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Innovations & Thérapeutiques en Oncologie

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Sélection et décryptage Volume 5, numéro 2, Mars-Avril 2019

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Les cancers du sein triple-négatifs : démembrement d’une entité complexe*

Comme leur nom l’indique, les cancers du sein triple-négatifs (CSTN) ne sont définis que par exclusion : pas d’expression des récepteurs hormonaux des œstrogènes et de la progestérone, pas d’amplification du récepteur HER2. Derrière cette définition qui concerne environ 10 à 20 % des cancers du sein, on sait depuis longtemps que se cachent de nombreuses variétés distinctes. Plusieurs équipes se sont attelées à la tâche consistant à démembrer la variété des CSTN afin de proposer des traitements adaptés à chaque sous-groupe [1-3]. Marion Stacoffe et l’équipe tourangelle ont publié récemment dans ITO une excellente synthèse [4] sur le démembrement en cours de cette entité protéiforme ; cette brève apporte des données complémentaires en provenance de Chine.

Alors que l’on a développé des thérapies spécifiques, venant s’ajouter à la chimiothérapie cytotoxique, contribuant au traitement des cancers hormonodépendants et des cancers HER2+ en situation adjuvante comme en situation palliative, l’existence de multiples entités moléculaires pouvant appartenir à la nébuleuse des CSTN interdit une telle approche en dehors du séquençage d’exome permettant d’identifier de ci, de là, une anomalie moléculaire que l’on pourrait cibler. Dans cet article, une équipe chinoise présente un minutieux découpage réalisé à partir des tumeurs de 465 patientes. La seule autre étude exhaustive, celle du TCGA (The Cancer Genome Atlas) [5], portait sur une centaine de tumeurs provenant majoritairement de patientes d’origine caucasienne, avec également des patientes afro-américaines et asiatiques.

Sur 465 tumeurs primaires analysées, 279 ont fait l’objet d’un séquençage d’exome (WES), 401 d’une évaluation des altérations du nombre de copies des gènes (CNA) et 360 d’un séquençage d’ARN (RNAseq). Un total de 24 025 variants d’un seul nucléotide (SNV) et 1 688 insertions ou délétions (INSDEL) ont été identifiés, avec une valeur médiane de 46 SNV non synonymes et quatre INSDEL par tumeur, ce qui est en accord avec les valeurs obtenues sur la cohorte du TCGA.

Le RNAseq a permis la division de la cohorte en sous-types à l’aide d’une technique de clustering non supervisée, optimisée par la réalisation de 1 000 itérations et basée sur les 2 000 gènes les plus différentiellement exprimés. Les 360 tumeurs ont pu être réparties en quatre sous-types (figure 1) :

  • LAR (Luminal Androgen Receptor) (23 % des tumeurs) que nous appelons couramment le sous-type molecular apocrine, caractérisé par l’utilisation de la signalisation androgénique ;
  • IM (Immunomodulatory) (24 %), caractérisé par l’expression de gènes de la voie des cytokines et de la réponse immune ;
  • BLIS (Basal-Like and Immune-Suppressed) (39 %), caractérisé par l’activation du cycle cellulaire et des voies de réparation de l’ADN et l’absence de réponse immune ;
  • MES (Mesenchymal-Like) (14 %), caractérisé par la surreprésentation des gènes contribuant au phénotype de cellule souche.

Cette classification recoupe assez bien celle qui avait été proposée par Lehmann & Pietenpol [6], qui comprenait deux sous-types, après division des sous-types BLIS et MES en deux catégories chacun.

Le profil mutationnel des CSTN est présenté, pour chaque sous-type, sur la figure 2. Les mutations de TP53 sont trouvées dans 74 % des tumeurs, ce qui fait de ce gène le plus fréquemment altéré de la cohorte, suivi par PIK3CA (18 %), KMT2C (7 %) et PTEN (6 %). Il est à noter que les mutations de PIK3CA, PTEN et PIK3R1 se rencontrent de façon prédominante dans le sous-type LAR, de même que les mutations de HRAS et de ERBB2, de fréquence plus faible (2 %). Ce sous-type LAR est d’ailleurs plus fréquemment observé dans cette cohorte que dans la cohorte du TCGA, dans laquelle trois des neuf tumeurs de ce sous-type provenaient des patientes asiatiques. En ce qui concerne les CNA, MYC est le gène le plus fréquemment affecté, avec des gains dans 81 % des tumeurs, suivi par les gains d’E2F3, IRS2, CCNE1, EGFR, NFIB, CCND1 et MYB, les pertes concernant CHD1, PTEN, RB1 et CDKN2A. Chaque sous-type peut se prévaloir de contenir des gènes susceptibles de ciblage thérapeutique.

