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L'Information Psychiatrique

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Et la psychiatrie se digitalisera Volume 94, numéro 5, Mai 2018

1968, la psychiatrie se sépare de la neurologie médicale. Cinquante ans ont passé. La psychiatrie se séparera-t-elle de toute la médecine quand la télémédecine – en intercalant la technologie – aura fini de paramétrer autrement le triptyque hippocratique : observation, signe puis diagnostic et enfin traitement au contact du malade.

La modernité des deux notions de santé et de bien-être – le normal et la norme – provoque aujourd’hui, un renversement épistémologique dans les soins de santé mentale de la personne [1]. L’on ne s’occupe plus de l’aliénation de la personne, sauf urgence, comme une « perte de soi » mais des symptômes invalidants (phobie, angoisse, délire), des comportements sans contrôle, des dépendances déviantes. Dans le champ de la santé mentale, cette altération de l’autonomie relève du médicament qui a fait ses preuves dans la pure tradition de Gallien. Dans le champ du bien-être, le mal-être se rapporte à la notion subjective de la zone de confort à traiter (un peu) par la psychologie et (beaucoup) par ses disciplines apparentées. L’entre-deux peut avoir comme nom, le médicament de confort, les huiles essentielles, voire le bilan des compétences qui remplace des tests psychotechniques (hommages à René Zazzo, 1910-1995).

Ce renversement part du médicament standardisé – démonstration à l’appui – par son autorisation de mise sur le marché : l’indication symptomatique se superpose à l’indication nosographique. Et cette autorisation dépend du prix commercial et non du pur service rendu à la santé. Une même molécule circule pour traiter la schizophrénie et les troubles bipolaires. S’il y a autant de propositions de traitement à action prolongée, c’est que l’on a peut-être fait le marché à la place de la personne psychotique, suite à un procès généralisé de son irresponsabilité sur sa santé. Que sait-on du devenir des supports moléculaires de ces traitements, ou de l’impact des nanoparticules sur les neurones, les synapses et la glie ? C’est un autre fait que de réfléchir aux notions de maladie mentale et de personne aliénée. Et c’est aussi notre manque de temps. Ensuite, l’on remonte la chaîne cognitive. Notre pensée opératoire se met en conformité aux grilles diagnostiques pour une efficacité quantifiable justifiant le tableau de bord unique de notre système de santé. Les conclusions du travail clinique se chiffrent par un temps de soin, une cotation et accessoirement une note de la personnalité. Par exemple, F 64.0 : transsexualisme qui est un indicateur de situation. L’état de stress post-traumatique, F 43.1 selon le CIM 10, peut suffire pour traiter (chimiquement sans distinction) la victime en burn-out aigu d’un harcèlement professionnel chronique, le réfugié climatique qui a traversé la Méditerranée et l’ancien prisonnier autochtone qui a eu tort de servir d’interprète pour une ONG étrangère. Enfin, ce conformisme cognitif va parfaire son œuvre jusqu’en amont lors de la saisie des blocs symptômes. Ainsi, dans le bloc F 43 déjà cité, il y a F 43.2 = troubles de l’adaptation dont le rapport secret avec F 43.1 est évident. Dès lors, une excitation psychique = troubles bipolaires probables ? Mais si c’était une hystérie à soigner ? Son traitement sera impossible académiquement car sans nomenclature. Cette pathologie n’existe que par la théorie qui l’a décrite. Ce sera aussi administrativement impossible par un service qui ne la reconnaît pas sur son plateau technique. Pour les diagnostics secondaires, une grille « athéorique » descriptive regroupe les groupes historiques de la personnalité au même niveau phénoménologique que d’autres grilles disponibles sur le marché, par exemple pour le coaching, l’analyse transactionnelle…

