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Innovations & Thérapeutiques en Oncologie

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Parlez-vous francologue (médical) ? Volume 5, numéro 3, Mai-Juin 2019

J’emprunte le style de mon titre à Étiemble qui publia en 1964 un petit livre plein d’humour, intitulé Parlez-vous franglais ?, où il dénonçait l’utilisation des anglicismes qui venaient polluer le discours des politiques et de bien d’autres... Pour ma part, je suis confronté au sabir étrange des oncologues médicaux, que radiothérapeutes, biologistes et chirurgiens semblent adopter sans réserve. Je livre ci-dessous une phrase type reconstruite à partir de plusieurs manuscrits : « Cette thérapie, implémentée en France dans les déficits DPD depuis 2015, impacte plus la SSP des cancers tête et cou comparativement aux cancers de prostate : 15 mois versus 10 mois, HR 0,78, CI95 % [0,70-0,86], p < 0,05, avec toxicité au platine retrouvée grade 3-4 (0,1 versus 0,5 %) ». Bien sûr, je suis certain que tous les oncologues médicaux auront compris le sens de cette phrase (qu’elle soit vraie ou fausse). Non, nous ne l’aurions pas publiée telle quelle sans la traduire en français standard...

Le francologue médical me fait penser au langage du jeune héros du livre de Charles Williams, Fantasia chez les ploucs, qui trouve que les mots du livre que les dames de charité veulent lui faire lire sont trop longs et que l’on peut tout savoir sur les pronostics des courses de chevaux dans la simple phrase : « Gady Bird, H, 3 B. 5 Déc 17/1 P. Rec. Tr M. George 2600 R.25 Ter. C. 5. I. 3 1/4 m. D. mc. M.L. Dar 8.9 lon. » qui signifie que Gady Bird est une pouliche baie de trois ans n’ayant encore jamais gagné, qui avait couru la dernière fois le 5 décembre à 17 contre 1, montée par le jockey George, poids 53 kg, sur une distance de 2 600 mètres, sur un terrain collant, que le temps du gagnant était de 2 minutes 52 secondes, que Gady Bird avait mené au départ dans la ligne droite mais qu’elle avait fini huitième... Ce qu’on appelle un tocard, en somme !

La tâche de rédacteur d’une revue scientifique est souvent ingrate... J’essaie en particulier de faire en sorte qu’ITO se conforme à trois exigences : la typographie, l’orthographe et la langue. Pour les deux premières, je n’ai pas de souci : l’excellente équipe réunie autour de notre secrétaire de rédaction est vigilante quant aux règles qui sont bien établies et ne sont pas contestables, encore que je la trouve parfois timorée... Mais en ce qui concerne la langue, quand l’équipe « technique » n’ose pas trancher dans le vif : je m’en charge !

Commençons par les anglicismes. Un journal satirique estime que nous parlons toujours franglais dans les plus hautes sphères de l’État, et attribuait récemment au président de la République cette expression imagée : « La french langue doit être la préoccupation number one de notre start-up nation ». « Implémenter », « impacter » sont des vocables anglais passés à tort dans le langage courant. Mais ce n’est pas le plus grave ; ce ne sont pas les mots ou les expressions anglaises disséminés dans un texte qui posent problème et qui sont souvent indispensables1 : ce sont les constructions fautives, calquées sur l’anglais. J’en rencontre à foison. L’anglais utilise finalement peu de prépositions ; ce n’est pas le cas du français où elles sont nécessaires. L’anglais écrit « the KRAS mutation » ; cela ne doit pas être traduit par « la mutation KRAS » mais par « la mutation de KRAS ». Il en est de même pour l’assurance qualité, le génotypage BRAF, les toxicités grade 4 et bien d’autres.