De la même façon que des sous-types ont pu être définis par les profils d’expression (RNA seq), les auteurs ont réalisé une clusterisation en fonction des CNA (six sous-types) et du profil mutationnel (quatre sous-types) et obtenu des signatures caractéristiques d’altérations données. Ces diverses signatures reposant sur l’ADN se distribuent de façon préférentielle dans l’un ou l’autre des sous-types définis par l’ARN, montrant un recoupement intéressant entre les altérations de l’ADN et les profils d’expression des gènes, mais pas de correspondance univoque entre un sous-type défini selon l’expression et les signatures définies selon les mutations ou les CNA. De même, les données cliniques ne montrent pas de relation pronostique entre les sous-types et la survie sans récidive, même si des tendances sont observables. Quelques relations peuvent être soulignées.

  • Les tumeurs du sous-type LAR sont les seules à présenter des mutations de ERBB2 et présentent plus souvent des pertes de CDKN2A (65 %) que les autres tumeurs (36 %). Cela suggère que les inhibiteurs du cycle cellulaire, de même que les molécules ciblant HER2 (lapatinib) ou CDK4/6 (palbociclib) pourraient être actives contre les tumeurs de ce sous-type ; elles seraient également sensibles aux inhibiteurs de PI3 kinase en raison des mutations fréquentes de PIK3CA, de PIK3R1 et de PTEN dans ce sous-type.
  • Les tumeurs du sous-type IM, même si leur charge mutationnelle n’est pas supérieure à celles des autres sous-types, présentent une activation des cellules de l’immunité et des immuno-stimulateurs et seraient ainsi justiciables d’une immunothérapie (nivolumab, atézolizumab, etc.) ; l’abondance intratumorale de cellules de l’immunité est une caractéristique de ces tumeurs (figure 3) ainsi que la surexpression de gènes de la réponse immune (figure 4).
  • Les tumeurs du sous-type BLIS ont un pronostic plus défavorable que les autres tumeurs ; elles sont a priori insensibles à l’immunothérapie ; leur profil mutationnel correspond à un type HRD (Homologous Recombination Deficient), avec altérations de BRCA1/2 (BRCAness) ou d’autres enzymes de cette voie de réparation ; ce sont ces tumeurs qui seraient le plus sensibles aux agents ciblant l’ADN (radiothérapie, cisplatine).
  • Les tumeurs du sous-type MES ont souvent des altérations de la voie JAK-STAT qui est utilisée pour la prolifération des cellules souches ; même si le ruxolitinib (inhibiteur de JAK1/2) s’est montré peu actif contre les CSTN métastatiques, le ciblage des seules tumeurs MES par ce composé ou des inhibiteurs de STAT3 pourrait se révéler bénéfique.

Ce type de travail, décortiquant ainsi une entité multiple, présente donc un grand intérêt. On savait déjà que les CSTN présentaient rarement des altérations fréquentes, et fréquemment des altérations rares [7]. Leur identification systématique dans des protocoles incluant le séquençage de chaque tumeur par WES, comme dans les programmes SAFIR, pourra permettre une individualisation des choix thérapeutiques lorsque nous aurons à disposition des molécules en nombre suffisant ; mais la classification en sous-types plus simples à définir peut apporter dès maintenant des lignes de conduite thérapeutique.

 

* Jiang YZ, Ma D, Suo C, et al. Genomic and transcriptomic landscape of triple-negative breast cancers : Subtypes and treatment strategies. Cancer Cell 2019 ; 35 : 428-40. Doi : 10.1016/j.ccell.2019.02.001.

Références

1. Lehmann, BD, Bauer JA, Chen X, et al. Identification of human triple-negative breast cancer subtypes and preclinical models for selection of targeted therapies. J Clin Invest 2011 ; 121 : 2750-67.

