L'Information Psychiatrique
MENUDéclenchement des psychoses : les facteurs blancs, une valeur de nuisance vide Volume 79, numéro 5, Mai 2003
Auteur(s) : German Arce Ross*
* 6, rue de l’Abbé Grégoire, 75006 ParisAngoisse de mort et paternité délirante
Odile Lemaud-Prairy1, une femme de
31 ans, travaille comme hôtesse d’accueil dans un service pour
personnes âgées. Elle arrive à l’analyse en proie à des délires qui
tournent autour de la nourriture (boulimie relative) et des thèmes
de mort, notamment des idées (largement développées dans les poèmes
qu’elle nous adresse) qui se référent au fait de se nourrir de
cadavres au point de « mourir de s’être trop
régalée ». À cela s’adjoint un complexe dépressif profond
avec des troubles du sommeil et principalement des angoisses de
mort et d’abandon. Odile pense tout le temps à un ancien camarade
mort (mais qu’elle connaissait très peu en fait) pour lequel elle
dit souffrir beaucoup, car elle se l’imagine enterré et en train de
pourrir. Elle nous raconte des détails de la décomposition du corps
enterré en démontrant un étrange mélange d’angoisse, de dégoût et
de plaisir. Alors, Odile s’imagine également qu’elle-même vient de
mourir et qu’elle vient d’être enterrée vivante. Mariée à un
Albanais de Yougoslavie, elle nous amène tout le temps des
bulletins de la guerre au Kosovo, à partir d’informations
recueillies lors d’appels téléphoniques, d’émissions
radiophoniques, de coupures de presse, mais aussi de cauchemars,
d’hallucinations auditives ou visuelles et d’images mentales qui la
hantent en permanence.
Ayant la conviction d’avoir vécu des épisodes particulièrement
angoissants, elle dit vouloir soigner maintenant les conséquences
que la violence extrême a provoquées chez elle. Elle entend presque
tout le temps des tirs, des bombardements, des coups de
mitrailleuse, les voix de soldats qui s’approchent de la fenêtre,
les cris des victimes, les explosions… Cependant, Odile n’est pas
pour autant une traumatisée de guerre. La guerre, les
bombardements, la mort des autres, tout cela l’angoisse mais elle
ne l’a pas réellement vécu. Elle a été en effet évacuée par
hélicoptère bien avant le début des opérations. En revanche, en
voulant toujours jouer à l’enfant un peu débile, Odile tente de
refuser en partie le temps passé et notamment l’extrême violence du
père. Son père avait un vilain plaisir à lui faire du mal. Il
terrorisait ses propres enfants en leur créant une angoisse, non
pas de castration mais de mort. Cette attitude éducative, qui selon
elle dépassait toute logique puisqu’elle n’avait pas de relation
directe avec les bêtises des enfants, est illustrée par un incident
dû à une punition par l’eau : au bord d’une rivière, son père
la pendait par les pieds et la laissait couler doucement la tête
dans l’eau ; mais, dit-elle, « juste avant que je
meure, il sortait ma tête de l’eau ». Par ailleurs, Odile
se plaint d’avoir eu droit tellement souvent à des gifles et des
fessées qu’elle finissait par prendre plaisir à montrer les marques
sur sa peau. Toutefois, progressivement, une profonde angoisse de
mort s’est alors développée, se manifestant par la peur de mourir
dans l’eau par l’œuvre du père.
La forclusion de la fonction symbolique du père peut être
illustrée de plusieurs manières. D’une part, après ces violences,
la seule chose qui fait certitude pour elle, c’est qu’elle ne sait
pas ce que c’est qu’un père. C’est comme si elle disait que la
fonction symbolique, elle ne l’a pas. D’autre part, il y a
l’angoisse de mort concernant non seulement elle-même mais aussi
son père, cela sous la forme d’une peur de le tuer. D’ailleurs,
selon elle, « à plusieurs reprises, ça a été
limite » : elle aurait pu facilement passer à l’acte.
Aujourd’hui, l’analogon de la peur de tuer son père serait la peur
que son mari meure à la guerre. Mais d’autre part encore, il y a la
figure pathologiquement prégnante du grand-père paternel ainsi que
l’histoire de l’adoption et du changement de patronyme du père,
éléments qui demeurent énigmatiques pour Odile.
Henri Lemaud, le grand-père paternel, ayant été rendu fou par la
Milice, meurt après avoir reçu un éclat d’obus pendant la guerre
avant 1945. À cause de sa folie furieuse, cet homme était devenu
depuis longtemps l’objet d’un fort rejet de la part de la famille
de sa femme, décédée bien avant lui. Son fils, Emmanuel Lemaud,
devient donc orphelin et est adopté par son oncle et sa tante.
Henriette Prairy, tante maternelle d’Emmanuel, vivant avec son
frère Olivier, oncle maternel d’Emmanuel, adoptèrent donc Emmanuel,
père d’Odile. Officiellement, l’adoption n’aura lieu qu’après les
20 ans d’Emmanuel et, à cette occasion, son nom complet
devient Emmanuel Lemaud-Prairy mais, depuis un bon moment déjà, il
n’était plus appelé que par le nom d’Emmanuel Prairy, le patronyme
Lemaud ayant été l’objet d’un rejet radical de la part de ses oncle
et tante. Cela a fait que, pendant son enfance, Odile n’a jamais
rencontré aucun Lemaud et qu’elle n’aurait découvert la provenance
de ce nom de famille que très tard. C’est ainsi que la rencontre
avec ce patronyme, figurant le retour du père réel, lui fait
comprendre, selon ses propres termes, que son père avait bien un
père. Cette rencontre dans le réel avec l’ancêtre pathologique peut
être mise en connexion avec le déclenchement de la psychose, dans
la mesure où Odile demeure identifiée au grand-père mort fou,
figure représentant en partie le père réel de la mort. N’oublions
pas cependant qu’une autre figure du père réel est celle de la
violence absurde de son propre père, qu’elle ne parvient à
localiser nulle part.
Si nous disons que le père demeure pour Odile symboliquement
forclos, c’est dans la mesure où aucune image, aucune
représentation ou plutôt aucun représentant signifiant du père ne
fonctionne chez elle comme un moyen efficace de pacification de ses
motions pulsionnelles, ni comme le représentant symbolique de
l’interdit freudien. Au contraire, pour elle, ce qui reste de son
père n’est que l’image d’un être pulsionnel, c’est-à-dire qu’il est
vécu par elle comme la source d’une jouissance qu’elle peine à
localiser par la suite. Ce père reste ainsi forclos de la dimension
symbolique et, par là, l’angoisse de mort, transmise par le père à
sa fille, se transforme en crainte-désir de tuer le père. Les deux
angoisses de mort, celle de son père et la sienne, ainsi que la
crainte-désir de le tuer produisent une troisième angoisse
retournée contre Odile elle-même, laquelle angoisse se transforme
en culpabilité délirante. Dans ce cas, le père forclos, sous les
espèces de son véritable père ainsi que du grand-père fou et mort
d’un éclat d’obus, devient non pas un père symboliquement mort mais
un père de la mort qui sans cesse jouit dans le réel de sa propre
condition.