De nombreux auteurs remplacent une préposition correcte par une autre, venant de l’usage anglais ou du parler ordinaire : « the EGF receptor » devient trop souvent « le récepteur à l’EGF » au lieu de « le récepteur de l’EGF ». Je me hérisse en trouvant des versus dès que deux choses sont comparées, alors que nous avons contre pour dire la même chose en français. Mais l’utilisation défectueuse des prépositions n’est pas réservée au jargon scientifique : on entend tous les jours des gens qui ne travaillent pas à Paris, comme on pourrait le croire en les croisant dans le métro, mais sur Paris... et pourtant ils ne vivent pas dans un ballon captif amarré sur le Champ de Mars ! Et les grands quotidiens ont titré il y a peu : « Ce qui change au premier avril ». Parmi les anglicismes figurent également les « facteurs confondants » (vous m’en voyez confus...), « récurrence » pour « récidive », « ratio » au lieu de « rapport », et tant d’autres.

Je combats également les pléonasmes que de nombreux collègues utilisent sans s’en rendre compte. « Les risques potentiels » d’un traitement, « la panacée universelle » que l’on cherche pour traiter les cancers, « l’expérience pilote » qui doit « prouver la réalité » d’une observation qui s’est « avérée exacte ». Je combats aussi les exagérations, dont l’inévitable « démontrer » qui remplace presque toujours « montrer ». Et je ne parlerai pas des chevilles inutiles2 du discours écrit, où dominent « dans le contexte de », « en termes de », ou « à travers », qui alourdissent le style et retardent la compréhension. Je sens venir, dans un futur proche, l’utilisation récurrente de « en marge de » dont nous ont abreuvés les journalistes au cours de ces derniers mois...

Revenons à l’orthographe et à la typographie. Un auteur obstiné d’un livre multi-auteurs que je coordonnais a tenu à ce que le pluriel de « quadruplex » soit « quadruplexes » (comme en anglais), au mépris des règles orthographiques du français (je n’ai jamais entendu un agent immobilier parler de duplexes...). Et quand j’ai voulu rectifier, il m’a dit simplement que ses collègues et lui-même, qui travaillaient sur ce sujet, en avaient décidé ainsi ! Chacun peut donc ériger son ignorance en règle orthographique : dès lors, pourquoi s’ennuyer avec l’accord des participes si l’on peut s’en affranchir ? Je peux aussi décider d’écrire « mutation » ou « translocation » avec deux s si je trouve un ou deux collègues prêts à en faire autant.

Il n’y a pas que la lecture des manuscrits soumis à votre journal préféré qui me laisse pantois : le métier de correcteur s’est perdu et livres et journaux regorgent de coquilles, d’à-peu-près, et même de contrepèteries involontaires qui font la joie du Canard Enchaîné. En voici quelques-unes, relevées par mes soins au cours de mes lectures récentes :

  • Un chapitre introductif du livre de Daniel Andler, intitulé La silhouette de l’humain et paru chez Gallimard, a pour titre : « Pour un naturisme critique3 » ;
  • Dans une jolie brochure, beau vélin, typographie recherchée, célébrant le bicentenaire des éditions (médicales) Masson (avant qu’elles fussent rachetées par Elsevier), est mentionné le Traité de médecine opératoire de Sédillot (1854), « qui avait découvert la gastronomie4 » ;
  • Martin Hirsch a publié un livre en 2010 intitulé Secrets de fabrication, qui compte un nombre élevé de coquilles, du style : « Il a pris les rennes de l’entreprise » (ferait-il concurrence au Père Noël ?) « et ne s’en laissait pas compter »... ;
  • Joseph Macé-Scaron, dans L’Horreur religieuse, n’a pas hésité à placer un minibar dans les mosquées5horresco referens ! ;
  • Enfin, le 20 mars 2019, le journal Le Monde a fait sa une d’une merveilleuse contrepèterie (de référence, comme le journal en question) : « L’UE cherche la parade face à l’offensive de la Chine6 » (on s’occupe comme on peut...).