2. Lehmann BD, Jovanovic B, Chen X, et al. Refinement of triple-negative breast cancer molecular subtypes : implications for neoadjuvant chemotherapy selection. PLoS One 2016 ; 11 : e0157368.

3. Burstein MD, Tsimelzon A, Poage GM, et al. Comprehensive genomic analysis identifies novel subtypes and targets of triple-negative breast cancer. Clin Cancer Res 2015 ; 21 : 1688-98.

4. Stacoffe M, Arbion F, Végas H, et al. Les cancers du sein « triple-négatifs » : une pseudo-entité en cours de démembrement. Innov Ther Oncol 2017 ; 3 : 243-56.

5. Cancer Genome Atlas Network. Comprehensive molecular portraits of human breast tumours. Nature 2012 ; 490 : 61-70.

6. Lehmann BD, Pietenpol JA. Clinical implications of molecular heterogeneity in triple negative breast cancer. Breast 2015 ; 24 : S36-40.

7. Lefebvre C, Bachelot T, Filleron T, et al. Mutational profile of metastatic breast cancers: A retrospective analysis. PLoS Med 2016 ; 13 : e1002201.

 

Jacques Robert

 

Après les inhibiteurs de PARP, les inhibiteurs de PARG*

Rappelons tout d’abord que la poly(ADP-ribosyl)ation constitue une modification covalente post-traductionnelle des protéines fondamentale pour leur activité, comme le sont d’autres modifications comme la phosphorylation, la glycosylation ou l’adjonction covalente d’acides gras ou de cholestérol. Les poly(ADP-ribose) polymérases (PARP) constituent une famille d’enzymes impliquées dans la régulation d’un grand nombre de processus incluant la transcription, la progression du cycle cellulaire, la mort cellulaire et la réparation de l’ADN. Les PARP catalysent la fixation, sur les résidus acide glutamique de protéines nucléaires, de polymères d’ADP-ribose provenant de l’hydrolyse du NAD+ qu’elles catalysent également. Deux d’entre elles, PARP1 et PARP2, sont activées par la présence de dommages de l’ADN et jouent un rôle de senseur de ces lésions et de signalisation. PARP1 est capable de se lier aux extrémités des cassures double-brin de l’ADN lors de leur réparation par recombinaison homologue ou non homologue, ou lors de l’incision des sites abasiques par les endonucléases du BER ; PARP2 interagit avec PARP1 en s’associant à leurs partenaires communs. De nombreuses protéines ayant un rôle direct dans la réparation de l’ADN ou dans la régulation de la réponse aux dommages de l’ADN sont des substrats de l’activité de PARP1 : ATM, p53, KU70, KU80, DNAPK, XRCC1, MRE11, POLβ, LIG3, TOP1, etc. PARP1 est également capable de fixer des groupements poly(ADP-ribose) sur les histones, participant ainsi à la décondensation de la chromatine, et sur des facteurs de transcription comme NFκB.

La découverte du rôle de PARP1 dans la réparation de l’ADN par le système de base-excision repair (BER) a conduit au développement d’inhibiteurs dans le but de potentialiser l’action des agents alkylants. Dans le cas du témozolomide, les méthylations en N3 des résidus adénine et en N7 des résidus guanine sont rapidement réparées par le BER avec l’intervention de PARP1 et PARP2, et ne contribuent pas à sa cytotoxicité, seules les méthylations en O6 étant létales, au moins en absence de réparation par la MGMT. Si des inhibiteurs de PARP sont associés au témozolomide, le BER est inhibé et la mort cellulaire peut survenir indépendamment de la méthylation en O6 des résidus guanine. De la même façon, ces composés sont susceptibles de potentialiser l’action des radiations ionisantes, productrices de coupures double-brin, ou des inhibiteurs de topoisomérase I, générateurs eux aussi de coupures double-brin lors du passage d’une fourche de réplication sur un complexe de clivage. Une autre utilisation potentielle des inhibiteurs de PARP se situe au niveau des tumeurs ayant une déficience dans les mécanismes de réparation des coupures double-brin, en particulier la réparation par recombinaison homologue : c’est le cas des cancers du sein et de l’ovaire présentant une mutation invalidante ou une perte d’expression des gènes BRCA1 ou BRCA2 (phénotype de BRCAness).