Marie, une femme encore étudiante de 34 ans, présente des
crises d’angoisse très fortes et invalidantes2 dans le contexte d’un fond dépressif
caractérisé par une profonde et permanente douleur mélancolique,
des chagrins, de l’humeur triste, des auto-accusations et des
auto-reproches, un récurrent repli sur soi, un manque de désir
généralisé, de l’aboulie, de l’anhédonie, une hypersensibilité
ainsi que des regrets de ne pas avoir d’enfant ou de ne pas avoir
fini ses études. Ses angoisses de mort, qui se manifestent le plus
souvent par de la clinophilie, les tendances boulimiques, la phobie
de l’évanouissement, les tremblements diffus du corps et les
hypersomnies3 constituent le
principal moteur pour la cristallisation et l’évolution d’un délire
de mort bien caractérisé. Ainsi, Marie se croit soit très vieille,
ayant plus de 100 ans, soit ne faisant plus partie du monde
des vivants. Par ailleurs, après plusieurs séjours en psychiatrie,
la dernière décompensation a eu lieu il y a quatre ans au moment de
la mort de la grand-mère maternelle. Puis, il y a deux ans, à la
mort du grand-père maternel, Marie finit par se sentir complètement
orpheline.
L’angoisse de mort semble être à un premier abord une simple
angoisse devant la mort, ce qui nous ferait situer à tort sa
problématique au niveau des deuils pathologiques. Mais, en vérité,
nous devons considérer cet angoisse de mort comme un des éléments
essentiels d’une dangereuse cotardisation, car il s’agit plutôt
d’une angoisse de souffrir après la mort. En effet, Marie
dit avoir pensé, depuis l’âge de 2 ans, qu’elle pouvait mourir
et malgré cela être encore vivante, ou alors qu’elle pouvait être
enterrée vivante. Cette souffrance morale la confine dans une
solitude extrême, dans un abandon absolu, dans une détresse
éternelle. C’est ainsi que l’angoisse de mort se manifeste
également lors de deux interruptions volontaires de grossesse à
l’âge de 23 ans et de 25 ans, mais plus banalement lors
de ses règles ainsi que, aujourd’hui, lors de ses examens
universitaires ou de n’importe quel autre événement ordinaire de la
vie quotidienne. Cependant, curieusement, d’autres événements très
difficiles de l’histoire de sa famille ne produisent chez elle
aucune réaction importante.
Nous pouvons illustrer la forclusion de la fonction paternelle chez Marie par les multiples attitudes rejetantes du père depuis sa toute petite enfance, mais aussi par un événement amoureux chez la mère qui précède la rencontre des deux parents. Le père, exerçant une grande profession dans la vie politique, est décrit comme un sujet très anxieux avec des tendances dépressives. Ayant un grand besoin de solitude, étant toujours très tendu comme si rien ne pouvait le rassurer et devenant très vite exaspéré pour la moindre difficulté, il a une forte tendance à se réfugier dans l’excès de travail. Ces caractères se retrouvant dans la personnalité et le discours de Marie signent par là une identification pathologique au père. Celui-ci, depuis de longues années, n’a plus de contact avec les voisins et a coupé délibérément toute relation avec sa propre mère, la grand-mère que Marie aime tant. Depuis longtemps, il est aussi en rupture totale avec une des sœurs de Marie, à cause du mari de celle-ci qu’il n’accepte pas. Aujourd’hui, son père rejette également Marie de façon radicale à cause de son ami qui a des origines nord-africaines. C’est ainsi que le père s’est progressivement et radicalement coupé de la vie de tous ses enfants. Par ailleurs, son enfance est remplie d’un grand vide d’amour. En effet, étant enfant, Marie avait toutes les choses matérielles qu’elle désirait et avait un programme d’activités très chargé (cours de piano, de danse, de langues, etc.), comme son père, mais il lui manquait une intimité tendre avec ses parents qui étaient toujours très pris par leurs engagements sociaux. Elle tient donc à dire qu’il n’y aura jamais personne au-dessus d’elle, c’est-à-dire que du côté de ses parents il y a un vide que rien ni personne ne saurait combler. Alors, une question s’impose : comment expliquer le manque d’amour de ses parents pour Marie et quel rôle peut-il jouer dans sa pathologie ?
Si les angoisses de Marie se concentrent presque exclusivement autour de la relation à la mère, comme si celle-ci était le noyau central de sa pathologie, c’est probablement parce que, chez la mère, toute une suite de deuils pathologiques semble constituer le pivot de l’amour particulier de celle-ci pour sa fille. Cet amour vide, froid et profondément mélancolique s’est tissé et cristallisé autour des insurmontables soucis de la mère lors de ruptures importantes semées tout au long de sa vie, lors de multiples décès de ses êtres chers ainsi que lors d’une énorme blessure sentimentale. À cet égard, la mère de Marie a été confrontée, à l’âge de 7 ans, non seulement au divorce de ses parents mais aussi à la séparation définitive d’avec eux pour aller vivre avec son grand-père. Malheureusement, à l’âge de 10 ans, son grand-père meurt brutalement d’un crise cardiaque et, étant très sensible et déjà très éprouvée par la vie, la mère de Marie ne parvient pas à surmonter totalement cette perte. Un peu plus tard, à l’âge de 15 ans, elle est cette fois confrontée au décès brutal de son oncle, également d’une crise cardiaque. D’ailleurs, beaucoup plus tard, ce sera au tour de sa propre mère de mourir aussi d’une crise cardiaque. Mais la rupture qui cristallise la problématique de la perte insurmontable a lieu juste avant la naissance de Marie.
En effet, entre ses 18 et ses 28 ans, la mère de Marie a vécu une grande histoire d’amour avec un homme nord-africain. Ils se sont mariés quand elle avait 25 ans, mais c’est trop rapidement que leur relation se dégrade et, trois ans plus tard, leur divorce consommé, l’homme encore aimé part définitivement et brutalement avec une femme plus jeune qu’elle. Cet homme, toujours idolâtré malgré tout, est décrit comme insupportable, capricieux et très autoritaire. Mais, malgré son caractère dur et non avenant, il marque définitivement, par une profonde blessure d’amour, le cœur de la mère de Marie qui, encore aujourd’hui, a des larmes aux yeux lorsqu’elle l’évoque. Un an après le divorce, la mère de Marie rencontre son futur mari et, à cette occasion, elle a une extinction de voix. Leur mariage ainsi que la conception de Marie se réalisent tout de suite après.
C’est à l’âge de 12 ans que Marie découvre toute l’histoire sur cet autre presque père, un père réel, dont l’image a été découpée des photos de jeunesse de la mère et qui demeure malgré tout la référence secrète et insurmontable de celle-ci. Évidemment, ayant eu depuis toujours l’impression d’avoir été adoptée par ses propres parents et découvrant cette histoire lors de sa puberté (ce qui donne un aperçu de ce que nous appelons un facteur blanc), Marie ne s’est pas empêché de penser qu’elle pouvait être l’enfant de cet homme. Elle pensait aussi que sa mère pouvait également imaginer à son tour que Marie était l’enfant de l’homme qu’elle aimait en secret. D’une imagination énigmatique et catastrophiquement fertile concernant le thème de la paternité, Marie passe alors progressivement vers une certitude délirante sur un abandon irréductible qui ne la quitte plus. Poussée en cela par le type de relation échafaudée par un père rejetant aussi bien que par une mère angoissante, Marie cristallise la problématique d’une paternité morte autour de l’angoisse d’abandon, voire au fond autour de l’angoisse de mort.