On peut aussi évoquer les phénomènes de mode : le verbe décliner est très utilisé, y compris par ceux qui n’ont jamais fait de latin, pour établir des listes analogues aux déclinaisons des substantifs, adjectifs et pronoms. J’ai sursauté en lisant dans un journal que le directeur général d’un grand CHU avait déclaré : « Toutes les préconisations de l’IGAS (qui lui reprochait je ne sais plus quoi) seront déclinées dans les jours et les semaines qui viennent ». Comment, me disais-je, peut-on faire fi des recommandations d’une instance supérieure ? Il avait dit en fait le contraire de ce qu’il voulait dire... Il voulait bien les appliquer l’une après l’autre, rosa, rosa, rosam, et non les décliner dans le sens premier de ce verbe : « ne pas accepter, refuser ».

Toujours dans les phénomènes de mode, le remplacement de « problème » par « problématique ». Cela fait plus riche mais ne veut pas dire la même chose... « Retrouver » est le verbe le plus utilisé dans certains manuscrits (c’est fou ce qu’on perd !), au lieu d’observer, identifier, noter... « Renseigner » est toujours substitué à « indiquer », sans doute trop direct. « Paradigme » vient régulièrement remplacer « exemple » alors que le sens n’est pas le même. Et « efficience » est tellement plus chic qu’« efficacité » ! Sans compter « abscopal », qui s’est imposé dans le vocabulaire des radiothérapeutes et « intussusception » dans celui des spécialistes de l’angiogenèse7. Quand vous demandez à l’un d’eux ce qu’il a diable voulu dire, il prend l’air supérieur de l’initié face au naïf qui doit rester à la porte du temple de la science...

Il n’est pas facile d’éviter totalement les fautes de toute sorte, mais si on se relit à tête reposée, on doit parvenir à en éliminer la plupart. Les pièges sont innombrables : on relit soigneusement le texte, et on oublie les intertitres, les légendes des figures et des tableaux, les notes de bas de page... Les professionnels n’en sont pas exempts : c’est dans le livre publié de façon anonyme par un correcteur de métier, Souvenirs de la maison des mots, que j’ai trouvé – proh pudor ! – chausse-trape écrit avec deux p. La honte ! Les correcteurs orthographiques des logiciels comme Word sont incapables de distinguer les homophones, et les propositions qu’ils font pour remplacer un barbarisme sont parfois loufoques, surtout quand le correcteur humain, désorienté, en rajoute. Denys l’aréopagite devient régulièrement l’aéropagite, et parfois l’aérophagite, titre auquel aurait pu prétendre, après tout, Saint Jean Chrysostome s’il avait avalé ses mots...

Ne parlons pas du langage des journalistes qui confondent circonlocutions et circonvolutions, conjecture et conjoncture, et écrivent sans hésiter des phrases étranges où figurent pêle-mêle « la Commission pour la pédophilie du pape François », « les coups de pied dans les fondements mêmes de la République », « le président de l’Association internationale des déchets solides », « la condamnation à 20 ans de réclusion criminelle pour viol de mineurs par la cour d’assises » ou encore : « Coup sur coup, à Besançon et Toulouse, des professeurs ont été violemment agressés8 ». Je vous garantis l’authenticité de toutes ces bévues qui témoignent simplement du fait que les journalistes ne se relisent pas et que les journaux n’utilisent plus de correcteurs humains.

Relisez-vous, chers auteurs sans qui ITO ne pourrait exister, cher Gérard, cher Michel, chère Émilie9, si vous ne voulez pas découvrir un jour votre prose épinglée dans le catalogue du maniaque que je suis !

Remerciements et autres mentions

Financement : aucun.

Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.


1 À condition de les utiliser correctement : je rencontre régulièrement performans status dans les manuscrits...

2 Tiens ! C’était mon tour de faire un pléonasme...

3 Il voulait dire le naturalisme, bien sûr !

4 Heureux gourmand... Il avait découvert la gastrostomie, vous avez tous deviné.

5 Le minbar est l’équivalent de la chaire des églises.

6 Non, je ne donnerai pas la solution...

7 D’accord, ce dernier avait été introduit par Descartes, mais ce n’est pas une raison pour le faire resurgir ainsi !

8 Les ont-ils rendus ?

9 Comme dans tous les reportages, les prénoms ont été changés.

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