Les inhibiteurs de PARP fonctionnent donc selon le principe de la létalité conditionnelle, que les Anglo-Saxons appellent synthetic lethality : il est nécessaire que soient inhibées simultanément la voie de réparation par excision de base et la voie de réparation par recombinaison homologue. Dans les cancers de l’ovaire, les mutations des gènes BRCA1 ou BRCA2 ou l’altération de leur expression conditionnent partiellement l’activité des inhibiteurs de PARP, car d’autres mécanismes impliqués dans la recombinaison homologue peuvent être altérés dans ces cancers ; c’est la raison pour laquelle ces molécules sont (quoique plus modérément) actives en mono-chimiothérapie même en absence de mutations de BRCA1/2. Si les inhibiteurs de l’enzyme qui polymérise l’ADP-ribose en longues chaînes sont nécessaires à l’activité des protéines impliquées dans la réparation de l’ADN, les inhibiteurs de l’hydrolase qui dépolymérise ces chaînes ne sont pas dépourvus d’intérêt, car ces chaînes doivent être dégradées à la fin du processus de réparation pour libérer les protéines fixées sur l’ADN. Cette hydrolase, la poly(ADP-ribose) glycohydrolase (PARG), intervient, comme les PARP, dans de multiples processus cellulaires, en particulier, mais pas seulement, la réparation de l’ADN (figure 1).

Les auteurs ont d’abord rassemblé une série de six lignées cellulaires tumorales d’origine ovarienne pourvues de diverses altérations oncogéniques (figure 2) ; toutes présentent une mutation de TP53, trois une mutation de BRCA1 ou BRCA2, deux une amplification de MYC, deux une délétion homozygote de RB1 et deux une amplification de CCNE1. Certaines lignées sont sensibles à la fois à l’inhibiteur de PARP (olaparib, PARPi) et à celui de PARG (PDD00017273, PARGi), alors que d’autres ne sont sensibles qu’à l’un des inhibiteurs : la lignée Kuramochi est sensible au PARGi et résistante au PARPi, alors que l’inverse est vrai pour la lignée OVCAR3 (figure 3). Une différence notable est à signaler entre le comportement des deux inhibiteurs : le PARPi est cytotoxique et les cellules sont tuées, alors que le PARGi est cytostatique et entraîne simplement un blocage en S-G2. Par ailleurs, le PARGi mobilise l’histone H2AX, indicatrice de cassures double-brin de l’ADN, qui permet l’activation de la voie de réparation de l’ADN dépendant d’ATM. La co-incubation des cellules Kuramochi avec PARPi et PARGi supprime cet effet, excluant ainsi un éventuel effet off-target. L’inhibition de PARG par shRNA conduit au même phénomène que son inhibition par le composé chimique.

Si le mécanisme d’action de l’inhibition de PARG passe par l’activation d’ATM et de la cascade d’événements que cette protéine met en œuvre, on peut se demander si l’inhibition des protéines de cette voie de réparation pourrait avoir un effet synergique avec l’inhibition de PARG, dans un système de létalité conditionnelle. Les auteurs ont donc criblé, sur la lignée OVCAR3, une banque de siRNA inhibant l’expression de 74 protéines identifiées à partir des données de létalité conditionnelle des PARPi dans une lignée n’ayant pas de mutation de BRCA1/2. Ils identifient ainsi une série de protéines impliquées dans les phénomènes de réplication ou de réparation dont le knock-down conduit à la mort cellulaire en présence de PARGi (figure 4), au premier rang desquelles CHK1 (Cell Cycle Checkpoint Kinase 1), MCM2 (Minichromosome Maintenance Complex Component 2), TIMELESS (impliquée dans le contrôle de la DNA-polymérase ε), ATAD5 (gène associé à la fragilité chromosomique), HUS1 (qui agit dans une structure trimérique avec RAD1 et RAD9A en aval d’ATM) et RFC2 (Replication Factor C Subunit 2).