Dans les deux cas que nous venons de voir, nous pouvons dire que ce qui est forclos ce n’est pas le tout du père mais plutôt un seul des aspects de la fonction paternelle, à savoir la question de l’angoisse de mort qui n’est pas devenue angoisse de castration. La forclusion du Nom-du-père est à comprendre ainsi comme une forclusion partielle et non pas comme une opération totale ou générale. Dans ces deux cas, c’est l’aspect mortel de la fonction paternelle (soit par le biais du père, soit par celui de la mère, soit encore par les deux ensemble) qui est l’objet de la forclusion.
3 Périodes quotidiennes de sommeil de 10 à 15 heures avec réveil pénible.
Facteurs blancs spécifiques à la psychose maniacodépressive
Notre idée est qu’il existe des facteurs de déclenchement de la
psychose maniacodépressive (PMD) qui sont susceptibles d’une
formalisation et d’une recherche approfondie pour la compréhension
des conjonctures de son déclenchement et, au-delà, des délires
propres à cette psychose. Nous les appelons par le terme de
facteurs blancs dans le sens où ils ont une relation étroite
avec des événements négatifs, tels que les pertes, les ruptures,
les deuils, les ruines financières, les modifications radicales des
conditions habituelles de vie, c’est-à-dire qu’ils représentent des
événements à valeur de nuisance mais qui demeurent vides de toute
valeur [1]. Les facteurs blancs produisent des espaces vides dans
le déroulement de la chaîne signifiante, laquelle est censée
représenter un à un, de manière enchaînée et selon une logique
propre, les événements cruciaux de la vie d’un sujet donné. Les
facteurs blancs ne sont pas des événements de la vie de relation
mais des non-inscriptions signifiantes à l’occasion de certains
événements qui réactualisent la catastrophe paternelle et auxquels
ils accordent par anticipation une valeur vide ou énigmatique. Le
déclenchement de la psychose se produirait lorsque ces blancs ou
ces espaces vides s’articulent dans la chaîne des représentants
cruciaux, avec l’aspect forclos de la fonction paternelle dont ils
dépendent. Notre idée est que chaque facteur blanc est en soi-même
une reproduction réduite et limitée de la forclusion du
nom-du-père, laquelle aurait dans le cas spécifique de la PMD une
orientation mortelle.
Des facteurs de déclenchement spécifiques à la PMD, observés dans
l’histoire de la clinique et qui semblent proches de nos facteurs
blancs par la thématique et l’évocation mortelles, nous pouvons
citer quelques exemples pris chez des auteurs d’avant l’avènement
de la psychiatrie aussi bien que dans les observations de plusieurs
cliniciens de la psychiatrie classique. Déjà en 1621, par exemple,
l’érudit R. Burton, dans son ouvrage l’Anatomie de la
mélancolie, fait référence entre autres « causes
multiples et accidentales » à des décès d’amis, d’êtres
chers, à des pertes de biens matériels et de fortunes, ainsi qu’à
d’autres « événements affreux » comme les
accidents qu’occasionne la peur, les mariages malheureux ou les
rejets dus à des personnes maléfiques telles que les marâtres
injustes [3]. De leur côté, dans les observations de la psychiatrie
classique, il s’agit toujours d’événements qui auraient pu
constituer des deuils pathologiques mais au cours desquels, pour
une raison quelconque, la valeur traumatique du deuil ne se
manifeste pas. C’est ainsi par exemple que, dans la discussion du
congrès de Blois de 1892 organisé pour la valeur diagnostique et
pronostique du syndrome de Cotard [8], nous trouvons des facteurs
de déclenchement dont la plupart sont des références à la perte
d’êtres chers, aux pertes ou ruines financières ainsi qu’aux
changements brusques des modes habituels de vie.
Concernant la perte d’êtres chers, Cullerre présente une
observation où l’accès se déclare à la suite d’un profond chagrin
lors de la perte d’une nièce adoptée par la patiente [5]. Dans les
observations de J. Séglas, l’on trouve présentée une patiente de
52 ans ayant vécu plusieurs deuils dans sa famille. Le père
décède lorsqu’elle a 20 ans, ensuite vient la mort de la mère
et du grand-père maternel, un oncle suicidé, un frère mort avec de
terribles angoisses et une sœur décédée à peine à l’âge de
5 ans. Il est surprenant que, malgré tous ces événements
normalement pénibles, la patiente n’ait déclenché la psychose qu’à
l’âge de 51 ans à la suite d’une simple escapade du fils.
Cette observation est très intéressante dans la mesure où elle
montre que le déclenchement clinique s’appuie sur un facteur blanc,
c’est-à-dire sur un événement secondaire qui réactualise la série
de facteurs blancs qui ont commencé à se préparer très probablement
depuis l’âge de 12 ans lors du décès de la sœur. Séglas fait
référence aussi à une patiente de 45 ans tombée malade à la
suite de la perte d’un de ses enfants. Au lieu de souffrir
simplement d’un profond chagrin dû à cette perte tragique, la
patiente développe des auto-accusations sur la mort de son enfant
et croit à une influence mystérieuse et néfaste. Cela prouve que
l’événement en question n’est pas pris en lui-même, ni pour
lui-même, mais enclenche une véritable mobilisation de la
forclusion, c’est-à-dire une réactualisation de l’aspect proprement
forclos de la fonction paternelle. Si le facteur blanc a le pouvoir
de mobiliser le père symbolique forclos, c’est qu’il s’agit en
quelque sorte d’un retour de celui-ci dans le réel. Par ailleurs,
un an après le congrès de Blois, E. Toulouse présente le cas d’une
femme ayant déclenché une mélancolie avec un délire des négations
systématisé lorsque, à l’âge de 35 ans, elle est confrontée à
la mort d’une première amie, puis d’une autre [28]. Le tableau se
présente surtout comme un délire de mort en fonction de facteurs
blancs liés aux décès de deux de ses amies ainsi qu’à sa propre
angoisse de mort. Concernant les autres aspects, notons que
Cullerre, Mordret et Ramadier [5] citent des cas où les troubles
mélancoliques tels que les délires de ruine, de culpabilité et
d’indignité, le refus d’aliments et les tentatives de suicide ainsi
que les idées hypocondriaques de négation partent de facteurs tels
que les pertes d’argent, les mauvaises affaires et les ruines
financières. Quant aux changements brusques des modes habituels de
vie, nous avons plusieurs exemples : le cas du départ du mari
à la guerre, noté par Mordret ; les frayeurs liées à
l’occupation d’une armée étrangère, observées entre autres par le
même Mordret ; les maladies, comme celle de cette femme,
présentée par Briand, dont le délire de mort débute par une maladie
utérine ; les chagrins domestiques dans une observation de
Carrier ; les frayeurs et les changements hormonaux tels que
la ménopause dans un cas de Mordret.