La télémédecine est un des aboutissements de la médecine par les preuves [2]. C’est une médecine avec un plateau technique particulier. Ce que l’on entend et ce que l’on voit, via une technologie Skipe ou satellitaire, n’ont pas besoin de l’impératif de « toucher » le corps malade, douloureux ou souffrant : on ne prend plus le stéthoscope. Le toucher n’est pas « extemporané » mais remplacé par des prises de sang, des examens aux rayons ou aux ultrasons, des prélèvements. L’on travaille avec la notion de cible à partir d’une consommation de service relais ou par délégation. Le corps professionnel paramédical sera des paramédecins avec une technicité accrue, des sous-traitants éclairés, des releveurs de symptômes. Le corps malade sera ainsi sondé, prélevé. Les résultats – les data – seront lus par des logiciels puis regroupés dans un « big data » de gestion de soins et de coût. La distance médecin malade aura deux interfaces : soit une technologie, soit un corps paramédical intermédiaire dont il faudra tenir compte de leur service, ou les deux cumulés. L’inéquité citoyenne sur le territoire d’accès aux soins n’est pas convertible en disponibilité de ces relais paramédicaux et matériels. Le désert médical recouvre aussi un désert psychiatrique de sorte qu’une télémédecine sera toujours de première intention. Elle va fixer un champ clinique a priori différent d’une « médecine de papa » avec des palpations et du dialogue. On appelait autrefois cela, un examen complet de la personne au chevet. Cet « a priori » est intrinsèquement lié à une intervention à distance quitte à « faire venir » la personne dans un deuxième temps en cas d’échec. Et si c’est trop tard ? L’on sera passé à côté d’un ganglion silencieux à la base du cou d’un jeune homme qui tousse. De ce fait, l’impératif de résultat – le logiciel intelligent « aide » déjà à la décision et ne dira jamais son ignorance – prend le pas sur un impératif de moyen, y compris des moyens humains : la déontologie d’un soin égal pour tous s’effacera devant le coût, la hiérarchie des décisions et la distance physique soignant-soigné. Les statistiques livreront des probabilités diagnostiques avant le raisonnement inductif et déductif au chevet du malade où le praticien peut se tromper. Le clinicien perd son flair, ses intuitions, son génie. La technologie dédouane la paresse de pensée. L’inéquité citoyenne [3] sur le territoire cède ainsi devant ces diktats statistiques qui mettront une péréquation entre le coût, l’âge, l’espérance restant de vie et bientôt l’utilité sociale de la personne et donc selon une preuve de guérison évaluable en qualité de vie. Cette péréquation existe déjà dans le choix médical et le coût économique des greffes, des traitements oncologiques et un jour des neuroleptiques à quelques centaines d’euros l’injection. L’anonymat (supposé) du numérique, tel Dieu, nous apprendra à savoir être modernes ou raisonnables [4]. L’on a divinisé le temps informatique et ses appareils.

La psychiatrie a toujours voulu rester la fille sage de la médecine. Elle a sa technicité propre mais pas (trop) de technologie même après sa séparation avec la neurologie. Aujourd’hui, les neurosciences sont attirantes. Depuis la refonte de la sémiologie jusqu’aux prescripteurs, la modernité de la télémédecine apporte de nouveaux arguments de séduction pour une nouvelle loyauté et construire la future « télépsychiatrie ». Mais déjà un entretien dispensé aujourd’hui par téléphone au malade n’est pas considéré comme un acte soignant du fait du non-usage technologique et matériel qui atteste la preuve du contenu. Veut-on croire que porté par une douleur morale, le « futur » déprimé viendra se montrer devant un écran pour « discuter ». Bien évidemment, le législateur mais pas le médecin saura faire la différence entre une conversation, un bavardage, un entretien à la Woody Allen ou un appel à SOS Amitié dans la mesure où la parole n’était que parole en l’air. Il faudra alors et dans cette direction, définir la notion du « plateau technique » d’une télépsychiatrie.

C’est donc un champ tout nouveau dans lequel, à mon sens, le débat n’est pas encore ouvert que déjà la réflexion est pliée dans le tourbillon excitant de la technologie. Et dans toute nouveauté, il faudra du temps humain pour une modération entre les conservateurs et les progressistes, les sceptiques et les enthousiastes, les anciens et les modernes. Pendant quelques décennies et face à la neurologie, la psychanalyse a été moderne avec ses outils inédits apportés à la clinique. L’on pensait même qu’elle était ce renversement épistémologique jusqu’à pouvoir fermer les hôpitaux. L’on a connu ensuite des erreurs de manipulation comme sur l’autisme et pour la famille des personnes autistiques. Aujourd’hui, l’instrument moderne s’appelle la psychothérapie au sens du traitement par et dans la parole car la parole est radioactive sur les neurones (aussi) et interactive dans l’humain.