Une fois confirmé le phénomène de létalité conditionnelle par la combinaison d’une altération génétique et de l’action d’un agent pharmacologique (PARGi), les auteurs ont recherché à reproduire le phénomène par combinaison de deux agents pharmacologiques, un inhibiteur de CHK1 et un PARGi : ils confirment bien la synergie des deux molécules à des concentrations où aucune des deux n’est cytotoxique isolément (figure 5). Ils ont ensuite recherché des lignées tumorales d’origine ovarienne ayant des altérations des voies de réplication/réparation et en ont identifié deux qui sont sensibles au PARGi (et résistantes au PARPi), OVMANA et RMG1. Manque simplement l’identification, dans ces lignées, comme dans la lignée Kuramochi, de l’altération moléculaire en cause... et c’est bien dommage ! Cela aurait été utile pour l’identification, une fois que le PARGi sera disponible pour des essais cliniques, des patientes susceptibles de répondre à cette nouvelle thérapie ciblée potentielle. Au stade actuel, ils ne peuvent proposer, pour cette identification, qu’un test cellulaire : l’accumulation d’histone H2AX en réponse à un stress génotoxique, ou un profil d’expression d’un panel de gènes impliqués dans les processus de réplication/réparation. Le fait que les sensibilités au PARPi et au PARGi sont mutuellement exclusives devrait stimuler la recherche pharmacologique afin d’étendre les choix thérapeutiques offerts aux patientes souffrant d’un cancer de l’ovaire.

 

* Pillay N, Tighe A, Nelson L, et al. DNA Replication vulnerabilities render ovarian cancer cells sensitive to poly(ADP-ribose) glycohydrolase inhibitors. Cancer Cell 2019 ; 35 : 519-33. Doi : 10.1016/j.ccell.2019.02.004.

 

Jacques Robert

 

Paysage génomique et transcriptomique des cancers du pancréas : du primitif à la métastase*

Les adénocarcinomes pancréatiques restent extrêmement meurtriers et leur incidence augmente encore, tout particulièrement en France. Malgré le fait que de nombreuses équipes se consacrent à la recherche fondamentale et appliquée sur ce type de cancers, les progrès thérapeutiques se font attendre. Toute étude permettant de comprendre la progression métastatique de ces cancers est donc la bienvenue. La vision intégrée des profils d’expression génique et des altérations génomiques permet d’approcher l’hétérogénéité intra-tumorale et les processus de sélection sous-clonale à l’origine des métastases et, lorsque c’est possible, d’en tirer des conséquences thérapeutiques. Rappelons que, si les cancers résécables ont une survie de 30 % à cinq ans, ce chiffre tombe à 3 % pour les cancers métastatiques : c’est donc sur la métastase qu’il faut se focaliser, alors que les « cartographies » moléculaires entreprises jusqu’à maintenant ont surtout concerné les tumeurs primitives [1-3]. On sait que les mutations pilotes sont rencontrées dans les gènes KRAS, SMAD4, CDKN2A et TP53. Il semble également, d’après les rares études ayant apparié primitif et métastase, que les métastases ne présentent pas de signature mutationnelle originale, en dehors de gènes au rôle oncogénique discutable [4]. Une bonne occasion, donc, de se pencher sur ce problème insuffisamment creusé, avec des outils bioinformatiques particulièrement puissants.

Dans cette étude, les auteurs ont disposé de 224 tumeurs primitives et de 95 métastases provenant d’un total de 289 patients ; seuls 19 patients, avec 24 échantillons du primitif et 25 de métastases, ont fait l’objet d’une étude appariée. Une valeur médiane de 6 011 mutations ponctuelles (SNV, Single Nucleotide Variations), insertions et délétions (INSDEL) caractérise les échantillons de tumeurs primitives, peu différente de celle caractérisant les échantillons de métastases (6 284). En outre, 65 et 93 variants structuraux par génome sont détectés respectivement dans primitifs et métastases. Il existe une bonne concordance entre les échantillons provenant d’une même tumeur. Sans surprise, les « gènes de cancer » identifiés portent des mutations de KRAS (89 %), TP53 (80 %), CDKN2A (26 %), SMAD4 (25 %), ARID1A (9 %), KDM6A (5 %), RNF43 (5 %), GNAS (4 %), TGFBR2 (3 %), MAP3K21 (3 %), BRAF (3%), SMARCA4 (3 %), ACVR2A (2 %) et ACVR1B (2 %) et NRAS (1 %). On distingue immédiatement que la voie des MAP kinases et la voie du TGFβ sont particulièrement touchées (quatre gènes chacune sur 15 gènes mutés dans au moins 1 % des tumeurs). Il est important de noter que 36 patients, soit 13 %, portent des mutations constitutionnelles prédisposant au cancer, les plus fréquentes au niveau des gènes BRCA1, BRCA2 et PALB2 [qui code un partenaire de BRCA2] (26 patients), mais aussi au niveau des gènes APC, ATM, CDKN2A, MLH1 et MLH6.

