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Médecine thérapeutique

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Évolutions conceptuelles et techniques autour de l’hypertension artérielle Volume 5, numéro 9, Novembre 1999

Auteur
Santé Publique, Faculté de Médecine Broussais Hôtel-Dieu, 15, rue de l’École-de-Médecine 75270 Paris cedex 06, France.

Depuis l’utilisation de la réserpine et des ganglioplégiques dans les années 50, des améliorations majeures ont transformé les traitements médicamenteux de l’hypertension artérielle. Elles ont contribué en même temps à faire naître et se développer certains concepts généraux de recherche clinique et de prise en charge des maladies chroniques. La transversalité nécessaire à la recherche biomédicale a été illustrée par des allers-retours incessants dans une recherche de laboratoire allant de la synthèse chimique à la biologie cellulaire. L’investigation clinique, d’abord limitée à la mesure tensionnelle, s’est tournée à partir de 1964 vers les essais thérapeutiques randomisés multicentriques qui ont mis en évidence des bénéfices quantifiés du traitement sur la durée de vie d’abord, puis à partir de 1985 sur la qualité de vie. Les essais thérapeutiques contrôlés multicentriques Ce domaine de la pathologie illustre toutes les discussions que l’on peut avoir sur les seuils d’intervention souhaitables quand un déterminant de la santé, ici le niveau tensionnel, semble avoir un rôle causal, dépendant de la « dose », sur la survenue d’une pathologie, ici la détérioration cardio-vasculaire. Le cheminement scientifique nécessaire pour savoir à partir de quels chiffres tensionnels, systoliques ou diastoliques, l’intervention du médecin et ses prescriptions médicamenteuses font plus de bien que de mal n’est pas clos, alors qu’il a débuté par l’essai thérapeutique de Hamilton en 1964. De même n’est pas close la recherche visant à connaître le niveau tensionnel idéal qu’il est souhaitable d’obtenir sous traitement. Sur la base des résultats actuellement disponibles, les experts s’orientent vers un consensus, concernant les diabétiques, pour recommander d’atteindre un niveau tensionnel de consultation voisin de 120/80 mmHg et donc plus bas que le seuil conventionnel de mise en route d’un traitement, à savoir 140/90 mmHg. Le bénéfice attendu est-il spécifique des malades diabétiques dont le risque d’accident cardio-vasculaire est en moyenne deux fois supérieur à celui des personnes non diabétiques ? Ou simplement, n’est-il pas plus facile de démontrer ce bénéfice lorsque le risque cardio-vasculaire initial est plus élevé ? Faut-il proposer cette stratégie agressive à toutes les personnes ayant 140/90 mmHg et plus, ou 160/95 mmHg alors que les résultats disponibles à ce jour, depuis l’étude des Vétérans de 1970 jusqu’à l'étude Hot de 1998 ne donnent pas d’éléments favorables à cette stratégie, sur la base des rapports bénéfices/effets secondaires et bénéfices/coûts ? Les années 1970 à 2000 ont été utilisées pour savoir s’il fallait traiter l’hypertension artérielle légère ou l’hypertension artérielle systolique isolée supérieure à 160 mmHg. Globalement, une réponse positive à ces deux questions est maintenant obtenue. Le débat des prochaines années est plus difficile. Le niveau tensionnel d’un organisme, quelle que soit la méthode utilisée pour le déterminer, est sous la dépendance de systèmes de contrôle complexe interagissant les uns avec les autres. Au fur et à mesure où sont pharmacologiquement modifiés les systèmes classiques de contrôle de la pression artérielle (bilan sodé, système nerveux sympathique, système rénine-angiotensine, échanges transmembranaires de calcium), de nouveaux systèmes de régulation sont découverts, dont les rôles sont apparemment plus loco-régionaux que généraux, telles les endothélines ou la NO-synthase. Du fait de la multiplicité des cibles concevables, il est devenu possible de faire baisser les chiffres tensionnels par des méthodes pharmacologiquement différentes. On voit donc immédiatement la question suscitée : pour une baisse tensionnelle identique, les effets bénéfiques