effet, sur l’audition de l’enfant, de l’exposition professionnelle au bruit de sa mère. Seuls les cas suffisamment sévères pour nécessiter des explorations spécialisées ont été pris en compte ici ; il est probable que l’exposition in utero au bruit soit à l’origine de déficiences auditives relativement légères, non identifiées pendant l’enfance ou ne nécessitant pas une prise en charge spécialisée, qui peuvent néanmoins avoir un retentissement non négligeable. Une autre question à résoudre est celle de la fenêtre d’exposition, tenant compte des travaux chez l’animal qui suggèrent que les dommages cochléaires occasionnés par une forte exposition sonore surviennent en fin de gestation.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Selander J, Albin M, Rosenhall U, Rylander L, Lewné M, Gustavsson P. Maternal occupational exposure to noise during pregnancy and hearing dysfunction in children: a nationwide prospective cohort study in Sweden. Environ Health Perspect 2016; 124: 855-60.

Institute of Environmental Medicine, Unit of Occupational Medicine, Karolinska Institute, Stockholm, Suède.

doi: 10.1289/ehp.1509874