Les métastases ont un profil mutationnel proche des primitifs, montrant que la diversification mutationnelle rencontrée lors de la progression métastatique des cancers du sein, que j’avais signalée dans une autre livraison d’ITO[5], ne se produit pas dans les cancers du pancréas. En outre, la chimiothérapie ne semble pas modifier le profil mutationnel des métastases. Les seuls événements qui diffèrent quelque peu entre primitifs et métastases dans les échantillons appariés sont les amplifications (deux cas) et les délétions importantes (quatre cas), qui sont plus fréquentes dans les métastases. Les événements pilotes sont donc très majoritairement acquis dans la tumeur primitive et ne sont pas des drivers tardifs de la métastase.

Toutefois, une étude approfondie des échantillons appariés primitif/métastase fait apparaître des altérations favorisant l’avancement dans le cycle cellulaire au cours de la progression des cancers du pancréas, en particulier dans les métastases. Outre les altérations des gènes majeurs du contrôle du cycle cellulaire que sont CDKN2A, SMAD4 et TP53, les gènes altérés sont ceux qui codent le complexe de chromatin licencing CDT1, les protéines centromériques, les histones H2B, le complexe de promotion de l’anaphase APC/C et les composants du complexe de maintenance des minichromosomes MCM. Sur le plan transcriptomique, plusieurs analyses sur des échantillons appariés ont permis de confirmer une activation plus importante du cycle cellulaire dans les métastases par rapport à leur primitif, et un lien avec la réponse au traitement, les tumeurs ayant la progression la plus rapide dans le cycle étant celles qui répondaient le moins.

Un autre type d’altération présente dans les tumeurs pancréatiques se situe au niveau des gènes « de l’hypoxie », une série de 76 gènes dont l’expression témoigne de l’état hypoxique du tissu : la moitié des tumeurs pancréatiques, primitifs et métastases, sont hypoxiques, et le sont de façon identique dans les échantillons appariés, ce qui montre qu’il s’agit d’une situation inhérente aux cancers pancréatiques et non la conséquence d’interactions avec le micro-environnement tumoral. Ce caractère hypoxique n’est lié ni à l’activation du cycle cellulaire, ni au profil mutationnel des tumeurs. Il est associé au mauvais pronostic des sous-types transcriptionnels nommés « basal » [6] et « épidermoïde » [7]. Signalons au passage que les profils mutationnels identifiés dans cet article sont indépendants des signatures transcriptomiques décrites par ces auteurs.

La comparaison des échantillons tumoraux du même patient permet de nombreuses découvertes : l’une des plus intéressantes est celle de l’évolution moléculaire de la tumeur à la métastase ganglionnaire, et de cette dernière à la métastase viscérale (hépatique). Il existe une évolution progressive selon le modèle décrit par Halsted il y a bien longtemps [8], distinct de celui décrit dans d’autres cancers qui portent la marque de la capacité de dissémination dès l’origine (cancers du sein) ou qui révèlent un envahissement indépendant des ganglions et du foie (cancers du côlon). Une autre, tout aussi importante, concerne les foyers tumoraux multiples que l’on observe souvent dans les pièces d’exérèse : cancers multiples ou métastases intra-parenchymateuses ? La réponse est claire : c’est bien une dissémination locale que l’on retrouve chaque fois.

Le profil mutationnel des cancers du pancréas a-t-il une valeur prédictive de l’évolution tumorale ? C’est bien sûr ce que l’on attend de ces études ! Il n’en est rien : seul le profil d’expression génique qu’avaient établi Moffit et al.[6] dans leur travail publié en 2015 a une valeur pronostique indépendante ; et les paramètres prédictifs de l’étude présente (progression dans le cycle, hypoxie) n’ont pas de valeur pronostique supplémentaire... et c’est bien regrettable, tant le besoin de facteurs prédictifs de réponse et de survie se fait sentir aujourd’hui.

