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L'Information Psychiatrique

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Bibliothèque du psychiatre Volume 94, numéro 2, Février 2018

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Gaëtan de Clérambault

« L’Automatisme mental ». In : Œuvres choisies

Marseille : Les Éditions de la Conquête, 2017

Si l’on se souvient aujourd’hui de Gaëtan de Clérambault (1872-1934) comme du « seul maître » de J. Lacan, son apport à la clinique excède la notion d’autonomisation du signifiant qu’aura retenu son élève. Somme abondante d’articles et de communications publiés au début du siècle, son œuvre incarne à la fois l’apogée et le crépuscule d’une psychiatrie classique française résolument vouée à la description clinique. Jamais du vivant de Clérambault elle ne fut l’objet d’une publication sous forme de livre, mais c’est à titre posthume, en 1942, que son Œuvre psychiatrique fut réunie et publiée sous les auspices du Comité des élèves et des amis de Clérambault par Jean Fretet. Le chapitre sur l’Automatisme mental est constitué d’une série d’articles parus entre 1909 et 1926 et réédité pour la toute première fois dans leur intégralité par les Éditions de la Conquête en 2017.

« Premier psychiatre de France » [1], il œuvre à l’Infirmerie spéciale près la préfecture de police de Paris, lieu consacré à l’expertise médico-judiciaire, véritable cours des miracles où se bousculent fous, errants et criminels. La profusion des rencontres, la nécessité de trancher constituent le quotidien du praticien. Ainsi, les exigences de sa tâche s’avèrent directement corrélées à l’essor des concepts qu’il élabore, union qui se réalise dans ses légendaires certificats [2, 3]. Bon nombre des articles publiés sous la section « Automatisme mental »contiennent des retranscriptionsde ces certificats, davantage, ils rapportent, dans un style si particulier à l’auteur (qui lui vaudra la légitime admiration de ses contemporains), des observations cliniques issues des présentations de malades, exercice dans lequel Clérambault était amplement reconnu maître, ainsi que d’autres observations se déroulant sur plusieurs jours, parfois suite à plusieurs séjours, à l’Infirmerie spéciale.

En psychiatrie s’élèvent trois couches distinctes de rapports entre le clinicien et son patient, chacune justiciable d’une investigation historique particulière : si les comportements des individus évoluent en miroir de la société, l’évolution propre aux concepts théoriques et celle des dénominations sémantiques relèvent chacune d’une dialectique autonome en lien avec les différentes époques de la clinique. En conséquence, une présentation visant à introduire le concept clérambaldien d’automatisme mental se doit de distinguer le concept du nom et d’accueillir la complexité qui en découle ; elle ne serait juste qu’au prix d’un tel accueil.

Le dogme : petit et grand automatisme

Pour l’élaboration de son dogme, Clérambault se réfère aux descriptions cliniques de Ballairger et Séglas qu’il cite comme les exposés les plus exhaustifs des phénomènes de l’automatisme mental. En effet, Clérambault n’est pas le premier à utiliser le terme d’automatisme ; Janet avant lui aura dédié sa thèse à l’Automatisme psychologique (1889). Nous tâcherons néanmoins de discriminer, dans le travail de Clérambault, l’apport décidément neuf et fondateur :

Trois lignes directrices s’y précisent pour devenir les trois apports principaux de son travail : la distinction entre le petit et le grand automatisme mental, son caractère nucléaire et premier dans le développement psychotique et enfin l’athématisme radical des premiers symptômes.

C’est le plus souvent de banal que Clérambault qualifie les manifestations du grand automatisme mental, signifiant par là qu’il s’agit de phénomènes grossiers et patents, manifestes dans les pathologies psychotiques installées. À l’issue d’une analyse détaillée, Lanteri-Laura et Daumézon [4] situent la frontière entre les deux niveaux de l’automatisme mental à l’entrée en jeu de la conviction xénopathique. Clérambault, sous la rubrique « Faits banaux d’automatisme verbal moteur », cite une de ses patientes : « Je suis forcée de parler. Je parle pour ne rien dire, c’est la confession forcée, on me fait prononcer mal. » Les phénomènes bruyants de l’automatisme mental (xénopathie, automatisme moteur et sensoriel, hallucinations intra-psychiques) ne représentent alors que l’évolution à son stade terminal d’un processus originellement plus subtil. Contrairement à l’utilisation courante que l’on en fait, issue d’un glissement sémantique appauvrissant, c’est vers les phénomènes nuancés et discrets du petit automatisme mental que devrait porter tout l’intérêt du clinicien, Clérambault le suggère par bien des manières. S’il renvoie toujours l’exhaustivité des faits aux travaux de Séglas et de Ballairger, Clérambault tente (1924) de ranger les processus du petit automatisme en trois catégories.

Processus positifs, négatifs et mixtes

Les processus positifs sont décrits comme une exfoliation aperceptive de la pensée, soit qu’il s’agisse de la prise de relief d’un flux de sens préalablement à sa formalisation par la parole, comme dans le dévidage muet des souvenirs constitués d’éléments idéiques représentatifs et affectifs, ou dans les fausses reconnaissances et sentiments d’étrangeté des gens et des choses apparaissant à l’emporte-pièce ; soit qu’il s’agisse à l’inverse d’une autonomisation de fragments de paroles qu’aucune intention sémantique ne saurait justifier, parmi lesquelles l’émancipation des abstraits sous forme d’hallucinations intra-psychiques ainsi que d’idéorrhée, athématique et aléatoire. Il est notable que cette émancipation deviendra avec Lacan la libération de la chaîne des signifiants, principal emprunt de l’élève à son maître. C’est par ailleurs dans cette même dialectique du sens et de la forme que prendra place la description des processus négatifs et mixtes.