cardio-vasculaires ou rénaux sont-ils identiques ? Le mélange des genres étant monnaie courante dans un siècle de surinformation, ce débat scientifique complexe s’est mélangé au débat sur les coûts des soins. Le gradient du coût étant voisin de 10 entre les médicaments les plus anciens tels les génériques des diurétiques, et les plus récents tels les antagonistes des récepteurs de type 1 de l’angiotensine II, il est évident que l’efficience apparente de la prise en charge des hypertendus est assurée à court terme par une prescription initiale de diurétiques, s’ils ont la même efficacité, la même sécurité et la même tolérabilité immédiates que les autres médicaments plus coûteux. De nombreuses données expérimentales reposant sur l’étude histologique des organes cibles de l’hypertension expérimentale (cœur, vaisseaux, reins) ont conduit certains, dont je suis, à considérer comme non physiologique toute baisse tensionnelle obtenue au prix d’une activation du système rénine-angiotensine et/ou du système nerveux sympathique. Les arguments expérimentaux accumulés depuis 1980 ne sont certes pas suffisants en l’absence de données humaines de prévention de la mortalité cardio-vasculaire. L’absence de tendance favorable au blocage du système rénine-angiotensine que l’on relève même actuellement dans les résultats de l’UKDPS, de SYSTEUR ou de CAPP n’apporte néanmoins pas de preuve méthodologiquement acceptable en faveur d’une stricte égalité des résultats obtenus par différentes méthodes pharmacologiques de traitement. En pratique, on est seulement certain que la tolérabilité clinique et biologique des antagonistes de l’angiotensine II rend impossible leur différenciation d’un placebo, ce qui n’a jamais été le cas pour aucun autre médicament antihypertenseur. Beaucoup plus important, si l’équilibre entre le bilan sodé de l’organisme et l’état d’activation du système rénine-angiotensine détermine vraiment le niveau tensionnel de chacun d’entre nous, comme je le crois, le bénéfice physiologiquement attendu sur le cœur, le rein et les vaisseaux d’un bilan sodé faiblement négatif associé au blocage du système rénine-angiotensine devrait pouvoir être cliniquement démontré. On en espère une prévention plus complète des accidents vasculaires cérébraux, de l’insuffisance cardiaque, de la dégradation de la fonction rénale et de la survenue des accidents coronariens. Cinq études au moins apporteront leurs résultats au début du xxie siècle, STOP II, Allhat, Life, Value et Scope. En particulier, 9 194 patients ont été inclus dans l’étude Life. Définis par un risque cardio-vasculaire initial élevé du fait de la présence d’une hypertrophie ventriculaire gauche, les patients inclus sont traités soit par un bêtabloquant (aténolol) et un diurétique, soit par un antagoniste de l’angiotensine II (losartan) et un diurétique. L’étude Value, quant à elle, vise l’inclusion de 14 400 hypertendus, répartis par tirage au sort entre un traitement initial par un inhibiteur calcique à longue durée d’action (l’amlodipine) et un traitement initial par un antagoniste de l’angiotensine II (le valsartan). L’étude Scope, en visant la possible prévention de la démence par le traitement de l’hypertension artérielle légère de personnes âgées de 70 à 89 ans avec le candésartan, peut éventuellement, par comparaison à un placebo, confirmer une tendance favorable suggérée par Systeur avec la nitrendipine et l’enalapril. Entre temps, il n’est pas impossible que le blocage du système rénine-angiotensine par l’inhibition de l’enzyme de conversion puisse démontrer plus rapidement des bénéfices indépendants de la baisse tensionnelle chez les personnes à risque cardio-vasculaire élevé (Hope) et chez les diabétiques non insulino-dépendants micro-albuminuriques (Diabhycar). Il faut souligner au passage le décalage temporel qui existe entre les habitudes médicales et l’acquisition de pratiques scientifiquement indiscutables, appuyées sur des essais thérapeutiques randomisés à grande échelle. L’hypertension systolique du sujet âgé a été traitée dès 1970, voir même avant, alors que la preuve formelle d’un rapport