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Hématologie

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Concilier techniques et humanité des soins en hématologie Volume 25, numéro 1, Janvier-Février 2019

Depuis trois siècles, la connaissance scientifique ne fait que prouver ses vertus de vérification et de découverte par rapport à tous autres modes de connaissance. […] Et pourtant, cette science élucidante, enrichissante, conquérante, triomphante, nous pose de plus en plus de graves problèmes qui ont trait à la connaissance qu’elle produit, à l’action qu’elle détermine, à la société qu’elle transforme.

Edgar Morin, Science avec conscience, 1982.

Certes des progrès considérables existent depuis longtemps mais c’est surtout le xxe siècle qui a vu leur émergence exponentielle et, lorsqu’il s’exprime ainsi, Edgard Morin nous oblige à un questionnement large dans le champ de la médecine et particulièrement en hématologie. Les innovations technoscientifiques dans les différents domaines diagnostiques et thérapeutiques et notamment les nouvelles molécules ciblées et la biologie moléculaire de pointe incitent en effet à aller toujours plus loin car « il y a toujours une petite chance ». Cette préoccupation majeure est d’ailleurs partagée avec la personne gravement malade qui légitimement souhaite retrouver la meilleure santé possible mais des effets secondaires de traitements minimaux, voire inexistants. C’est sinon sa demande du moins son attente que les techniques et la science le guérissent et le patient n’en doute pas car sa confiance en la médecine est immense.

Or, tout progrès comporte deux facettes présentant un égal niveau d’incertitude rendant l’appréciation difficile et le soignant comme le soigné ne veulent souvent en voir que la face « guérissante » et ignorer l’autre autant que faire se peut. Mais quand on connaît les pathologies graves et mortelles d’hématologie, on sait bien qu’un cheminement conjoint sera nécessaire pour partager cette confiance dans la durée sans en occulter les doutes.

Si on fait référence par exemple aux infections si courantes (nosocomiales ou non) contractées par les patients en cours de chimiothérapies, on sait bien qu’elles sont la résultante de traitements très lourds affaiblissant le système immunitaire mais aussi parfois dues aux phénomènes d’antibiorésistance. Or, l’antibiothérapie en son temps a été considérée à juste titre comme une technique thérapeutique révolutionnaire et porteuse de tous les espoirs, et là on voit très bien la double face de ce progrès puisque le traitement (a priori salvateur), dépendant de cette technique adjuvante, peut se révéler au mieux inefficace, au pire entraîner un risque létal par ses conséquences. Pour autant, il ne faut pas oublier que l’antibiothérapie a sauvé nombre de vies humaines qui n’auraient pas « passé le cap » sans elle. Et l’on peut appliquer l’ambivalence de cet exemple à de nombreuses autres techniques.

L’altérité est un soin

Alain de Broca dit ceci : « Le soin est une éthique. Tout d’abord cela signifie que le soin ne se réduit pas à un acte technique ; le soin est une éthique, c’est-à-dire ici conçu comme un don relevant d’une dynamique d’échange de considération et de reconnaissance réciproques » [1].

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la technique dans le domaine médical ? Ce terme est protéiforme. On peut penser aux innovations technologiques nombreuses et variées mais on peut aussi faire référence aux techniques relationnelles, de communication et même de formation. Ces dernières ne sont pas toujours innées chez les professionnels de santé et sont donc soumises à apprentissage. Mais le plus souvent l’enseignement laisse peu de marge au professionnel pour exprimer sa plus profonde altérité dans un exercice réflectif même s’il utilise des moyens pédagogiques innovants assez grisants, tels que l’enseignement par simulation ou les serious game ou l’e-learning. Ces systèmes se déroulent souvent en enseignement individuel devant ordinateur, sous forme d’un formatage stéréotypé ou normatif essentiellement technique centré sur le cœur du métier spécifique à chaque profession mais n’entraînent pas ou peu de réflexion relationnelle et, si celle-ci existe, elle est d’ordre général et ne pose pas de questions précises face à un acte technique. Peut-être faudrait-il que chaque pratique de soin enseignée comporte certes l’illustration de la technique mais aussi un volet de « savoir être » spécifique à l’acte, que cet aspect soit considéré comme aussi important que le geste technique et donne lieu à discussion et transmission. La délibération en équipe par son action formative est en effet primordiale pour s’interroger sur les pratiques et les adapter au besoin. Elle sous-tend que chaque soignant ait une approche relationnelle individuelle qui s’inscrit dans celle de l’équipe. Mais quid de l’évaluation centrée sur capacité de réflexion éthique des professionnels ? Quels indicateurs ? Quels critères ? En faut-il d’ailleurs ?