Nous observons que tous ces facteurs sont parfois tragiques, en
général plutôt pénibles et en tout cas carrément négatifs.
Pouvons-nous trouver des événements positifs, voire heureux, qui
aient le potentiel de déclencher une PMD ? Ou est-ce alors une
obligation qu’ils soient toujours négatifs ou à valeur de
nuisance ? Pour le moment, nous ne pouvons pas répondre à ces
questions. Mais, de tous les facteurs blancs notés par ces
cliniciens, il y en a au moins un qui n’est pas, en lui-même,
forcément négatif. C’est le cas d’une première naissance précédant
immédiatement un accès mélancolique anxieux chez une jeune femme de
22 ans (observation de Pichenot). Cette conjoncture, malgré
son caractère éventuel de simple exception à la règle, par ses
seuls traits apparents d’événement positif ou heureux, irait contre
notre conception des facteurs blancs comme comportant toujours,
dans la PMD, des valeurs de perte ou de mort. Mais, si nous
regardons le cas de plus près, nous constatons que la malade
présentait des « préoccupations exagérées » ainsi
qu’une aversion subite contre son propre enfant, comme si cette
naissance apportait la preuve, terriblement néfaste, qu’elle était
une mauvaise mère, indigne donc de vivre un tel bonheur.4 Nous voyons alors que la patiente avait
accordé une valeur négative ou un caractère nuisible, mais vide de
sens, à un événement qui, dans l’absolu, peut être considéré comme
positif ou heureux. Toute la différence est là.
Dans son Introduction à la psychiatrie clinique, E.
Kraepelin note qu’une femme de 30 ans fait de sérieux efforts
pour se tuer et développe des symptômes mélancoliques à la suite de
la mort de son mari [16]. Voici donc un premier facteur blanc qui
permet le déclenchement. Puis, elle devient franchement anxieuse
lorsqu’il a fallu vendre sa maison pour liquider la succession. Il
s’agit là d’un deuxième facteur blanc, toujours à connotation
négative ou à valeur de nuisance, venant faire série logique avec
le premier et prêtant matière à l’évolution du délire. Chez
Kraepelin, les observations de facteurs blancs abondent5, vu que, d’après son expérience, «
il n’est pas rare notamment que les accès apparaissent après des
maladies et des décès touchant des membres de la famille »
[17]. Nous avons par exemple une femme développant un complexe
anxieux accompagné du délire de culpabilité lors de la maladie du
fils et de la mort du mari [16]. Une autre, dans la conjoncture
d’un incendie dans la chambre à coucher, dont la psychose s’est
déclarée juste après l’accouchement d’un deuxième enfant. Une autre
encore dont le délire éclate à partir de la décision du mari de
changer sa maison de commerce car la patiente avait le profond
sentiment que le déménagement lui causerait la mort. Kraepelin note
encore d’autres événements qui ont comme caractéristique commune
celle d’être des nuisances6 et de
jouer le même rôle dans le déclenchement : « une
dispute avec les voisins ou avec des proches, des procès en
instance ou imminents, l’effroi causé par un accident, des
dissensions avec le bien-aimé, un amour malheureux, l’émoi causé
par une infidélité, des difficultés de paiement, des pertes, des
achats, des ventes, des déménagements, des soins fatigants
prodigués à un malade » [17]. Plus tard, P. Janet souligne
aussi, au passage, que les conditions qui déterminent le
déclenchement des états mélancoliques se trouvent parfois à la
suite des maladies débilitantes, des opérations chirurgicales, des
grands bouleversements de la vie, c’est-à-dire à la suite de
ruptures ayant une valeur de nuisance des modes habituels de vie
[14]. De son côté, Binswanger, en 1933, expose le cas d’une femme
maniaque qui présente des « sauts » d’éléments
significatifs dans la relation à sa mère malade, de telle façon que
ces « éléments de signification » sont perçus, ou
vécus, par la patiente comme inexistants [2]. De tels sauts
maniaques, clairement exprimés dans le symptôme de la fuite des
idées, nous font évidemment songer à notre conception des facteurs
blancs. Dans la même étude, Binswanger présente le cas d’un jeune
homme de 24 ans et demi, dont le père s’était suicidé à peine
huit semaines après son propre mariage et sept mois avant la
naissance du patient. Ce qui est à remarquer, c’est l’absence chez
la mère, et cela malgré la grossesse, de toute réaction émotive ou
psychopathologique (en termes de deuil s’entend) à la suite du
suicide du mari dont elle avait d’ailleurs elle-même découvert le
cadavre [2]. N’y aurait-il pas déjà chez cette femme le germe d’un
facteur blanc précédant la naissance de son fils ? En d’autres
termes, l’absence d’émotion chez la mère, cette valeur vide d’un
événement de nuisance concernant la figure paternelle, n’est-elle
pas réactualisée, sous la forme d’un facteur blanc, dans
l’hallucination de la mère mourante qui frappe soudainement le
patient lorsqu’il tombe amoureux ?
Nous trouvons ainsi, dans les cas de Kraepelin et chez d’autres
psychiatres du XXe siècle, les mêmes caractères des
facteurs blancs de la PMD — à savoir la perte d’êtres chers, les
ruines financières et les changements brusques des modes habituels
de vie — que l’on trouve dans certains cas de la psychiatrie
classique, et notamment dans les observations de Cotard ou des
participants au congrès de Blois, aussi bien que dans celles des
cliniciens plus proches de nous. En effet, A. Menard, clinicien
appartenant au champ freudien, présente un cas où le déclenchement
de la psychose se fait à la suite du suicide de la sœur du sujet
[25]. L’intérêt de l’observation étant que, de façon surprenante,
le sujet avait accueilli cette mort avec une totale indifférence.
Par ailleurs, nous avons noté dans le texte de M. Czermak les
conjonctures, les circonstances ou les événements qui eurent lieu
lors de l’entrée dans la psychose [7]. Ils se réfèrent tous à des
deuils, à des pertes affectives ou à des ruptures — encore des
nuisances donc —, comme la perte d’un enfant par avortement et les
questions du fils aîné sur la paternité et la mort ; ou le
décès d’un ami ; ou l’avortement de la future femme du
patient, conjoncture compliquée par une histoire d’adoption par le
beau-père et par la nécessité, pour des questions d’héritage, du
changement de patronyme ; ou encore l’héritage de la tante
maternelle, événement qui réactualise la circonstance particulière
de la mort du père ainsi que la culpabilité de la mère dans cette
mort qu’elle rejeta pourtant, l’imputant au sujet quand celui-ci
était en bas âge ; ou enfin, la séparation d’avec le mari.