bénéfice/risque très favorable n’a été obtenue que plus de 20 ans après, par l’étude SHEP. Entre temps, une politique de rationnement des soins refusant l’extrapolation et collant strictement à la preuve scientifique du moment aurait accru, au nom de l’incertitude scientifique, les drames humains que sont, chez les personnes âgées hypertendues, l’hémiplégie et l’insuffisance cardiaque, si l’on avait recommandé plus ou moins officiellement une attitude de non-intervention en l’absence de preuve formelle et par crainte des accidents iatrogènes. Choisir aujourd’hui, en première ligne de traitement de l’hypertension artérielle, le blocage du système rénine-angiotensine, choix devenu possible dès 1980, et considérer que les effets physiologiques de l’inhibition de l’enzyme de conversion ou du blocage des récepteurs de l’angiotensine II sont supérieurs à ceux des autres approches pharmacologiques et équivalents entre eux, constituent deux hypothèses de travail globalement acceptables aujourd’hui. Le dernier traitement en date, les antagonistes de l’angiotensine II, élimine les problèmes d’œdème angio-neurotique et de toux des inhibiteurs de l’enzyme de conversion, et peut être préféré. Une telle préférence, à coût de traitement égal, est aujourd’hui une vision de la physiologie cardio-vasculaire et de la balance bénéfice/risque des traitements, plus qu’une application rigoureuse des connaissances scientifiques validées chez l’homme malade à un moment donné. Néanmoins, la décision de traiter de telle ou telle façon une personne âgée de 45 ans ayant une hypertension artérielle légère ou modérée engage son devenir cardio-vasculaire sur près d’un demi-siècle. Il n’est pas anormal que les bases de la décision individuelle de choix de traitement soient les plus larges possibles, dans une intégration de l’ensemble des connaissances expérimentales et cliniques qui conduit au choix du traitement. Il faudra attendre 2002 pour savoir si un bénéfice spécifique du blocage du système rénine-angiotensine, statistiquement et cliniquement significatif, est obtenu par l’addition à une meilleure tolérabilité, d’un meilleur contrôle tensionnel au long cours et/ou d’un bénéfice pharmacologique propre. Si un bénéfice propre du blocage du système rénine-angiotensine est démontré dans l’hypertension artérielle banale, il s’ajoutera aux bénéfices énormes du traitement de l’insuffisance cardiaque et de la prévention de l’insuffisance rénale. Ce bénéfice illustrera peut-être la préférence donnée à un choix basé sur une analyse scientifique évolutive et multiparamétrique, par opposition à l’utilisation exclusive des méta-analyses des essais randomisés à large échelle. Ceux-ci auront le dernier mot, mais ne devraient pas, en attendant, être utilisés comme une attitude de soumission à la logique dominante de la pensée économique du moment. Voilà un premier débat passionnant. Après un siècle de travail sur l’hypertension artérielle, le succès est éclatant pour la prévention : accidents vasculaires cérébraux, hypertrophie cardiaque et ses conséquences sur la circulation coronarienne, fonction rénale. La chance est d’avoir échappé à toute iatrogenèse grave et sérielle. Les alertes du practolol, de l’acide tiélinique et du mibéfradil, les seules majeures dans ce domaine de la médecine, ont été immédiatement perçues par le système de pharmacovigilance. Les altérations de la qualité de la vie par les traitements sont de moins en moins gênantes, pour aboutir à l’absence totale d’effets secondaires, depuis les ganglioplégiques, l’hydralazine, l’aldomet et la clonidine, jusqu’aux antagonistes de l’angiotensine II. Les coûts du traitement sont à la baisse dès que les génériques sont substitués. Encore faut-il avoir une vue synthétique et juste de la durée nécessaire aux développements de médicaments, de la durée des retours sur investissements et de l’extrême longueur des traitements individuels. On pourrait penser que ce domaine de la pathologie a atteint sa maturité. En réalité, nous venons de voir qu’il nous faut toujours attendre le résultat d’autres essais thérapeutiques contrôlés, tout comme