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Environnement, Risques & Santé

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Glyphosate : l’expertise en questions Volume 17, numéro 1, Janvier-Février 2018

« Nous avons tendance à regarder ce qui confirme notre savoir, non notre ignorance » [1].

« Dans la façon qu’a un martyr de jeter sa certitude à la face de l’univers s’exprime un si bas degré d’honnêteté intellectuelle, une telle fermeture d’esprit devant la question de la vérité, que cela ne vaut jamais la peine qu’on le réfute » [2].

« Les individus tirent leurs informations et ne gardent que celles qui sont pertinentes par rapport à leur système de pensée : ils cherchent à conforter des certitudes déjà acquises dans le passé. Les processus d’ancrage et d’objectivation rendent compte de cette nécessité » [3].

Le titre de ce point de vue est un peu comme celui du livre de Boris Vian [4], L’automne à Pékin : il ne s’agit pas de l’automne, l’histoire ne se passe pas à Pékin et il n’y a pas de bus 972 ! Alors pourquoi faire un nième commentaire sur ce composé, ou plutôt sur le remous médiatique lié à l’utilisation possiblement à risques de cette substance chimique dans l’agriculture ?

Tout d’abord, il y a doute sur des risques possibles, amenant les pouvoirs à décider le plus possible en connaissance de cause. Pour ce faire, de manière générale, ils font appel à la connaissance scientifique sur le sujet considéré. Évidemment, plus celle-ci est robuste, étayée, reconnue par la communauté scientifique, plus son rôle dans l’expertise sera important. « Les faits sont têtus » comme disait (peut-être) Lénine.

Pour autant, dans l’approche téléologique1 concernée par une expertise, censée répondre à une question (c’est-à-dire qu’il y a un commanditaire), la décision est toujours politique, compte tenu d’éléments complémentaires de type : urgence, relation coût/avantage ou risque, sensibilité de la population, sa compréhension des problèmes, sa possible manipulation, l’existence d’autres options, etc. Un exemple ancien est celui de la silicose des mineurs de charbon, connue comme telle, masquée pendant un temps par les hiérarchies et des organisations de salariés, qui a été considérée par une grande partie du monde du travail comme non-prioritaire relativement au redémarrage de la France après la seconde guerre mondiale [5]. L’assurance payait pour ceux qui étaient atteints (ou plutôt leur famille). Le risque était donc silencieux.

Quand la science apporte des contributions suffisamment claires et objectives, l’accord social initial persiste jusqu’à l’émergence d’une crise, avec rupture et modification des conditions des accords. Il n’y a pas d’angélisme dans ce type d’opération qui relève d’une lutte de pouvoirs entre ceux qui produisent le risque (qui en profitent directement ou indirectement) et ceux qui, pour vivre et travailler, le subissent. De manière cynique, avec l’assurance sociale chargée des risques professionnels, ceux-là au moins peuvent espérer une certaine indemnisation s’ils sont atteints dans leur santé. Ceux qui sont exposés à des pollutions environnementales sont moins reconnus et par conséquent moins soutenus dans de possibles « réparations »… mais ils votent, intervenant en retour sur le politique pour qu’il fasse évoluer la réglementation en vigueur. Crises après crises, avec des sources d’information de plus en plus nombreuses, les citoyens se forgent une opinion générale sur le fonctionnement de la société et le font savoir.

Or ce politique décideur est généralement issu d’un parti (pris), représentant des options politiques (un programme) acceptées démocratiquement. Dans un système représentatif, on confie la responsabilité (on délègue) à une structure de pouvoir (qui change périodiquement) tout en recevant des informations issues des médias qui, dans notre pays, s’expriment un peu au-delà des 140 signes du président d’un grand pays ami, mais pas toujours. Il faut aller vite en besogne, ce qui ne permet pas un jugement éclairé, rationnel, nuancé… Au fond, personne ne va réellement s’informer à la source, l’information est digérée et réduite à un essentiel nécessairement réducteur. Sur cette base, comme en politique, on est « pour » ou on est « contre », sans qu’on sache si l’un des deux partis a raison ou tort ; l’émotion l’emporte sur l’information.