Facteurs blancs dans le déclenchement des psychoses en général
La clinique classique a également déjà vérifié que les états d’énamoration favorisent sans doute l’entrée d’un sujet dans la psychose. Prenons comme exemple le cas du protagoniste principal du film Él de Luis Buñuel7 : c’est au moment où cet homme riche, puissant et respecté tombe amoureux en regardant furtivement les pieds d’une très belle demoiselle lors d’une messe dominicale, et où il se sent par la même occasion tout à fait affranchi de la nécessité de compter sur son avocat pour régler ses litiges agricoles, que le processus d’une franche paranoïa se déclenche avec toute sa force. Par ailleurs, fait observé par plusieurs auteurs, le déclenchement d’une psychose jusque là latente peut aussi s’effectuer lors d’une entrée en analyse, phénomène qui s’explique par le fait que l’analyse est une façon radicale de « prendre la parole »8. Sinon, dans une observation rapportée par Lacan, un jeune homme décompense après avoir rencontré la fille d’un très bon ami [20], c’est-à-dire là où la situation œdipienne non symbolisée est réactualisée. Qu’ont-elles en commun ces situations où se déclenche une psychose ? Nous pouvons d’abord dire que ce qui est rencontré lors d’une énamoration, lors d’une entrée en analyse, lors d’une situation triangulaire, lors d’une nomination ou d’une naissance, c’est l’Autre de la jouissance qui mobilise la forclusion du signifiant paternel9.
Depuis les Complexes familiaux, Lacan met en relation l’entrée dans la psychose avec l’arrêt du sujet à un moment particulier de l’dipe. Il est considéré comme étant le prototype ou le précurseur de la sublimation, où émerge l’objet de l’identification. C’est à partir de ce moment que des processus tels que l’inhibition quant au but de la pulsion peuvent s’exercer et que donc la castration, ou l’interdiction de jouissance, opérera par l’intermédiaire d’une introjection de la loi et de la consécutive identification au père. En effet, de ce moment particulier se dégage une imago paternelle constitutive de l’idéal du moi, voire ce qui sera aussi appelé plus tard le signifiant primordial de la fonction paternelle ou S1 [19]. Mais un arrêt à ce moment œdipien s’effectue dans une ligne frontière à partir de laquelle l’on observe un rebroussement de la sublimation. Partant de là, l’entrée dans la psychose équivaut à une reproduction du seuil à partir duquel s’élabore le point culminant de la réalisation œdipienne, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une réactualisation de l’aspect formel d’une relation encore défaillante à l’imago paternelle (ou au signifiant primordial). Si le facteur déclenchant des psychoses est ainsi formellement mis en relation avec l’entrée œdipienne, c’est parce que, dans les deux cas, il y a un objet qui se transfigure. La différence étant que, dans le déclenchement de la psychose, la rencontre avec un objet œdipien procure, au lieu de la sublimation, une sensation énigmatique, un sentiment de choc, une profusion de significations…
En étudiant, plus tard, le début clinique de l’expérience
psychotique, Lacan notera que « le sujet se trouve
absolument démuni, incapable de faire réussir la Verneinung
à l’égard de l’événement » [20]. C’est alors que l’on
peut nommer les éléments nécessaires pour le déclenchement d’une
psychose10 : d’abord, tout doit
partir d’un manque primitif de symbolisation, c’est-à-dire d’une
non-symbolisation première de la fonction paternelle, voire d’une
non-assomption de l’identification au père symbolique (père de la
loi)11 ; ensuite, il est
nécessaire que le sujet soit confronté avec l’apparition, dans le
monde extérieur, d’un objet qui rappelle l’élément primitivement
non symbolisé ; finalement, dans l’irruption de cet événement
particulier, participant du défaut qui existe depuis toujours, il
s’agit d’une rencontre tout à fait spéciale qui déstabilise le
sujet à un certain carrefour de son histoire. Tout se passe comme
si la rencontre opère un appel irrépressible du sujet à la fonction
paternelle défaillante et non symbolisée. En effet, lors de
l’entrée dans la psychose, ce que le sujet rencontre, dans des
conditions nominatives comme à l’occasion d’un appel, d’une
élection, d’une promotion ou d’une nomination, c’est le signifiant
du père comme tel. Parfois, il s’agit de l’appel d’un signifiant
essentiel qui est en relation avec la question d’être père par
exemple, un appel venant du champ de l’autre auquel le sujet ne
peut pas répondre. Dans sa Question préliminaire…, Lacan
indique que « pour que la psychose se déclenche, il faut
que le nom-du-père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais
venu à la place de l’autre, y soit appelé en opposition symbolique
au sujet » [21]. L’absence de ce signifiant primordial
produit un trou dans le signifié, d’où la décomposition imaginaire
qui résulte jusqu’à l’avènement du délire. Si le modèle de l’appel
privilégié par Lacan est celui de la paternité, c’est parce que
certaines figures du père — ayant des puissants idéaux tels que les
traits d’un esprit réformateur ou législateur — peuvent produire
des effets ravageants lorsque celui-ci, dans sa relation à la
descendance, transmet une valeur de démérite, de fraude,
d’imposture ou d’insuffisance de la fonction paternelle.
Ainsi, les conjonctures de déclenchement le plus souvent évoquées
par Lacan sont des situations où apparaît la fonction non pas du
père symbolique ni du père de la réalité (père imaginaire) mais
d’un-père réel, sous la figure par exemple de l’époux (pour une
femme qui vient d’enfanter), du confesseur (pour une pécheresse) ou
du père du jeune homme (pour une jeune fille amoureuse). Dans ces
situations, qui impliquent des véritables rencontres et des
événements effectifs ayant lieu dans la vie, le sujet y fait
dramatiquement appel à un père radicalement absent. Le sujet y fait
appel, selon les termes lacaniens, par l’intermédiaire d’un autre
père. Notons là que l’un-père est un père réel qui joue un rôle
fort lors du rejet d’un signifiant qui représente à lui seul la
fonction paternelle symbolique. Pour qu’il soit opérateur dans le
déclenchement, il faut que cet un-père s’installe dans une
conjoncture qui parodie la relation œdipienne, se posant en tant
que tiers vis-à-vis d’une opposition qui rappelle la fonction
imaginaire du couple mère-enfant. La psychose se déclenche ainsi
dans des situations que le sujet ressent comme incestueuses. Le
problème serait de savoir si l’un-père opère parce que
préalablement il y a rejet de la fonction paternelle. Dans ces
conditions, quand et comment peut-il venir à y opèrer ?
Quelles sont les analogies et les distinctions entre le père
symbolique forclos et l’un-père réel ? Dans la structure
psychotique, l’un dépend-il de l’autre ? Ou alors, sont-ils
tous les deux des aspects différents de la même fonction paternelle
soumise à la forclusion ? D’autres questions, concernant le
déclenchement des psychoses et sa relation à la forclusion du
Nom-du-père en tant que simple défaillance de la fonction
paternelle pourraient se poser encore.