Faut-il mettre en tension techniques et humanité des soins ?

De notre place de soignant au plus près de la condition humaine, nous nous interrogeons sur cette question fondamentale : qu’est une personne malade ? Quels sont ses besoins ? Est-ce uniquement un corps réduit à ses organes ? Bien évidemment non. Pourtant, ce qui est prioritaire à l’hôpital, c’est d’abord de s’occuper de ce corps qui présente des dysfonctionnements.

Par principe de précaution sécuritaire, des mesures contraignantes vont souvent être déployées. Il va être mis en place divers appareils de mesures le plus souvent par des techniques de monitoring collectant les paramètres vitaux sans que la relation humaine soit engagée. Même les proches en visite sont parfois plus « attirés » par les tracés de scopes que par le patient lui-même. Ces appareillages permettant d’assurer des soins de surveillance sécurisants sans rester au chevet du patient. C’est le cas avec les pousse-seringues électriques ou les pompes à perfusion qu’il est possible de « brancher » avec la certitude qu’une alarme alertera si survient un problème. Bien évidemment, c’est un gain de temps considérable apporté par la technique pour les soignants mais que font-ils de ce temps libéré ? La contrepartie devrait être une présence accrue de temps relationnel auprès du patient mais de fait ce temps est plutôt réinvesti dans l’obligation de rapports ou travaux divers de gestion dépendant le plus souvent d’autres techniques telles que l’informatique. En outre, cette réduction de l’humain aux chiffres du corps physique risque d’occulter que ces prises de paramètres sont anxiogènes pour le patient. Comment sont prises en compte ses émotions, voire sa vie intérieure, ses peurs, fantasmes ou représentations dans ces moments-là ? En est-il tenu compte ?

Dans certaines situations, notamment celles d’urgence vitale, il y a nécessité de prioriser la technicité mais dans un certain nombre d’autres cas ne faudrait-il pas privilégier le soin relationnel qui est souvent bien plus contributif à la connaissance du patient, à la relation soignante et qui permet le consentement au geste.

C’est bien sûr une banalité que de dire que si les soignants doivent maîtriser parfaitement les techniques de leurs compétences spécifiques (sur lesquelles ils seront prioritairement jugés par les patients, leurs pairs et leur hiérarchie), il est cependant indispensable de savoir se détacher de cette incontournable maîtrise pour enrichir humainement l’art du soin.

En pratique

Prenons l’exemple des techniques d’évaluation de la douleur : de multiples outils d’évaluation existent, ils ne sont pas toujours utilisés. On peut y penser particulièrement dans l’évaluation du grade et du niveau de douleur des mucites qui justifieraient des évaluations précises. Il arrive encore que des professionnels évaluent « au doigt mouillé » la douleur ou la sous-évaluent, ne prenant pas en compte que des facteurs environnementaux génèrent très souvent une aggravation de la douleur ressentie : un sentiment de colère ou de frustration induit par une contrariété de la part d’un soignant au nom de « procédures de soin » peut très largement augmenter cette souffrance globale. Si la maladie c’est essentiellement une peur pour sa vie, c’est également une peur pour l’image de soi, les pertes sociales et familiales envisageables, l’incertitude sur l’avenir, la douleur attendue à tort ou à raison. Il est donc important de ne pas y ajouter des désagréments ou attentes inutiles, des tracas administratifs, des relations difficiles avec les soignants dont l’écoute peut être vécue comme insuffisante.

Si on évoque la douleur provoquée par un soin ou un acte invasif, il existe des moyens de prévention de la douleur efficaces tels l’analgésie par inhalation de protoxyde d’azote ou l’application de crèmes anesthésiantes. Leur technique est très efficace mais se révèle improductive si le soin relationnel ne l’accompagne pas. D’autres procédés font davantage appel à la relation soignante conjointe au geste tels que l’hypnose, la sophrologie ou la relaxation mais ne sont pas applicables à tous les cas car très chronophages.

