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ANALYSE D'ARTICLE

Un mélange à faibles doses d’agents non cancérogènes « en soi » peut-il induire un cancer ?

Cet article rapporte le travail d’un groupe pluridisciplinaire d’experts réuni à l’initiative du National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS) en août 2015 pour examiner les tenants et les aboutissants d’une nouvelle hypothèse de cancérogenèse susceptible de modifier en profondeur la conception des risques de l’exposition aux produits chimiques.

This article reports on the work of a multidisciplinary group of experts who met at the initiative of the National Institute of Environmental Health Sciences(NIEHS) in August 2015 to examine all the aspects of a new hypothesis of carcinogenesis likely to deeply modify our conception of the risks of chemical exposure.

Depuis des décennies, les efforts se concentrent sur l’identification de carcinogènes « complets », capables à eux seuls d’induire un cancer, or cet événement peut aussi résulter des effets cumulés d’agents non génotoxiques, chacun construisant une partie de la voie menant à la prolifération d’un clone de cellules transformées. Des mélanges de substances apparemment sûres individuellement, auxquelles nous sommes communément exposés à faibles doses, pourraient ainsi s’avérer cancérogènes.

Naissance du concept

La low-dose mixture hypothesis of carcinogenesis repose sur un événement fondateur : la publication dans la revue Cell, en 2000, de l’article de Douglas Hanahan et Robert Weinberg « The hallmarks of cancer ». Les deux auteurs y présentaient six signes distinctifs (capacités, compétences, traits) des cellules malignes : l’autosuffisance en signaux de croissance, l’insensibilité aux signaux inhibiteurs (antiprolifératifs), la capacité à échapper à l’apoptose, à se multiplier indéfiniment, à induire une angiogenèse et à former des métastases. Deux autres signes distinctifs ont été ajoutés par la suite – la dérégulation du système énergétique cellulaire et la capacité à éviter une destruction par le système immunitaire – ainsi que deux processus soutenant fréquemment le développement d’un cancer : l’instabilité génétique et l’inflammation.

Découlant de cette nouvelle vision de la biologie du cancer, l’hypothèse qu’un cancer puisse être généré par l’action conjointe de plusieurs substances, qui chacune entraîne l’acquisition par les cellules d’un ou de plusieurs signe(s) distinctif(s) de malignité, a été discutée par un groupe de travail du projet Halifax constitué de 174 scientifiques provenant de 26 pays. Leur contribution a fait l’objet d’un numéro spécial de Carcinogenesis en 2015. Celle du groupe de travail du National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS) (75 participants de diverses disciplines [cliniciens, biologistes, toxicologues, évaluateurs de risques, épidémiologistes, etc.] et appartenances [instances publiques, industrie, organisations non gouvernementales]) a été d’identifier les arguments en faveur de cette hypothèse ainsi que les informations manquantes, et d’établir des recommandations pour guider les recherches dans l’objectif d’éclairer les décideurs politiques.

 

Agenda de travail

Tester l’hypothèse d’une carcinogenèse induite par l’action conjointe d’agents non cancérogènes « en soi » implique de modifier la démarche d’évaluation des risques cumulés, qui repose actuellement sur un regroupement des substances par mode d’action, tissu cible ou effet adverse commun. Il s’agit en effet d’évaluer, à l’opposé, le potentiel cancérogène de mélanges de substances agissant par des mécanismes différents, sur des voies de toxicité et des cibles différentes, pour produire des effets finalement complémentaires. Mais quels mélanges ?

Une meilleure compréhension du processus cancérogène dans le temps et dans l’espace faciliterait l’élaboration de mélanges potentiellement pro-cancérogènes à tester, en administration séquentielle ou simultanée. Une étape préliminaire serait de passer en revue les connaissances concernant les événements biologiques initiaux du cancer pour faire émerger les besoins de recherche fondamentale. Les signes distinctifs décrits par Hanahan et Weinberg sont en effet ceux de cellules déjà transformées ; ils ne renseignent pas sur ce qui se passe en amont ni sur la cinétique d’acquisition de ces signes de malignité ou leur importance respective. Pourquoi des amas tumoraux demeurent-ils quiescents tandis que certains cancers sont très agressifs ? Est-ce une question de tissu, d’interactions entre les cellules et leur environnement, d’hôte, ou une question de séquence d’induction des capacités distinctives, ou encore de combinaison « suffisante » de ces capacités pour permettre à la maladie de progresser ? Où sont les points de basculement entre la réversibilité potentielle et l’irréversibilité, l’état de latence et le déploiement de la tumeur ?