Depuis plusieurs années, des crises sont venues transformer le contexte, qu’il s’agisse de risques sanitaires avérés – vache folle, amiante, sang contaminé – ou d’inquiétudes (fondées ou non) : téléphones portables, ondes électromagnétiques, OGM, nanotechnologies, convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences)… En ce qui concerne ces risques dits émergents, on ne dispose pas toujours de la bonne information et, quand elle existe, même partielle, elle est analysée en fonction des sentiments de menaces et/ou d’impuissance qui en découlent. « Ce sentiment engendre celui de la peur et transforme l’information “ neutre ” sur tel ou tel événement en “ événement extraordinaire ” » [3]. D’aucuns iront sans doute jusqu’à penser qu’on souhaite cacher des choses, le procès d’intention ou la « théorie du complot » ne sont pas loin…

Une difficulté dans ce processus est que des acteurs ont stabilisé, il y a plusieurs années, une relation avec l’opinion sur des faits incertains, et que l’émergence d’une publication permet à certains groupes militants d’exploiter ce savoir non stabilisé qui ne fait pas encore science pour engager un combat idéologique avec ceux qui s’affichent comme participants au progrès technique. Il y a apparence de volonté de freinage, de retour en arrière contre une dynamique d’innovation technologique délibérée.

Il y a au fond une tectonique de dynamiques : d’une part, celle de l’entreprise qui s’appuie sur une audace instruite, normalement respectueuse de la réglementation en vigueur, et désireuse de développer sa compétitivité en tenant compte de l’expérience passée, et d’autre part, celle des citoyens qui demandent des conditions de vie toujours meilleures (comme nous tous), imposant une position toujours difficile du curseur. Or, Canguilhem [6] écrivait : « Les questions authentiquement importantes sont des questions mal posées… Une question bien posée n’est déjà plus une question, puisqu’elle renferme tous les éléments de la réponse. Sans paradoxe, une question ne peut, en tant que telle, être que mal posée ».

Dans les faits, on constate plutôt aujourd’hui l’absence de pilotage effectif des choix techniques, la difficulté pour le politique à poser les conditions d’un dialogue durable sur les grandes options et la polarisation « aigrie » de certaines parties prenantes qui savent se faire entendre. C’est de plus en plus au marché (rencontre entre les besoins solvables des consommateurs et les capacités d’offre de la part des producteurs) de guider le changement économique et de faire évoluer la société. Les politiques se trouvent donc dans une situation plutôt inconfortable d’adaptation des politiques publiques à la réalité socio-économique mondialisée, visant essentiellement l’emploi et le PIB… Ces choix dépendent des options culturelles et politiques locales sans qu’au moment de la décision il soit toujours aisé de démêler les certitudes (quand elles existent), des idéologies ou des choix de société.

Que peut faire alors l’expert et/ou le scientifique ?

Pour faire sauter ces (grandes) difficultés, plusieurs disciplines sont à l’œuvre pour produire un « matériau instruit » servant à l’expertise, ce qui peut amener à « modéliser » des mélanges de domaines ayant des cultures différentes, des interfaces multiples et singulières, des non-linéarités, des méthodologies spécifiques, etc. Selon les domaines et les questions présentés, on passe du causal à l’heuristique, de la connaissance complète à la connaissance partielle. Alors qui croire entre ceux qui promettent et des freineurs qui comme Plick et Plock [7] veulent réfléchir avant d’agir ? Ces derniers, souhaitent trouver du sens à une approche heuristique où dans l’espace non connu, chaque tenant d’une idéologie peut inventer les liens entre les quelques éléments maîtrisés ; tous les partenaires de cette expertise envisagent, à cause du pouvoir que leur donne la délégation, d’être des « passeurs de frontières » et capables d’apporter des éléments significatifs (si possible simplifiés) au décideur. Débattre, c’est cependant tenter de sortir de promesses difficiles à tenir, de stéréotypes paralysants, de désirabilités applicatives, de compétitions, d’émotions et de recherche de reconnaissance, voire simplement de « foires d’empoigne »… Mais est-ce possible ?