nous les attendons depuis 1964. Il nous faut maintenant comprendre la diversité du génome humain pour détecter les conséquences fonctionnelles sur l’homéostasie cardio-vasculaire des protéines codées par les gènes dits candidats, et surtout pour découvrir de nouvelles fonctions liées à de nouveaux gènes. L’inhibition de l’endopeptidase neutre, le blocage des récepteurs de l’endothéline et l’inhibition de l’aldostérone indépendante du blocage du système rénine-angiotensine offrent encore de nouvelles avancées biologiques susceptibles d’améliorer cliniquement la fonction cardio-vasculaire. Encore faut-il développer honnêtement ces médicaments selon les critères établis entre 1980 et 1990, mais effectuer également une recherche de dose beaucoup plus sophistiquée, en ne se trompant pas, plus ou moins volontairement, sur le choix des doses des médicaments de référence. Il faut aussi savoir que la réponse concernant une réduction préférentielle de la mortalité à travers la modification d’une nouvelle cible pharmacologique devient de plus en plus délicate à obtenir, par comparaison avec ce qui existe déjà. L’expertise et la gestion du risque cardio-vasculaire individuel Tout aussi important est le changement de paradigme qui consiste à ne plus considérer l’hypertension artérielle comme une maladie mais comme l’un des multiples déterminants du risque d’accident cardio-vasculaire ou rénal. Dans le concept initial de niveau tensionnel guidant la décision thérapeutique, la mesure sur laquelle repose la décision est apparemment facile et de plus on dispose de la preuve formelle que la réduction pharmacologique de la pression artérielle induit des bénéfices cardio-vasculaires. Dans la nouvelle approche plus globale, le médecin et la personne considérée font ensemble une évaluation du risque cardio-vasculaire. Celle-ci est en fait très simplifiée, puisqu’elle n’intègre qu’un petit nombre de paramètres, mais le risque lié, par exemple, à l’inhalation de 20 cigarettes par jour apparaît vite massivement supérieur à celui de la différence de pression artérielle de 5 ou 10 mmHg qui stimule tant les discussions d’experts. Deux conséquences pratiques de cette autre approche sont faciles à illustrer. La décision de recommander la mise en route d’un traitement à partir d’un certain seuil d’une variable unique est totalement arbitraire, comme l’est le plus souvent la recherche d’un seuil quelconque à l’intérieur de distributions continues. Ainsi, dans une distribution continue des salaires, n’y a-t-il pas de seuil idéal pour initier une couverture maladie universelle. Il en est de même pour le chiffre tensionnel. La rédaction des deuxièmes recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur l’hypertension artérielle en 1978 a été bloquée pendant trois jours, car il était impossible pour le groupe de travail, sur la base des données objectives de la littérature médicale, et des jugements de valeur portés par les uns et les autres, de choisir arbitrairement un chiffre de normalité, d’autant plus que l’on savait combien variable était le paramètre mesuré. Le débat persiste inchangé aujourd’hui. Il est artificiellement accru parce que les méthodes de mesure sont maintenant au nombre de trois : les consultations, l’enregistrement continu sur 24 heures et l’automesure répétée dans des conditions standardisées. À 5 mmHg près, de toutes façons, peut-on réellement prédire un avenir et décider de traiter ? Le changement profond que l’on peut imaginer aujourd’hui pour l’exercice médical est totalement sous-estimé par les professionnels. Ceux-ci se sont inscrits dans une routine confortable et réductionniste. À des personnes qui ne demandent rien à la médecine, en particulier ni soulagement immédiat ni devinette sur leur avenir, on fait connaître une norme définie par des experts. Puis on annonce, après une mesure plus ou moins bien faite, la bonne ou la mauvaise nouvelle selon laquelle on est au-dessus ou en dessous de la « norme ». On va ainsi piloter la vie d’autrui sur le trait rouge d’instruments de vol, regardés au hasard des rencontres médicales, davantage selon les préjugés