L’enjeu – c’est présomptueux de l’énoncer – de cette « télépsychiatrie » est la clinique du ON comme norme et normalité de ce que l’on entend, ce que l’on voit, ce que l’on sait et ce qui s’interprète à distance sans se toucher sauf par le verbe et les mots. Ce n’est pas un ON indéfini mais le symbolique d’un bien commun partagé : la santé voire le bien-être. Est-ce un ON de référence, un ON salvateur ou bien un ON de la manipulation mentale ? Ce ON impliquera davantage de mise en réciprocité quand il y aura encore moins le langage du corps dans la relation. Et avec une confiance de mise de nos administrateurs en la psychiatrie et ses agents. Une « télépsychiatrie » ne soignera pas les urgences des excitations ou des décompensations psychiques et psychomotrices qui relèveraient d’une intervention de la salubrité publique. Fera-t-on de la psychiatrie, une télémédecine des signalements et des certificats de péril imminent à distance par une télétransmission des données voire par une télépathie de la police mentale ? Contre cette hypothèse médico-médicale, l’on devrait davantage codifier et mieux promouvoir les psychothérapies au sens large, au rang d’un traitement concret par la parole. Elles seront accompagnées d’une chimie – parfois justificative par nécessité – car la vraie chimie (et alchimie) naturelle est déjà dans le cerveau, là où les neurones se connectent et fabriquent nos associations de pensée et nos paroles. Y a-t-il quelque morphine endogène qui apaiserait nos douleurs ? L’on sera sûr que par les circuits neuronaux de la récompense et du plaisir, notre cerveau se dopera en dopamine. La parole et la méditation exciteront nos neurones sérotoninergiques du circuit du bonheur. Mais la conception même d’une psychothérapie est-elle compatible avec la notion de programme de soins psychiques ?

Au final, une chimiothérapie psychiatrique dénoue les états cliniques, et une psychothérapie aborde la vitalité en devenir de la personne. Cela va de pair. Dans ces conditions, si la télémédecine nous émerveille par « l’intelligence artificielle » qui est notre créature, elle peut nous réduire par consentement à y venir participer en l’alimentant de ses nutriments. La fonction médicale se concentrerait-elle dans l’avenir à certifier devant la loi, le recueil et la fiabilité des données ? Et les professionnels sont-ils juste là en cas de problèmes et surtout des problèmes de responsabilité ? Il restera quand même « l’intelligence du cœur » qui n’est ni mathématisable ni numérisable, c’est-à-dire l’insupportable imprévisibilité humaine. L’intelligence du cœur n’est pas artificielle ; elle n’est pas in fine réductible à un algorithme de la loi binaire du tout ou rien versus une psychiatrie digitale ? Il ne faudrait pas que la défense légitime de la relation clinique singulière en psychiatrie – le tête-à-tête se confondant avec le face-à-face et le à voix vive – condamne la télépsychiatrie comme « l’infidélité d’une psychiatrie commise à distance ». Il y aura toujours des nuances entre ce qui est la norme, le normal et l’orthodoxie, et elles font l’histoire des hommes [4]. Bien entendu, il y aura toujours des bonnes façons et des contrefaçons. Un entretien par écran, clavier et reconnaissance vocale interposés ne remplacera jamais un entretien direct, un stylo à la main et les yeux dans les yeux mais il faudrait aussi le rendre possible : l’humain n’est pas un organe multifonction même s’il en possède une multitude, avec souplesse. À ne rien penser de cette nouvelle modernité, l’on laisse à d’autres faire la confusion entre l’efficacité thérapeutique de la parole bienveillante avec le rendement économique et financier d’une promotion marketing de la santé par le verbe. Demain, nous ferons des prescriptions psychothérapeutiques sur papier – à médecine douce, psychiatrie douce. Il s’agira de laisser des preuves (méfions-nous de nos injonctions paradoxales parfois un peu tordues) plutôt que de laisser nos patients les noter en cours d’entretien… en les déformant bien sûr. Demain, nous resterons quand même des artisans modernes.

L’illustration en est proposée ci-après, avec cet exemple lors d’un vol intercontinental au-dessus de l’Inde avec une grande compagnie du Golfe pendant l’été 2017. Un passager âgé obèse appelle pour un malaise. Le personnel le fait s’allonger au fond de la cabine, sort un kit de premiers gestes, lui met un masque d’oxygène et téléphone via le satellite à un médecin au sol. Une connexion est faite pour une mesure de tension artérielle en continu, une lecture de la glycémie au doigt, un électrocardiogramme. Les échanges de données se font en temps réel. Après une check list, le diagnostic est un malaise d’angoisse. Le passager soulagé regagne son siège. Il demandera plus tard une boisson pétillante ! Question déontologique : est-on autorisé dans une compagnie européenne à « examiner » la personne quand l’on n’est pas un personnel qualifié ? Ou est-on tenu aux gestes dits de premiers secours type Croix-Rouge. Ou encore de demander s’il y a un (vrai) médecin dans l’avion…comme au bon vieux temps ?

Liens d’intérêts

l’auteur déclare en pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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