La sélection des substances du mélange peut s’appuyer sur un recoupement entre les signes distinctifs du cancer et les propriétés des agents cancérogènes telles qu’elles ont été énoncées par les participants à deux séminaires du Centre international de recherche sur le cancer (Circ) en 2012. Sur la base des connaissances relatives aux agents du groupe 1, les experts ont conclu que les substances cancérogènes présentaient fréquemment une ou plusieurs caractéristiques parmi dix : l’électrophilie, la génotoxicité, la capacité à altérer les mécanismes de réparation de l’ADN ou à générer une instabilité génomique, l’aptitude à induire des altérations épigénétiques, un stress oxydant, une inflammation chronique, une immunosuppression, des perturbations de la signalisation intracellulaire, une immortalité, et enfin la capacité à modifier le cycle de vie de la cellule (alimentation, prolifération, apoptose) [1]. Toutefois, en vue de produire des résultats exploitables pour les évaluateurs de risques et les acteurs de la santé publique, le mélange ne doit pas être une « construction chimique » théoriquement satisfaisante. La sélection des substances doit au contraire suivre une approche réaliste, tenant compte de l’exposition environnementale banale. Le projet Halifax a déjà permis d’identifier plus de 80 contaminants environnementaux ubiquitaires dont les effets pourraient entraîner l’acquisition de signes distinctifs du cancer : cette liste de base pourrait être croisée avec des données d’expositions multiples fournies par des études de biosurveillance afin d’élaborer des mélanges à la fois pertinents pour la santé humaine et plausibles quant à leur effet pro-cancérogène.

L’épidémiologie clinique a une place dans l’effort de recherche nécessaire pour alimenter la low-dose mixture hypothesis of carcinogenesis. Les auteurs proposent en particulier des études conçues dans la perspective du long terme, qui examineraient les liens entre l’évolution dans le temps de l’incidence de cancers particuliers et celle des mélanges chimiques auxquels les populations sont exposées.

Commentaire

En général, en l’absence d’interaction entre deux substances, la toxicité d’un mélange est considérée comme égale à la somme des effets toxiques de chacune de ces substances. Cependant, on peut imaginer « dans la vraie vie » que les effets peuvent être amplifiés (synergies, potentialisation) ou plus faibles que cette additivité artificielle (antagonisme). Ces modulations de toxicité sont liées à des effets toxico-cinétiques ou toxico-dynamiques. Ces considérations générales introduisent dans le débat des multi-nuisances l’influence des expositions relatives des deux substances : simultanées, décalées, etc. Celles-ci peuvent en effet jouer sur les aspects cinétiques qui viennent d’être évoqués. Alors qu’en est-il quand on subit l’influence de non pas deux mais plus de deux polluants ?! (Surtout quand on sait que les mono-nuisances sont encore insuffisamment documentées).

Il n’empêche qu’il est rare qu’il n’y ait qu’une exposition à un seul polluant dans le cadre environnemental… Il s’agit donc bien de tenir compte, dans une forme d’injonction paradoxale à la fois de la réalité et de la complexité du problème (connaissances imparfaites des effets, cinétiques d’expositions non connues, faibles doses, etc.), de recommandations. Celles-ci sont donc par essence fragiles, mais cela permet d’avancer dans l’exploration d’un vrai sujet de santé environnementale.

C’est dans ce contexte qu’a été mis en place un groupe d’experts (75) par le National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS) aux États-Unis en réduisant (un peu) la complexité de l’expertise à la présence dans les polluants de substances cancérigènes. L’objectif était le suivant :

  • exploration et identification des informations nécessaires pour définir un cadre de recherches sur ce thème ;
  • dentification des méthodes de validation scientifiques via la recherche des hypothèses ;
  • exploitation des informations pertinentes pour définir un cadre de prévention des risques à destination des pouvoirs publics.

Les conclusions de l’expertise confirment l’existence de voies d’approches scientifiques des multi-nuisances. De surcroît, les experts reviennent (à juste titre) sur le problème de l’application de résultats issus d’études sur l’animal à l’homme, insistent sur une approche réellement scientifique de la thématique : approche locale, cellulaire ou subcellulaire, modélisation, etc.

Si une partie conséquente du débat scientifique associé à cette expertise sort de mes « cordes », n’étant pas toxicologue, les arguments introduits ci-dessus posent de manière évidente la question du temps, des moyens et des forces en présence pour arriver à des conclusions capables d’éclairer de manière robuste les décideurs publics. L’opérationnalisation des propositions (qui ne rentrait pas dans le champ de l’expertise) reste un point délicat (mais essentiel) à traiter ; autrement, quelle que soit la qualité du rapport, sa destinée risque d’être proche du classement vertical…

Jean-Claude André

 

  • [1] Environ Risque Sante. 2016;15:198-199. 3

Publication analysée :

* Miller M1, Goodson W, Manjili M, Kleinstreuer N, Bisson W, Lowe L. Low-dose mixture hypothesis of carcinogenesis workshop: scientific underpinnings and research recommendations. Environ Health Perspect Epub 2016 Aug 12.doi: 10.1289/EHP411

1 National Institute of Environmental Health Sciences, Research Triangle Park, États-Unis.