du médecin que selon la demande des personnes concernées : un chiffre de pression systolique pour l’un, une mesure de cholestérol pour l’autre, une mesure de la glycémie pour un troisième. Le plus souvent, le médecin ne regarde pas tous les cadrans à la fois. Les personnes concernées doivent pouvoir formuler la question différemment : « Par rapport à un idéal de qualité et de quantité de vie, ai-je ou non des risques supplémentaires d’ennuis de santé ? une thérapeutique peut-elle harmonieusement s’intégrer dans mon mode d’existence et me donner, sans risque supplémentaire, et sans peine, l’espérance de vie en bonne santé à laquelle je rêve de prétendre ? » Il y a, dans ce changement de mode de raisonnement, de quoi faire exploser toute l’organisation de l’exercice médical. Aucun médecin ne peut manipuler le modèle initié par Cornfield et considérer son consultant sur la base d’une prédiction individuelle du risque, définie par un risque de base additionné de b1x + b2y + b2z. De plus, le renseignement à communiquer ne peut l’être qu’avec une extrême prudence : au mieux est-on capable de situer la personne concernée un peu ou beaucoup au-dessus du risque de faire une maladie cardio-vasculaire qu’avait une population à une certaine époque. On peut de manière assez facile affiner la mesure d’un paramètre (la pression artérielle systolique, diastolique, moyenne, la pression différentielle, la pression le matin, le soir, chez soi, à l’effort, 12 heures de suite, 24 heures de suite, 7 jours consécutifs, 15 jours consécutifs…). On peut débattre de la cible pharmacologique choisie, comme cela a déjà été illustré pour le blocage du système rénine-angiotensine. En réalité, l’efficacité de l’intervention cardio-vasculaire faisable aujourd’hui peut être accrue, en particulier concernant les maladies coronariennes et certains des accidents vasculaires cérébraux, par une manipulation pharmacologique du cholestérol total et/ou du HDL cholestérol. Dans ces deux exemples d’intervention pharmacologique, le blocage du système rénine-angiotensine et l’utilisation de fibrates ou des inhibiteurs de l’HMG Co enzyme A réductase, le résultat clinique favorable obtenu peut dépendre partiellement de modifications de la fonction des parois vasculaires qui soient indépendantes de la « normalisation » des cibles apparentes que sont le niveau tensionnel ou la cholestérolémie. En bref, l’objectif n’est pas de faire rentrer dans une norme le niveau tensionnel, la glycémie ou la cholestérolémie. On peut espérer plus d’avantages à abaisser la pression artérielle et la cholestérolémie d’un diabétique dont par ailleurs on n’arrive pas à normaliser l’hémoglobine A1c. On peut sans doute davantage gagner en abaissant de 2 mmol/l la cholestérolémie d’hypertendus, dont la pression artérielle, stabilisée à 160/95 mmHg par une faible dose de diurétiques et un antagoniste de l’angiotensine II, serait bien difficile à abaisser davantage, sans effets secondaires, par l’adjonction d’autres médicaments antihypertenseurs. Dans tous les cas, c’est un échec grave sur la prise en compte des comportements psychosociaux, et un échec pharmacologique majeur, qu’une personne à risque cardio-vasculaire discrètement élevé n’ait pu arrêter totalement l’utilisation du tabac. Pourquoi la mise en œuvre de ces concepts d’évaluation et de gestion individuelle du risque cardio-vasculaire, nés dans les années 60, constitue-t-elle un changement éventuel des pratiques ? Pour deux raisons, technologique et humaine. Raison technologique : il n’y a aucune chance pour quiconque d’appliquer cette médecine sans être aidé d’un support informatique, guidant le choix et la périodicité des examens, la sélection des traitements, et effectuant les calculs nécessaires pour disposer d’une évaluation du risque et d’une évaluation de son incertitude. Raison humaine : la mise en route d’une prise en charge cardio-vasculaire dépend de trois facteurs. Elle résulte d’abord d’une évaluation chiffrée du risque, toujours imparfaite à un instant donné, toujours située à l’intérieur d’un intervalle de confiance large. Elle requiert ensuite