Pour exemple, un service d’urgence parisien teste actuellement un casque de réalité virtuelle thérapeutique 3D. Le casque plonge le patient au cœur d’un jardin zen ou d’une forêt enchantée pour contrer la douleur plutôt que d’augmenter les doses d’antalgique1 pendant que conjointement l’infirmier assure le soin. Si ce procédé qui allie progrès technique et relation se développe, ce sera un bienfait pour le patient et l’économie de la santé. Il faut donc suivre de près ces innovations qui ne font pas obligatoirement des soignants des apprentis sorciers mais œuvrent à améliorer le soin. Mais il faudrait le faire acte par acte, chacun pouvant détenir aussi bien ses bénéfices que ses dommages.

Dans un autre domaine, la technologie qui permet de fabriquer les dispositifs invasifs de meilleure qualité avec des matériaux plus sûrs et moins irritants est bien sûr positive. On voit par exemple de nouveaux types de pansements beaucoup moins agressifs pour la peau, mais nettement plus onéreux. Privilégier les industriels qui font ces efforts d’amélioration paraîtrait légitime mais parfois les « marchés » hospitaliers favorisent davantage le moindre coût « habillé » d’une justification technique au détriment du confort pour le patient au risque de déshumaniser le soin. On voit au travers de cet exemple que la technique aussi bien que l’humanité doivent interpeller toutes les strates de la chaîne du soin et devraient questionner aussi les instances financières de la santé.

Le financement actuel des hôpitaux incite à la réalisation d’actes économiquement profitables. On constate ainsi que les contraintes de rendement et d’efficacité sont en contradiction avec le soin relationnel qui impose du temps d’écoute et d’échanges, ces échanges qui sont pourtant fondamentaux pour permettre au patient de s’exprimer et raconter son histoire.

Techniques et humanités sont à la fois étroitement entremêlées et en extrême tension lors de greffe de cellules souches hématopoïétiques. La greffe, particulièrement emblématique de l’utilisation de multiples technicités, génère l’espoir en tentant de restaurer la vie. Mais où est son acte d’humanité lorsqu’on en voit les conséquences pour le donneur familial comme pour le receveur et leur entourage si « ça ne marche pas » ? Certaines nouvelles molécules innovantes aux effets secondaires extrêmement incertains mais importants peuvent soulever cette même interrogation et ce qu’en pensent les professionnels va parfois à l’encontre du ressenti des patients.

La fascination de la technique

L’avancée des techniques est telle qu’elle a conduit la France à créer une législation sur les sujets de bioéthique en 1994 et que les lois sont en constante évolution au gré des découvertes, applications pratiques ou évolution des questions de société.

Les organisations hospitalière ou libérale [2] connaissent elles aussi des modifications technologiques importantes qui vont influer sur la manière de prendre en charge les personnes malades dans une gestion globale du soin. Le même constat s’impose pour les examens d’imagerie ou de biologie permettant un diagnostic plus précis que la clinique. L’examen clinique et l’histoire narrative de la maladie pourraient être délaissés au profit de ces dispositifs et applications issus du progrès scientifique d’une médecine de précision. La télémédecine à distance est une autre application technique qui a ses avantages mais aussi ses inconvénients et ses limites en réduisant la personne malade à des images, des constantes ou des chiffres2.

La gestion administrative ou le temps informatique passés à rendre compte de données, mesures et validations de procédures ne sont-ils pas antinomiques avec leur équivalent de temps passé au chevet du patient ? On peut se demander alors si on ne passe pas à côté du cœur de métier [3] et de la démarche soignante. Ne serait-il pas temps de se questionner collectivement sur l’impact de ces procédures sur le cœur de métier ? »

Par ailleurs, avec l’avènement de la médecine ambulatoire et l’amplification des techniques du numérique, on voit se profiler des projets de santé connectée menés en partie par l’industrie pharmaceutique (suivi par plateforme téléphonique notamment) dont l’objectif est de collecter les effets secondaires dans la vraie vie de la molécule commercialisée. Quelle sera la pertinence du conseil sans connaissance, du fait du secret médical, de l’histoire du patient, de ses vulnérabilités, comorbidités, de sa maladie et de ses autres traitements. Ces projets au nom d’une meilleure prise en charge du patient s’implantent au domicile mais comment cela est-il vécu par les professionnels des services de soin ou libéraux qui risquent de se sentir marginalisés et dépossédés de leur rôle d’éducation et de suivi : est-ce éthique pour les professionnels ? Que deviennent les données de santé collectées ? Qu’en disent les patients (mais sans doute préfèrent-ils un suivi dématérialisé que pas de suivi) ?