 

* Connor AA, Denroche RE, Jang GH, et al. Integration of genomic and transcriptional features in pancreatic cancer reveals increased cell cycle progression in metastases. Cancer Cell 2019 ; 35 : 267-82. Doi : 10.1016/j.ccell.2018.12.010.

Références

1. Cancer Genome Atlas Research Network. Integrated genomic characterization of pancreatic ductal adenocarcinoma. Cancer Cell 2017 ; 32 : 185-203.

2. Zehir A, Benayed R, Shah RH, et al. Mutational landscape of metastatic cancer revealed from prospective clinical sequencing of 10,000 patients. Nat Med 2017 ; 23 : 703-13.

3. Waddell N, Pajic M, Patch AM, et al. Whole genomes redefine the mutational landscape of pancreatic cancer. Nature 1015 ; 518 : 495-501.

4. Makohon-Moore AP, Zhang M, Reiter JG, et al. Limited heterogeneity of known driver gene mutations among the metastases of individual patients with pancreatic cancer. Nat Genet 2017 ; 49 : 358-66.

5. Robert J. Diversification des mutations oncogéniques des cancers du sein lors de la récidive métastatique. Innov Ther Oncol 2017 ; 3 : 197-8.

6. Moffitt RA, Marayati R, Flate EL, et al. Virtual microdissection identifies distinct tumor- and stroma-specific subtypes of pancreatic ductal adenocarcinoma. Nat Genet 2015 ; 47 : 1168-78.

7. Bailey P, Chang DK, Nones K, et al. Genomic analyses identify molecular subtypes of pancreatic cancer. Nature 2016 ; 531 : 47-52.

8. Halsted WS. The results of radical operations for the cure of carcinoma of the breast. Ann Surg 1907 ; 46 : 1-19.

 

Jacques Robert

 

L’activation oncogénique particulière de PIK3CA*

Le gène PIK3CA, qui code la sous-unité catalytique de la PI3 kinase α, est un des gènes pilotes de l’oncogenèse de nombreux types de cancers, en particulier les cancers du sein et du côlon. Rappelons que la PI3 kinase est, comme son nom l’indique, la porte d’entrée de la voie « de la PI3 kinase » : ajoutant un groupement phosphate en 3 de l’inositol inclus dans une molécule de phosphatidylinositol-4,5-diphosphate, cette enzyme crée un signal de reconnaissance pour les protéines dotées de domaine PH (Plekstrin Homology), en particulier les kinases PDK1 et AKT. Cette dernière transmet les ordres de prolifération et de survie, initialement envoyés par des récepteurs (au premier chef les récepteurs à activité tyrosine kinase), à une pléiade de protéines impliquées dans la progression du cycle cellulaire, l’apoptose, la constitution de la biomasse, etc., la plus connue d’entre elles étant mTOR.

Plusieurs mutations oncogéniques ont été identifiées et sont recherchées dans les programmes de recherche clinique de médecine de précision. De nombreux inhibiteurs sont en développement, mais un seul est disponible, l’idélalisib, actif seulement contre la PI3 kinase δ, codée par le gène PIK3CD, dont le produit est activé dans les hémopathies malignes de type B. Les mutations de PIK3CA portent sur divers acides aminés mais les mécanismes selon lesquels elles activent la protéine ont été peu étudiés. L’une des mutations les plus fréquemment rencontrées dans les cancers est H1047R mais, contrairement à ce qui se passe pour la plupart des oncogènes, il semble que cette mutation est insuffisante, à l’état hétérozygote, pour entraîner la transformation cellulaire ; elle nécessite, soit une présence à l’état homozygote, soit le concours d’autres altérations oncogéniques, survenant parfois à l’intérieur même de la voie de signalisation qu’elle ouvre.