Cependant, pour avancer dans la perspective d’une clinique
différentielle des psychoses d’orientation lacanienne, il ne suffit
pas d’en rester là. À cet effet, nous devons tout d’abord concevoir
une distinction triadique : une structure psychotique
peut se maintenir longtemps, parfois toujours, plus ou moins
stabilisée, c’est-à-dire sans conséquences cliniques ; la
structure psychotique, en se décompensant à partir de la rencontre
avec un élément réel, peut se transformer en psychose
clinique ; mais, grâce à un nœud symptomatique créé
spécialement par un rebiffement du sujet, la psychose clinique peut
trouver une suppléance qui la fait en partie revenir à
l’état initial (sans manifestations cliniques) et en partie accéder
à un état nouveau. Dans cette triade, nous avons déjà une clinique
différentielle des psychoses qui se divise en structure de la
psychose, psychoses cliniques et suppléances
psychotiques, les deux dernières étant toutefois forcément
secondaires par rapport à la première. Les différences qu’une
psychose clinique peut prendre dès son moment initial sont des
indices de la structure de la psychose, de la même façon que la
création des suppléances n’est pas indépendante des formes par
lesquelles le rejet de la fonction paternelle a lieu. Qu’une
psychose se déclenche — et évolue ensuite — d’une façon bien
déterminée et caractéristique plutôt que d’une autre indique bien
que la rencontre avec l’un-père dans le réel ne mobilise pas de la
même façon la forclusion du Nom-du-père dans un cas et dans
l’autre. Cela implique qu’il y a en réalité plusieurs types de
déclenchement. Mais aussi que ces différences renvoient au fait que
la forclusion à la base n’est pas identique dans tous les cas.
C’est alors en cela que l’étude de la spécificité des facteurs de
déclenchement se justifie ; et cela, comme le soutiennent
plusieurs auteurs [13], dans la mesure où c’est la valeur
symbolique subjective de l’événement, et non pas l’événement
lui-même, qui représente un facteur décisif et efficace.
Comme le note J.-C. Maleval, « la rencontre d’une figure paternelle, insérée en tiers dans un couple imaginaire, ne constitue pas une condition suffisante de déclenchement » [24]. Autrement dit, l’un-père n’est pas toujours un simple tiers paternel qui s’oppose à une relation duelle. L’un-père peut être aussi, nous semble-t-il, comme c’est le cas dans la psychose maniacodépressive, le représentant de la perte et de la mort, voire même l’élément réel qui mobilise le sujet autour de la seconde mort. Nous pouvons remarquer que l’on retrouve la même connexion dans d’autres structures psychotiques. Par exemple, dans l’analyse de la décompensation du président Schreber, Lacan observe la relation entre la paternité (ou la procréation) et la mort [20]. Sauf que, si Schreber n’est pas pour autant un mélancolique, c’est parce que ce qui prime chez lui, est plutôt le pousse à une autre jouissance dans son propre corps [27]. Dans ce sens, il y aurait chez lui un élément hypocondriaque (ou de délire par le corps) s’ajoutant — ou se substituant parfois — à la connexion entre paternité et mort.
Pour illustrer la question de l’autre jouissance sur le corps féminisé liée à la paternité délirante chez le président Schreber, nous pouvons faire converger les caractères du père, tels que fondateur, éducateur ou réformateur social, ensemble avec les signifiants de la lignée généalogique du sujet : Gottfried, Gottlieb, Frchtegot, Daniel…, vers le nom de Gott (Dieu, en Allemand) [21] que l’on retrouve également dans le noyau de son délire hypocondriaque. Ces deux chaînes signifiantes donnent un aperçu du caractère idéalisé, distant et intangible, de la fonction paternelle que le président Schreber a prise comme objet de la forclusion. Cela se prépare depuis le père de l’arrière grand-père, Johannes David, jusqu’au père de Daniel Paul, Daniel Gottlieb [9]. À cet égard, dans cette lignée d’hommes exceptionnels, l’on observe une constante tragique : le fils aîné, ayant toujours le prénom Daniel, est à chaque génération touché par une instance mortelle ; il s’agit d’une constante qui se reproduit lors de trois générations jusqu’à celle de Daniel Paul ; le grand-oncle, Johann Christian Daniel, consacre une bonne part de sa vie à l’étude de la reproduction des mauvaises herbes mais meurt célibataire et sans descendance (tendance que l’on retrouve d’ailleurs dans l’acharnement éducatif et réformateur du père de notre Schreber qui considérait les enfants comme des plantes), l’oncle Daniel Gustave meurt à l’âge de 3 ans à peine et le frère aîné, également appelé Daniel Gustave, se suicide à 38 ans ; en général, le fils voué à la mort tragique, l’aîné, était aussi celui choisi par le père comme unique ou principal collaborateur ; mais la branche fraternelle d’où procède Daniel Paul se situe invariablement, depuis le père de l’arrière-grand-père, chez le second fils qui à chaque génération est oublié, gommé, voire rejeté par le père. Nous avons ainsi deux axes dans la généalogie de Daniel Paul depuis cinq générations : l’un, qui relie paternité réformiste et rencontre mortelle, l’autre combinant paternité tyrannique et fébrile fécondité intellectuelle progressant vers le délire. C’est dans ce contexte de transmission pathogène que la biographie du propre père de Daniel Paul indique d’inquiétantes zones d’ombre qui nous font penser à des facteurs blancs : un grave effondrement nerveux à la suite d’un accident sportif et une abrupte démission de ses fonctions de Privatdozent lors d’un concours de circonstances difficile à élucider. Nous sommes ici devant un père ayant une vocation d’apôtre vis-à-vis des autres mais qui se dévoile intransigeant, péremptoire, unilatéral et tyrannique avec les siens et, pour cette raison, il n’est pas étonnant que l’objet de la forclusion soit le signifiant qui le représente en tant que père-soleil ou père-dieu [11]. En outre, une telle tyrannie s’exerçait directement sur un traitement forclusif du corps et du désir sexuel, par le biais de la gymnastique quotidienne de chambre, par une discipline hygiénique et contraignante ainsi que par des préceptes de procréation qui réduisaient la sexualité à une affaire de fécondité délirante où des êtres sains et supérieurs verraient le jour.
Ainsi, si Schreber n’est pas mélancolique, c’est parce que la relation entre paternité et mort, chez lui, ne constitue pas à vrai dire un facteur blanc comme dans la mélancolie. Ici, nous sommes en présence de facteurs blancs d’un autre type. Il n’empêche toutefois que les facteurs spécifiques dans le déclenchement d’une PMD ont aussi et surtout la caractéristique de posséder une double connotation : paternelle et mortelle. C’est de cette relation entre paternité inaccomplie, expériences irreprésentables du corps et mort non symbolisée, s’incarnant dans des figures tyranniques du père, que peut découler une nouvelle conception sur les facteurs blancs dans le déclenchement des psychoses en général. Plus précisément, les facteurs blancs chez Schreber ont à voir avec des événements corporels vides de sens et de signification, aussi bien qu’avec des événements suicidaires ou mortels, symboliquement non élaborés et généalogiquement présents en continu depuis l’ancêtre pathogène. À cet égard, les facteurs blancs opérant dans le déclenchement et dans les rechutes de l’hypocondrie délirante se trouvent, entre autres, autour des avortements spontanés de sa femme, pertes qui réactualisent la question hautement sensible de la mort du fils aîné dans la généalogie schreberienne.