De leur côté, les patients ne sont pas en reste avec les innovations et notamment leur rapport avec Internet ou les discussions de réseaux sociaux qui ont largement modifié la relation soignante réduisant pour le meilleur ou pour le pire l’asymétrie entre savoirs professionnels et savoirs profanes mais créant de nouvelles questions dans la relation soigné-soignant.

En situation palliative et plus encore à la phase terminale de la vie, l’apport de la technique devient souvent superflu. Mais sait-on ne rien faire ? Être là, juste là ? La relation de soin prend alors toute sa place si le soignant accepte de ne plus se retrancher derrière ce paravent protecteur que peut être un appareillage technique [4]. La surmédicalisation de la vie à ce stade est un non-sens bien qu’elle requière souvent des apports techniques « de confort » comme les perfusions d’antalgiques et parfois des dispositifs particuliers comme l’oxygénothérapie.

Pour conclure

Il faut bien distinguer que la notion de progrès technique est très protéiforme, il existe une infinité d’applications qui ne présentent pas un niveau identique de réflexion et d’interrogations car elles concernent divers professionnels, leurs effets n’ont pas le même impact d’utilité et de conséquences pour les personnes malades ni les mêmes enjeux pour les soignants. Des discordances et conflits intergénérationnels, interprofessionnels ou interpersonnels (soignant-patient-proches) peuvent en surgir.

Au final, diaboliser la technique, et penser que seul le soin relationnel aurait une véritable valeur, serait une vision totalement erronée puisque ces deux aspects du soin sont essentiels et intimement liés. Notre propos ne repose donc pas sur un clivage technique versus humanité mais sur des questionnements et un appel à discernement que les soignants pourraient s’approprier, chacun à son niveau, dans une approche éthique qui ne serait pas un « plus » mais serait partie intégrante de la pratique soignante. L’objectif serait alors de pouvoir aborder les deux versants de la question, pratiquer et partager un doute raisonnable envers le « tout technique », ne pas céder à toutes les sirènes de la modernité sous prétexte qu’elles existent, mais adapter le soin pour un accompagnement personnalisé et équilibré sans occulter que la présence humaine est un soin en soi face à une vie en souffrance.

Les progrès scientifiques et technologies sont galopants, tous les champs de la santé s’en sont emparés pour œuvrer à l’amélioration, voire à la transformation, de l’homme ; l’intelligence artificielle, qui représente un de ces très hauts niveaux de technologie et dont on parle beaucoup, n’a pas (encore) la capacité de remplacer la sensibilité humaine. Cependant, elle progresse aussi bien dans le domaine du diagnostic que de la robotique ou encore les algorithmes recueillant une quantité de données. Et que dire de la confidentialité des données de santé (même anonymisées), même si on peut penser que leur recueil peut créer des avancées en termes de santé publique ?

Les avancées de la médecine prédictive posent de multiples questions ; on peut donc supposer que le xxie siècle verra poindre d’autres interrogations auxquelles il faudra répondre. Ces problématiques questionnent fortement la société non seulement par le prisme de la médecine et du soin mais aussi au travers de ses philosophes et autres acteurs des sciences humaines. « Si notre horizon est d’expulser sans cesse les humanités de l’univers du soin, nous allons dans le mur », dit ainsi en substance Cynthia Fleury3 dans un article récent.

Entre « vivre avec son temps » et préserver l’intemporel esprit d’humanité dans un monde en transformation l’équilibre est à trouver, mais la place du soignant restera capitale pour une relation interpersonnelle et une réponse aux besoins de reconnaissance, d’échanges et d’appartenance à la communauté humaine du patient, qui lui continuera à en être demandeur.

Simon Daniel Kipman [5] rappelle à ce propos que « La médecine de la personne est une école de pensée pour les soignants qui s’oppose classiquement à la médecine personnalisée, celle qui va chercher uniquement dans la technique une réponse déshumanisée et standardisée au problème du patient. La médecine de la personne cherche donc au contraire, à remettre d’abord la personne à soigner au cœur de la démarche soignante. » Espérons qu’il soit largement entendu.

Liens d’intérêts

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec cet article.


2 « Télémédecine, e-santé : pourquoi ça coince ? ». http://theconversation.com/telemedecine-e-sante-pourquoi-ca-coince-109047.

3 « La technologie ne rend pas le soin plus facile ». Https://usbeketrica.com/03/02/2018.

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