un jugement de valeur implicite ou explicite du médecin qui commente l’information scientifique disponible et la présente à la personne concernée. Elle dépend enfin du jugement de valeur de la personne concernée elle-même, qui a le droit absolu de ne pas vouloir connaître l’information ou au contraire de ne pas vouloir en tenir compte, ou d’en faire une des composantes de son plan de vie, voire un élément essentiel de tous ses comportements futurs. Lenteur de la collection des informations scientifiques sur plusieurs décennies, renouvellement incessant des techniques, avec maintenant la détection de multiples polymorphismes génétiques susceptibles de jouer aussi le rôle d’indicateurs de risque ultraprécoces. Modifications des mentalités avec des désirs plus ou moins intenses des personnes d’accéder à certaines connaissances, puis de les intégrer dans une modification comportementale. Interactions entre le progrès technologique et l’évolution des mentalités médicales du moment. La mise en œuvre d’une réduction du risque vasculaire ne considérant plus que la mesure précise mais simple de la pression artérielle, du cholestérol et du HDL cholestérol et de la glycémie sans plus aboutir aux pseudo-diagnostics d’hypertension, d’hypercholestérolémie ou d’hyperglycémie, risque de prendre au dépourvu les médecins en exercice, voire même en formation initiale. La démonstration que l’on vise à traiter mieux les personnes qui doivent l’être et à ne plus traiter ceux qui le sont à tort, nécessite d’inventer une nouvelle médecine. Il est bien difficile de savoir comment s’y prendre, mais l’importance de l’enjeu se résume ainsi. On traite 1 000 hypertendus pendant 5 ans. Encore faut-il être sûr qu’il s’agisse d’hypertendus permanents. On observe que, par comparaison avec 1 000 hypertendus non traités, 30 seulement font un accident cardio-vasculaire, au lieu de 50. On peut dire aux personnes concernées que l’on a réduit leur risque par le traitement de 40 %. Avec l’autorité, dans ce biais d’optimisme qui caractérise médecins et patients, on installe ainsi des millions de personnes dans un traitement quotidien de quarante ans. Le mécanisme cependant s’enclenche bien différemment si l’on annonce aux personnes concernées que leur probabilité de faire une maladie cardio-vasculaire grave est de 5 % sur 5 ans, ou que leur probabilité de ne pas faire de maladie cardio-vasculaire grave est de 95 % sur 5 ans. Un objectif ambitieux est de ne plus soigner que 500 des 1 000 personnes concernées, en n’observant plus que 20 accidents sur les 1 000 personnes initiales, 10 environ chez les 500 personnes traitées, parce qu’on les traite mieux et, au pire peut-être, 10 chez les 500 personnes que l’on a malheureusement décidé de ne pas traiter. Le succès pourrait être double : mieux traiter utilement et moins traiter inutilement. L’échec est d’avoir encore des accidents en dépit du traitement et de laisser survenir des accidents évitables par absence de traitement. C’est dire quel effort en commun est maintenant attendu de ceux qui se font appeler, dans les années 70, diabétologues, lipodologues, hypertensiologues, tabacologues, et qui ne devraient plus s’installer dans le confort de leurs sociétés savantes et journaux médicaux respectifs. Des équations de prédiction du risque ont été calculées pour des populations, à des moments bien définis. Elles ne l’ont pas été pour des individus, dans les cinq à dix ans à venir. L’objectif initial des études épidémiologiques était la recherche des déterminants des maladies, recherche qui, pour les plus novateurs des phénotypes (insuline, fibrinogène, triglycérides (reactive protein), n’est pas terminée, et qui démarre à peine en ce qui concerne les génotypes. C’est un pari bien risqué de se saisir de données populationnelles pour guider le soin d’individus. Les chiffres disponibles sont en fait plus utilisables par le message informatif, puis éducationnel, qu’ils apportent. Il serait dramatique de considérer comme magique la valeur de ces calculs de risque, ce que l’on a déjà fait trop facilement, en clinique avec le chiffre tensionnel ou en recherche