Dans le récit freudien du cas de l’Homme aux loups, nous trouvons un autre et excellent exemple de facteur blanc dans la réaction de non-deuil ou plutôt d’absence de deuil chez Serguei Constantinovitch. Notons d’abord que le père, qui souffrait d’accès dépressifs, était en général absent de la maison, préférait nettement sa fille aînée à son fils et se convertit rapidement en une figure représentant une troublante angoisse de mort chez le petit enfant [12]. L’événement dont il s’agit concerne la réaction surprenante de celui-ci lors du suicide de sa sœur schizophrène, réaction dont Freud tient à souligner qu’elle lui avait fait revoir radicalement son appréciation diagnostique du cas : « on pouvait certes admettre que la douleur d’avoir perdu le membre le plus aimé de sa famille se trouverait inhibée dans son expression par la jalousie toujours à l’œuvre contre elle et par l’immixtion de l’état amoureux incestueux devenu inconscient, mais il m’était impossible de renoncer à un substitut pour l’éruption de douleur non advenue » [12]. Cette remarque sur l’absence d’un substitut pour une douleur non advenue nous apporte une riche indication de ce qu’aurait été pour Freud la signification du facteur blanc, s’il l’avait formulé et s’il l’avait élevé à la dignité d’un concept. En effet, le facteur blanc se produit lors d’une situation, évidemment à valeur de nuisance, où normalement on s’attendrait à voir émerger une douleur. Mais, fait surprenant, la douleur n’advient pas et, en outre, aucun substitut ne vient suppléer une telle éruption vide. Cette thématique serait proche de celle de l’hallucination négative, véritable clef conceptuelle, à notre avis, de la problématique du déclenchement des psychoses.
L’architecture des facteurs blancs dont on parle ici, notamment leur valeur de nuisance vide de sens, semble en effet très proche du schéma de l’hallucination négative du doigt coupé chez l’Homme aux loups. Serguei raconte : « alors que j’avais cinq ans, je jouais dans le jardin à côté de ma bonne d’enfants et avec mon canif je taillais dans l’écorce d’un de ces noyers qui jouent aussi un rôle dans mon rêve. Soudain, je remarquai avec un indicible effroi que je m’étais coupé en deux le petit doigt de la main (droite ou gauche ?), si bien qu’il n’était plus accroché que par la peau. De douleur je n’en ressentai aucune, mais une grande angoisse » [12]. L’aspect négatif de cette hallucination se trouve, non pas dans la blessure (qui est plutôt une hallucination positive), mais dans le fait d’halluciner qu’un morceau du doigt n’y est plus ou qu’il manque le raccord nécessaire entre le doigt et le reste de la main. Un événement, qui est normalement considéré comme ayant une valeur de nuisance (le doigt coupé), s’est produit ; mais le sujet ne lui accorde pas cette valeur puisqu’il ne ressent aucune douleur (cela signe plutôt la forclusion de la castration) ; au lieu d’être affecté par ce qui se passe de nuisible (puisqu’il revient rapidement au calme), il hallucine l’angoisse de mort (l’indicible effroi) d’une façon négative, c’est-à-dire par l’absence d’un substitut pour une douleur non advenue.
Également, nous croyons repérer l’ombre d’un autre facteur blanc
dans le cas Aimée. Lacan signale d’abord que le thème qui a
systématisé le délire est le vol de son enfant par la sœur
d’Aimée, enfant qui devient l’objet primordial d’un souci de plus
en plus délirant. Pourquoi ? D’où cela provient ? Où se
situe le début des troubles psychotiques ? Très probablement,
dans un facteur blanc qui aurait permis de cristalliser le délire
autour de la perte d’un enfant12. Il
s’agit de la mort non symbolisée d’un premier enfant qui,
mobilisant la valeur du rejet primordial, a pu cristalliser le
délire selon lequel on veut tuer ou on veut voler son deuxième
enfant13. Pourquoi parler d’une
valeur de nuisance si normalement une naissance est plutôt un
événement positif positif ou heureux ? Parce que, selon Lacan,
cet événement est empreint d’une angoisse majeure qui a,
entre autres, été déplacée sur un divorce éventuel qui la
séparerait définitivement de son enfant [18]. Mais, alors, pourquoi
parler de valeur vide ? Parce que l’idée même de sa séparation
d’avec son fils n’a jamais provoqué de larmes ni de souffrance, au
moins en la présence de Lacan.
Le déclenchement est situé ainsi, à ses 28 ans, alors
qu’Aimée est enceinte. À cette occasion, elle est en proie à un
état dépressif net mais surtout à une grande angoisse et, fait
essentiel, elle a déjà été bouleversée dans ses capacités de
procréation lorsqu’elle accouche d’un premier enfant de sexe
féminin mort-né pour cause d’asphyxie par le cordon. Nous sommes là
sans doute en présence d’un facteur blanc constitué par la mort
d’une fille aînée et nous connaissons l’impact fécond d’un tel
événement dans la vie de sa mère, dans celle d’Aimée aussi bien que
dans leur délire de persécution.
Notons ici que, lors de son enfance, la patiente savait
contredire, par quelques attitudes banales touchant à la toilette
(port d’une coiffure, nœud d’une ceinture), l’autorité incontestée
d’un père tyrannique [18]. Cette réaction frivole et opposante
touchait la sensibilité d’une mère intensément aimée qui, à son
tour, répondait par une flagrante différence de traitement faite de
concessions, d’attentions spéciales et de privilèges qui
provoquaient naturellement l’amertume de ses sœurs. Nous
connaissons en outre le type de lien, proche de la contagion
mentale, entre cette mère persécutée et sa fille, au point que l’on
peut se demander si cette relation hautement pathogène n’a pas
véhiculé une intense angoisse de mort se transmettant de la mère à
la fille. Par la même occasion, cela a pu contribuer à annuler
toute assomption de la fonction paternelle, désastreusement
malmenée déjà par un père forclusif de par l’éducation qu’il
imposait. Avançant plus loin dans notre analyse, on peut supposer
que le vecteur maternel pathogène (dont une des tantes d’Aimée
porte la marque du rejet radical) a pu s’incarner dans la personne
de la sœur d’Aimée, femme incestueuse (mariée à 15 ans à un
oncle déjà vieillard), voleuse d’enfants et qui, de surcroît, vient
habiter chez elle huit mois après son mariage (juste avant donc la
naissance du fils).
Le facteur blanc principal, en quelque sorte en provenance de la
vie psychique de la mère, se situe dans un événement tragique, à
valeur de nuisance donc, mais qui est resté vide de sens pour le
sujet. Il s’agit d’une émotion violente subie par la mère lorsque,
durant la gestation d’Aimée, l’aînée des enfants choit devant elle
dans l’ouverture béante d’un fourneau allumé et meurt très
rapidement de graves brûlures [18]. C’est ainsi qu’Aimée vient au
monde entre deux facteurs blancs représentant le vide de sens dû à
deux enfants morts : la sœur brûlée vive et une fausse couche
juste après sa naissance. La position de la mère est déterminante
dans la construction du délire, dans la mesure où l’angoisse d’être
à la merci d’une mère criminelle fait retour dans des
figures persécutrices sous les espèces par exemple de la dame avec
qui Aimée a une liaison intime (Mlle C. de la N.), de la cière (Mme
C.) ainsi que de l’actrice victime du passage à l’acte passionnel
(Mme Z.).