Les auteurs de cet article ont voulu démontrer qu’il existe bien un phénomène d’effet-dose pour l’activation oncogénique de PIK3CA. Ils ont utilisé pour cela des modèles de cellules pluripotentes humaines (Induced Pluripotent Stem Cells, iPCS) et la technique d’ingénierie génétique CRISPR/Cas9 pour générer des cellules isogéniques diversement altérées. Les cellules sauvages (WT) et hétérozygotes pour la mutation H1047R (PIK3CAWT/H1047R) sont morphologiquement semblables et d’apparence normale en culture, alors que les cellules homozygotes (PIK3CAH1074R/H1047R) ont un phénotype aberrant, avec une désorganisation de l’architecture épithéliale de la culture, tout en conservant leur caractère de cellules souches pluripotentes (NANOG, OCT3/4, etc.). L’activation de la voie de signalisation est manifeste pour les cellules homozygotes, avec une phosphorylation d’AKT supérieure à ce qu’elle est dans les cellules hétérozygotes, et ce, en présence comme en absence d’une stimulation par un facteur de croissance.

Cette activation de la voie de signalisation disparaît en présence de l’inhibiteur spécifique de la PI3 kinase α (BYL-719), alors que l’inhibiteur spécifique de la PI3 kinase β (TGX-221) est dépourvu d’effets. Les faibles concentrations de BYL-719 (100 nM) ramènent dans les deux types cellulaires le niveau de phosphorylation d’AKT à ce qu’il est dans les cellules WT, alors que les fortes concentrations (500 nM) sont létales pour les cellules WT et hétérozygotes, et normalisent la morphologie et la croissance des cellules présentant la mutation à l’état homozygote.

Alors que les effets de la mutation de PIK3CA à l’état hétérozygote sur le transcriptome sont mineurs, le transcriptome des cellules portant la mutation à l’état homozygote subit un remodelage important. Avec l’aide de programmes d’identification des familles de gènes, les auteurs montrent que les voies « PI3 kinase-AKT », « interactions matrice extracellulaire–récepteurs » et « adhésion focale » sont les plus altérées, suivies par la voie de p53 et la voie WNT. Enfin, une série de protéines de la voie du TGFβ sont surexprimées dans les cellules portant la mutation de PIK3CA à l’état homozygote. Cela se traduit par l’exacerbation du caractère de stemness1 de ces cellules.

Le passage à l’in vivo permet de suivre la croissance des cellules isogéniques dans des souris immunodéficientes. Les cellules sauvages et hétérozygotes pour PIK3CAH1047R donnent des tumeurs différenciées, alors que les cellules homozygotes forment des tumeurs dans lesquelles la composante différenciée est totalement absente. Revenant à la situation des mutations de PIK3CA dans les tumeurs humaines, les auteurs ont exploré le TCGA (The Cancer Genome Atlas) dans des tumeurs où la prévalence de ces mutations est supérieure à 10 %. Un total de 40 % des tumeurs analysées ont plus d’une copie de la mutation H1047R, et 25 % ont une mutation supplémentaire soit du gène PIK3CA lui-même, soit d’autres gènes de la voie (PTEN, PIK3R1, AKT1/2/3). Cela confirme le caractère oncogénique inhabituel de la PI3 kinase.

Cet article m’a paru important car il dévoile peut-être, de façon non explicite, deux caractères particuliers. Le premier est que la PI3 kinase est un des rares proto-oncogènes humains qui n’avaient pas été découverts dans les années 1980 dans les modèles murins. Autant les protéines ERBB, RAS, RAF, MYC et bien d’autres produits d’oncogènes avaient tous leur équivalent murin, découvert chez la souris bien avant de l’être chez l’homme, la PI3K ne figure pas dans la liste. Le caractère quasiment récessif de la mutation activatrice la plus fréquente, H1047R, est susceptible d’expliquer cette exception. Le second est le fait que la recherche pharmacologique n’est pas parvenue à proposer un inhibiteur robuste de la PI3 kinase α utilisable en clinique, alors qu’ont été mis sur le marché des inhibiteurs de nombreuses sérine-thréonine kinases : BRAF, MEK, CDK4/6 et même PI3 kinase δ, dont le mécanisme d’activation ne semble pas exiger d’altération homozygote...

 

* Madsen RR, Knox RG, Pearce W, et al. Oncogenic PIK3CA promotes cellular stemness in an allele dose-dependent manner. Proc Natl Acad Sci USA 2019 ; sous presse. Doi : 10.1073/pnas.1821093116.

 

Jacques Robert


1 Je préfère encore utiliser cet anglicisme (en italiques) plutôt que l’horrible « souchitude ».

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