avec le p < 0,05 ! C’est déjà un message très important de savoir que l’on a peu de risque prévisible, un risque léger, un risque modéré, important ou majeur. Il y a derrière tout cela un jeu de chiffres et de lettres. Le mot « risque » est utilisé dans le sens de probabilité (nulle, faible, un peu élevée, moyennement élevée, très élevée) et en même temps dans le sens de « déterminant de la santé » (facteur de risque). Entre les lignes, on peut voir qu’une échelle à 5 classes est déjà bien informative, puisqu’elle pourrait aboutir à des attitudes graduées quant à l’utilisation de l’aspirine ou de la warfarine, des inhibiteurs de la HMG Co A réductase ou des fibrates, des inhibiteurs du système rénine-angiotensine ou des diurétiques. Une telle stratégie de détection et de quantification du risque, périodique dès l’âge de trente-cinq ans, tous les cinq à dix ans, ne dispense pas bien sûr d’une prévention globale des plus actives dès la petite enfance, par l’acquisition d’habitudes alimentaires favorables, par l’exercice physique et par la non-utilisation de tabac. Si cette stratégie de prévention précoce, obtenue par la réorientation des marchés agro-alimentaires vers la qualité et par une éducation positive des enfants, des adolescents, des jeunes ne se produit pas, on verra se réaliser le paradoxe selon lequel plus on traite les facteurs de risque et les maladies cardio-vasculaires, plus on augmente le taux global de décès cardio-vasculaire, dans la mesure où l’âge est un facteur de risque essentiel et inatteignable. On peut proposer que le vieillissement vasculaire, caractérisé par l’augmentation progressive avec l’âge de la pression systolique et par l’augmentation de l’épaisseur et de la rigidité de la paroi artérielle est en lui-même un objectif de prévention atteignable. Ces modifications anatomiques surviennent sur un certain profil génétique et ne sont certainement pas une fatalité propre à l’espèce humaine, même si des atteintes vasculaires indiquées par la présence de calcifications ont été observées chez les momies d’Égypte. Face à la complexité des pathologies et des humains, des réponses binaires à des questions simplifiées ont d’abord été recherchées. Cette époque n’est pas terminée et ne le sera peut-être jamais. Le raisonnement global sur l’approche multifactorielle du risque vasculaire peut néanmoins être considéré comme un objectif professionnel nouveau, reposant sur la synthèse immédiate des résultats des études de pronostic et de thérapeutique réalisées en un demi-siècle et en cours de réalisation. Quelle que soit la stratégie choisie, questions-réponses binaires en série, ou utilisation d’un modèle logistique prenant en compte des indicateurs clinico-biologiques du risque (âge, sexe, cholestérol, etc.), les thérapeutiques sont biologiques. Elles devraient être mieux intégrées par les prescripteurs comme des cibles physiologiques (un récepteur, une enzyme), des mécanismes d’action (inhibition compétitive ou non), des conséquences physiologiques (agrégation des plaquettes, fonction endothéliale). Elles représentent beaucoup plus que la modification du simple indicateur que le progrès technologique nous donne la chance de mesurer et que l’étude épidémiologique nous permet d’interpréter. Si le soignant change son mode de raisonnement, son message au soigné change bien évidemment. Les concepts d’analyse et de gestion des risques concernent les individus aussi bien que les sociétés, même si la responsabilité vis-à-vis de soi-même et de la société est encore plus difficile à pratiquer que le respect des interdits. La communication entre soignants et soignés est ainsi devenue un énorme champ de recherche et de progrès possibles. La prévention des maladies cardio-vasculaires Derrière ce concept de réduction du risque vasculaire global, il existe une autre forme de risque inhérente à notre société, la médicalisation de l’existence. Le chagrin est pharmacologiquement diminué (la fluoxétine), la performance sportive est pharmacologiquement accrue (l’érythropoïétine), les réalisations sexuelles sont pharmacologiquement préservées (le