Il faut se rappeler que l’on travaille toujours sur un corpus de connaissances incomplètes dont le degré de généralisation peut être remis en cause. L’idée est d’étudier le plus précisément possible les paramètres d’influence primaires et secondaires pour tenter d’apporter une connaissance stabilisée en se rapprochant des conditions réelles pour réduire la taille de « lacs de non-savoir ». En effet, la plupart des processus responsables du fonctionnement du vivant, à toutes échelles – de la cellule à l’écosystème – résultent des interactions de nombre de facteurs et tant qu’on n’a pas éliminé ceux dits de confusion, la rigueur du travail peut faire l’objet de débat (et d’options conclusives). Approfondir leur compréhension et leur rôle suppose donc de maîtriser des outils susceptibles de représenter et d’analyser valablement ces interactions complexes. C’est ce que l’on désigne aujourd’hui sous les termes de « biologie des réseaux » [8].

Il y a donc besoin de faire « bonne science » pour aider à une décision éclairée et sereine ; une seule publication ne suffit généralement pas pour faire consensus scientifique. La molécule en cause en ce moment est un exemple de non-consensus et des compléments scientifiques récents [9] remettent en cause certains avis tranchés par d’autres… dans un contexte où l’intégrité scientifique de chercheurs impliqués et la rigueur de la méthodologie dans ces types d’études sont remises en question [10-14]. Quand une décision peut être irréversible, il est utile de faire comme Plick et Plock… Cette situation me rappelle l’histoire des célèbres rayons N découverts à Nancy avant la première guerre mondiale, validés pour l’essentiel par la communauté nationale (par des « pas-sans-moi » du même type que ceux qui se sont engouffrés dans des travaux sur la fusion froide), surtout pas de l’autre côté de la frontière, mais mise au pilori par l’Américain Robert Wood… La science est rarement nationale ou alors je n’ai pas tout compris… N’étant ni biologiste, ni épidémiologiste, je me sens extérieur à cette « affaire » en me situant ici un peu dans la même situation entre implication et non-implication que le chat de Schrödinger ! Comment peut-on éclairer sérieusement la position des décideurs si la rigueur scientifique et le consensus ne sont pas à l’œuvre ?

Séris [15] nous rappelle : « L’inexplicable, c’est le domaine de l’explication multiple, de l’explication flottante, de l’explication à plusieurs niveaux […], on ne comprend pas tout ce qu’on fait, ni pourquoi ce qu’on fait réussit [ou pas] ». La situation actuelle pour ce composé répond assez bien à cette vision, avec un mélange probablement délicat entre connaissances validées et interprétations. À ce jeu, on risque de faire perdre la crédibilité de l’expertise parce que la compartimentation des savoirs laisse trop de place à l’invention idéologique, moyen permettant soit la poursuite de l’exploration du modèle actuel de consommation, soit l’émergence d’une vision sociétale radicalement différente.

Dans un document récent [16], avec Elisabeth Gnansia nous avions proposé de réaliser des expertises « dépendantes » avec des experts qui affichent leurs options culturelles, politiques, industrielles, etc. L’exemple du glyphosate pourrait servir à cette expertise scientifique d’utilité publique disjointe d’aspects de vrai ou faux sociologiquement correct. Ce n’est pas parce que je disposais il y a quelque temps de contrats industriels que mes publications ont été déformées suite à des pressions, mais il est toujours difficile d’extrapoler à partir d’un seul cas… Alors faisons vraiment science…

« Nous vivons désormais dans les sociétés à légitimité et à crédibilité limitées, exposées à sérieuses concurrences. Ce qui est accordé ne l’est que par contrat, au vu des performances passées, et par tranches renouvelables, sur base de résultats comparés. Le contrat est dénoncé sur le champ dès qu’il y a la moindre suspicion d’incompétence, d’abus de pouvoir ou de refus de communiquer » [17].

Remerciements et autres mentions

Financement : aucun ; liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.


1 Doctrine philosophique qui repose sur l’idée de finalité.

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