Les processus négatifs comptent : la disparition de la pensée et les oublis ; les arrêts de la pensée, les vides et les attentes immotivées ; la perplexité sans objet et l’aprosexie, sentiment de sidération et d’abattement devant la disparition et les diffluences de la pensée. « Un processus curieux aggrave l’aprosexie. Tout effort d’attention a pour seul résultat de multiplier la dispersion : le sujet, en s’efforçant de lire, ne fait que stimuler les voix ; l’effort volontaire, dérivant, se disperse et ne profite qu’aux synthèses parasites ».

Les processus mixtes correspondent, quant à eux, comme à un emballement désarticulé de cette dialectique : le patient peut ressentir le passage d’une pensée invisible, un sentiment d’imminence idéique avortée, « ce phénomène est pour ainsi dire, la perception de l’ombre d’un objet qui vient de passer » ; la substitution d’une pensée ; des jeux verbaux parcellaires et du psittacisme, fragments de phrases tronquées d’apparition arbitraires et gratuites. Concernant ces jeux verbaux, il est intéressant de noter les caractéristiques par lesquels ils seront amenés, petit à petit, de phénomènes subtiles et basaux à devenir les manifestations spectaculaires et tapageuses du délire psychotique ; il s’agit de la sélection qu’opère la pensée pré-morbide parmi les occurrences arbitraires de la pensée débridée, selon un goût commun et universel pour le scandale. « Ces jeux syllabiques ou verbaux ont constamment deux caractères, le goût du saugrenue et le sens harmonique. Ces deux traits sont fréquents dans le travail subconscient (hypnagogisme, insomnie, manie) et dans la pensée primitive (poésie, sorcellerie). »

Caractère basal et athématisme

Clérambault, assumant pleinement la cohérence de ses postulats, affirme le caractère premier et basal des phénomènes d’automatisme mental dans la pathologie psychotique. En cela, il s’oppose à l’un de ses maîtres, Valentin Magnan, qui affirmait, dans sa description du caractère processuel des délires hallucinatoires chroniques d’évolution systématique – entité nosologique à part entière –, le caractère secondaire des hallucinations intra-psychiques, qu’il fait relever d’une manifestation symptomatique apparaissant seulement au décours de l’évolution de la pathologie. Il en est tout autre chez Clérambault : « le noyau (des) psychoses est dans l’automatisme, l’idéation en est secondaire ». Ce sont avant tout les phénomènes parasites de la pensée, déjà présents dans la psyché de tout à chacun (hypnagogisme, rêveries, sentiment de déjà-vu) qui auront tendance à s’hypertrophier, se multiplier, se préciser pour, ce faisant, occuper et harceler la pensée du malade. C’est « l’hypervalue des sous-produits de la pensée. ».

L’athématisme est donc la conséquence directe du caractère nucléaire du petit automatisme mental et de sa primauté. La thématisation n’est que la couleur contingente d’un processus psychotique dynamique mais en-soi inhabité.

Là est la révolution nosologique que soutient le travail de Clérambault ; quand un pan psychologisant de la communauté médicale voit dans les délires thématisés – persécutoire, mégalomane ou de jalousie – l’hypertrophie d’un caractère préexistant chez le malade, Clérambault revendique la centralité de l’automatisme mental. Loin d’être une futilité, cet apport constitue, comme le souligne Minkowski au Congrès de Blois (1927), l’acte fondateur de l’unification théorique des psychoses au sein de la psychiatrie française : l’automatisme mental est alors rebaptisé syndrome Clérambault.

Aujourd’hui, loin de la vocation à comprendre qui motivait Clérambault et ses contemporains, les entités nosologiques classiques sont vidées de leurs contenus conceptuels. L’automatisme mental est réduit à sa signifiance la plus grossière ; aussi ne fait-il plus référence qu’à un vague sentiment de xénopathie, secondaire et folklorique, prompt à ravir la fatuité du clinicien dilettante.

Nous avons jusque-là abordé le travail de Clérambault de manière archéologique ; il y a fort à parier que son intérêt ne s’y limite pas et que l’œuvre recèle un potentiel heuristique encore insuffisamment exploité. Quand le courant de la phénoménologie psychiatrique se revendique de n’être qu’une science du contenant[5], marquant par là son opposition à la psychanalyse, l’investigation de Clérambault – portée sur la dialectique même qui met en jeu le sens et la forme, la pensée et le langage pour discerner dans l’ontologie même de l’entendement les prémisses d’un rapport potentiellement fou – était déjà avant-gardiste puisqu’elle met à mal la structure binaire et les prétentions réductrices d’un structuralisme issu de la linguistique [6] en fournissant la description la plus fidèle, et quelque part la plus naïve, de la dialectique conflictuelle et dynamique qui mêle pensée et langage comme deux mouvements autonomes.

C’est l’espoir d’une telle heuristique qui justifie la réédition des œuvres principales de Gaëtan de Clérambault aux Éditions de la Conquête. Elle inclut, avec les écrits sur l’automatisme mental, ceux traitant de l’érotomanie, de la passion érotique des étoffes, la fin d’une voyante et les souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte.

Alexandre El Omeiri et Léo Gonnet, internes à Marseille

<editionsdelaconquete@gmail.com>

Liens d’intérêts

les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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