sildénafil), le vieillissement est bloqué (le sulfate de dehydroepiandrostérone). Les statines et les diurétiques ne pourraient-ils pas libérer les consommations alimentaires ? À quoi bon s’imposer des contraintes alimentaires, ou de l’exercice physique si tout est rattrapable à partir de l’âge où la probabilité d’accident cardio-vasculaire cesse d’être perçue comme négligeable ? La nutrition pharmacologiquement maquillée s’inscrira-t-elle dans la vie médicalement assistée que l’on construit peut-être actuellement, à notre insu ? Il m’apparaît que la disparition totale des maladies cardio-vasculaires avant l’âge de 65 ans est un objectif atteignable sur quelques décennies. Il est autant lié à la lutte contre le tabagisme qu’à la diffusion des traitements de l’hypertension artérielle, des dyslipidémies, voire des hyperglycémies. Atteindre un tel objectif dépendra de deux succès, par ordre d’importance croissante. 1/ Un succès biologique. Déjà partiellement obtenu, il peut encore s’amplifier et se dérouler sans heurts. Un haut degré de professionnalisation nous donne les moyens de maîtriser améliorations et innovations, au prix d’une prise en compte parfaite de l’éthique des essais thérapeutiques et des investigations génétiques et d’une pharmacovigilance attentive. 2/ Un succès comportemental. Il dépend des individus et des sociétés. Si la croissance des marchés alimentaires reste un objectif économique exclusivement lié à des quantités, ce qui est le cas actuellement, toutes les dérives d’incitation à la consommation de nourriture en quantité trop importante par l’adjonction de ce qui flatte nos palais dès l’enfance (le sucre et le sel) sont prévisibles. L’indice de poids corporel dès le plus jeune âge s’accroîtra. Une société insouciante se préparera à compenser par des médicaments ce qu’une nutrition quantitativement et qualitativement inappropriée aura préparé de la naissance à l’âge moyen de la vie. Si en revanche un effort de qualité est fait, du producteur au consommateur, pour que les calories consommées diminuent, les graisses saturées soient mieux utilisées, la quantité de sel ingérée chaque jour soit inférieure à 4 ou 6 g, la nourriture soit plus variée et plus riche en légumes et fruits, on peut aboutir au véritable succès : avoir les médicaments disponibles pour traiter des maladies qui finiront par être en voie de disparition entre 2050 et 2100. L’importance de la prévention n’est donc pas diminuée, bien au contraire, par l’avènement de thérapeutiques efficaces. Si tel n’était pas le cas, ce serait une vie médicalement assistée qui s’installerait dans notre société, et les excès du Docteur Knock auraient été le signal d’alarme qui nous aurait fait rire sans que nous ayons su l’entendre. Il me semble donc peu probable que la prévention des maladies cardio-vasculaires ne repose pas d’abord et avant tout sur une approche populationnelle. Les politiques de promotion de la santé, mais aussi les politiques agricoles, industrielles et sociales (nationales, régionales, départementales et municipales) influenceront les indicateurs bien connus qui permettent de comparer les résultats obtenus dans les différents pays. Il est évident qu’un pays qui échouerait sur la lutte contre le tabagisme, verrait croître sur un demi-siècle l’incidence des cancers du poumon de l’homme et de la femme, et persister les maladies cardio-vasculaires inacceptables chez les personnes de moins de 65 ans. On peut aussi imaginer qu’un complément à la prévention cardio-vasculaire globale sera renforcé par des efforts spécifiques de modifications des comportements dans les familles à risque génétiquement déterminé. Avant même d’envisager la mesure systématique de milliers de polymorphismes génétiques, l’urgence est certainement d’affiner l’interrogatoire des médecins sur les antécédents familiaux, étape de l’examen clinique longue et sous-estimée aujourd’hui. Ainsi persistera une caractéristique essentielle à la compréhension de l’hypertension artérielle : les allers-retours permanents du plus simple au plus complexe, de la clinique au laboratoire, et de l’individu à la population.