On pourrait s’interroger si, d’une part, les conditions
émotionnelles par lesquelles Aimée a accueilli la nouvelle du décès
de sa mère et, d’autre part, la fin malheureuse de sa première
liaison amicale (la mort de sa meilleure amie lors de ses
17 ans) ont été finalement vécues comme des événements vides
de sens mobilisant une angoisse de mort laissée libre et intacte
suite à la forclusion de la fonction paternelle. Et, pour finir,
identifions encore un autre facteur blanc dans l’événement qui
précède de cinq mois l’attentat passionnel contre l’actrice qui,
associée avec un homme de lettres, persécute Aimée. Après avoir
reçu un refus de publier les textes que celle-ci avait proposés à
une maison d’édition, un passage à l’acte s’ensuit, heureusement
sans trop de dégâts. Le vide de symbolisation que nous supposons à
cet événement aurait alimenté la furieuse agression
postérieure.
Une valeur de nuisance vide de sens
Contrairement aux événements traumatiques des névroses, dans
lesquels l’on observe une connexion entre événement pur et valeur
traumatique qui se déplace jusqu’à la cristallisation du symptôme,
il n’y a pas de place pour un vécu de ce type dans les psychoses
car la fonction de connexion entre la valeur traumatique et
l’événement est absente. Nous ne soutenons pas forcément l’idée
qu’il n’y aurait pas dans les psychoses de valeur traumatique en
soi, mais plutôt que cette valeur est complètement déconnectée de
la chaîne d’événements possibles.
Du fait du rejet d’un signifiant primordial, il se produit dans le
déroulement de la chaîne signifiante des espaces vides, non
affectés à aucun trauma. Ils équivalent à autant de trous dans la
chaîne signifiante et constituent ce que nous appelons les facteurs
blancs de la psychose. Dans les névroses, du fait du refoulement
primaire, les signifiants représentant des événements cruciaux ou
traumatiques font l’objet d’une inscription inconsciente qui
s’enchaîne au fur et à mesure des refoulements secondaires. De là
se dégagent la logique et le sujet de l’inconscient. Dans le cas de
la psychose, du fait de la forclusion du signifiant primordial,
c’est-à-dire du signifiant qui ne représente rien d’autre que la
fonction même de représenter (le sujet pour un autre signifiant),
il se produit, notamment lors d’événements cruciaux qui convoquent
la fonction paternelle dans ses relations avec la perte ou la mort,
des non-inscriptions signifiantes sous la forme d’espaces vides de
sens et de signification. De ce fait, la batterie signifiante se
voit parsemée d’autant de trous de sens et de signification.
Lorsque le sujet tente malgré tout de connecter ces espaces vides,
ou facteurs blancs, à des signifiants concernant des événements de
perte, de mort et de paternité, la forclusion première est
immédiatement mobilisée. Une telle mobilisation, si elle est assez
énergique, pourra dénouer les phénomènes élémentaires faisant que
la structure psychotique devient psychose clinique. Mais parfois la
mobilisation n’est pas suffisante. Elle fait alors seulement
trembler les assises qui maintiennent stabilisée, de façon fragile,
la jouissance de mort. Dans ce cas, il faut donc qu’il y ait toute
une série de facteurs blancs qui s’enchaînent comme autant de
signifiants vides de sens et de signification, pour que la
mobilisation de la forclusion parvienne à faire surgir dans le réel
la manifestation du rejet.
Considérons qu’à un événement donné, dit x, à caractère nuisible
et impossible à intégrer dans l’ensemble des catégories
symboliques, corresponde dans la chaîne signifiante un espace vide
de x, c’est-à-dire un facteur blanc qui représente la valeur de x.
De par son inscription dans la chaîne signifiante, ce facteur blanc
marque que l’événement x a eu lieu mais qu’il ne produit qu’un trou
symbolique. Admettons que, plus tard, il se produise la même
opération avec un événement dit y, qui par certains aspects possède
une relation logique avec x. Un nouveau facteur blanc, cette fois
vide de y, s’inscrira alors dans la chaîne signifiante la trouant
pour la deuxième fois. Puis, on peut imaginer un nouvel événement,
dit z, auquel correspond un facteur blanc, z cette fois-ci, dans le
vecteur des signifiants qui opèrent en fonction de la forclusion
psychotique. Partant de là, nous avons alors des éléments plus que
suffisants pour qu’il se produise un retour de la forclusion dans
le réel. Or, ce retour, sous la forme du phénomène hallucinatoire
ou du système délirant, comportera forcément les caractères des
facteurs blancs x, y et z. Dans ce sens, la connexion, ou la somme,
de facteurs blancs donnera au système délirant les caractères de
son type clinique14. Dans le cas de
la PMD, étant donné que les facteurs blancs y sont référés à des
connotations de mort aussi bien qu’à des valeurs négatives (des
ruptures, des pertes, en somme des nuisances), le système délirant
se manifestera logiquement en tant que délire de mort.
Lors de l’apparition de facteurs blancs, le sujet peut tout à fait
avoir conscience des événements à potentiel traumatique (un décès
par exemple), mais il ne peut pas leur accorder la même valeur
(traumatique) que celle que les sujets de structure névrotique leur
attribuent habituellement. Cela parce que, pour des sujets soumis
au régime des facteurs blancs, il n’y a pas d’angoisse de
castration qui soit possible symboliquement. En effet, ne leur
accordant pas une valeur traumatique — valeur que le psychotique ne
possède pas dans le même sens qu’un sujet soumis à la menace
imaginaire et symboliquement castratrice de l’autre de la loi (du
père) —, la valeur vide des facteurs blancs est projetée dans le
réel sous la forme d’une angoisse de mort totalement déconnectée de
toute référence à l’angoisse de castration. Le sujet, pour se
défendre contre cette angoisse de mort à valeur vide et négative,
aura alors besoin de construire de faux événements traumatiques (x,
y, z…). D’où, la thématique de mort et les traits caractéristiques
du délire.
Concernant la genèse du facteur blanc, il y a lieu de considérer
d’abord une forclusion de la castration. L’enfant se voit, par ce
rejet, dans l’incapacité d’élaborer une quelconque théorie sur la
castration à partir de l’absence du pénis de la mère. La forclusion
du Nom-du-père, en tant que forclusion de la castration, veut dire
que l’absence du pénis chez la mère est rejeté, ce qui est tout à
fait visible chez l’Homme aux loups par exemple. De ce fait, il se
produit une impossibilité d’accorder une quelconque valeur
traumatique à l’expérience de la castration maternelle.
Comme nous l’avons vu, dans les facteurs blancs, il ne s’agit pas
d’un traumatisme véritable lié au fait lui-même. À vrai dire,
l’événement en lui-même n’a pas beaucoup d’importance, il peut être
négatif ou positif dans l’absolu. Cela est complètement
indifférent. Le véritable problème se trouve lorsque le sujet
accorde une valeur négative, voire une valeur de mort ou encore la
signification d’une véritable nuisance, à un événement donné. Ainsi
transformé, l’événement en question vient désormais représenter la
mort rejetée, la même qui fait retour dans le réel de
l’événement.
