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Émotion : le retour d’une « vieille » notion Volume 95, numéro 4, Avril 2019

Le terme d’émotion, avec un usage de plus en plus diversifié, est employé aujourd’hui par les neurosciences, les sciences cognitives ainsi que par des pratiques thérapeutiques très larges allant jusqu’aux différentes formes d’aide et de coaching.

Pourtant, si cet usage nous semble nouveau, il n’en est rien car on peut identifier un usage plus ancien à la fin du xixe siècle. Le terme d’émotion a été introduit à la place ou en plus de celui de passion ou d’affect. On le trouve notamment chez des auteurs qui ont contribué au renouveau des sciences humaines : Darwin, connu pour sa conception de l’évolution des espèces [1], et aussi Théodule Ribot [2], fondateur de la psychologie et lecteur de Darwin.

Pourquoi un nouveau terme ? Quelles ambitions portent le terme d’émotion ? Quelles différences trouve-t-on entre les années 1880 et aujourd’hui ?

La méthode utilisée par Théodule Ribot est éclairante de ce point de vue. Théodule Ribot est le fondateur de la psychologie comme discipline scientifique autonome (auparavant, la psychologie était une partie de la philosophie). Fonder une psychologie sur la base d’une approche biologique, telle est l’ambition de Ribot, l’émotion venant alors manifester l’ancrage de la vie mentale et affective dans le corps.

Mais comment procéder ? Quelles émotions choisir ? Cette approche ne nous semble-t-elle pas désuète ou dépassée ?

Les cinq émotions primitives

Théodule Ribot identifie cinq émotions primitives. Quelles sont-elles ?

Il y a d’abord la peur, la colère et la tendresse : trois émotions que l’homme partage avec l’animal, ce qui donne à ces émotions un caractère d’universalité. Il y a enfin l’amour-propre et l’émotion sexuelle.

La peur

Ribot prend appui sur une littérature de l’époque en recherchant les émotions que l’on voit apparaître les plus précocement. C’est ainsi que la peur se manifeste pour certains auteurs dès les premiers jours après la naissance, ce qui lui confère une probable composante héréditaire et renforce la dimension corporelle. Cette émotion est suscitée par les sensations auditives et visuelles.

La colère

Cette émotion apparaît aussi assez précocement. Elle n’est pas défensive comme la peur mais offensive.

L’émotion tendre, la tendresse

Elle se manifeste par un mouvement d’attraction, de recherche de contact. Elle a un caractère plus restreint que la sympathie, cette dernière n’étant pas retenue comme une émotion primitive.

L’amour-propre

Cette émotion est liée à la personnalité, au moi. Elle est donc d’apparition plus tardive, après 3 ans, à un moment où, selon Ribot, l’enfant devient plus ou moins conscient de lui-même. L’amour-propre (une émotion égoïste) peut se traduire sous deux formes opposées : par un sentiment d’impuissance, ou encore par l’audace. Cette émotion servira donc de terreau pour des émotions plus complexes d’apparition tardives, comme l’orgueil, la vanité, l’ambition (et peut être aussi le jeu, le désir de connaître, le besoin de créer, etc.)

L’émotion sexuelle

C’est la dernière selon l’ordre chronologique. Elle est caractérisée par un changement physiologique (la puberté), ce qui la relie de manière évidente au corps. Enfin, pour Ribot, elle ne dérive pas de l’émotion tendre, de telle sorte qu’il faut la distinguer.

Pourquoi cinq émotions primitives ? Une critique de la tradition philosophique

Pourquoi Ribot identifie-t-il cinq émotions et pas trois comme Spinoza ou six comme Descartes ?

En effet, la recherche des émotions primitives n’a rien de nouveau. Descartes [3] avait proposé six passions (l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse), Spinoza [4] seulement trois affects élémentaires (Spinoza effectuera la réduction la plus remarquable avec seulement le désir, la joie et la tristesse).

La critique de Ribot est la suivante. Les émotions décrites par ces auteurs ne sont pas des émotions primitives car la joie et la tristesse (et ses équivalents physiques : le plaisir et la douleur) sont des états très généraux. La dimension agréable ou pénible est un caractère généraliste alors que les émotions primitives sont particularistes (il y a de la douleur dans la peur, du plaisir dans l’émotion sexuelle comme dans l’émotion égoïste, etc.). La joie et la tristesse ne sont donc pas des émotions primitives pour Ribot.

L’enjeu pour Ribot est de construire une psychologie scientifique, ce travail sur les émotions constituant une partie de cette nouvelle discipline. Nouvelle discipline implique aussi une rupture avec la tradition, en l’occurrence, la philosophie (la psychologie était auparavant une partie de la philosophie). Rappelons que Ribot a une formation de philosophe [5]. D’abord professeur de philosophie, agrégé et élève de l’École normale supérieure, il connaît très bien ses classiques comme Descartes et Spinoza. On lui fera d’ailleurs le reproche de critiquer trop violemment ses maitres en philosophie, la critique ne se limitant pas au seul champ de la métaphysique.

Mais que penser aujourd’hui de cette méthode qui a marqué la fin du xixe siècle par sa nouveauté ?

Quelle actualité pour Ribot ?

Ce qui nous semble encore très pertinent actuellement, et enviable de ce point de vue par les neurosciences d’aujourd’hui, est une forme de monisme biologique très bien définie par Ribot et extrêmement cohérent.

En revanche, le caractère très général de l’approche théorique et les critères scientifiques de la méthode peuvent nous sembler assez désuets et dépassés.

D’autres critères aujourd’hui pour une validation scientifique

Pourquoi cette méthode nous semble-t-elle datée ?

Ribot a la volonté d’objectiver des faits sur la base d’une approche chronologique. En effet, les émotions qui apparaissent les premières sont des émotions primitives (comme la peur ou la colère), les autres ne sont que secondaires et dérivées.

Ce critère chronologique (l’ordre d’apparition) s’associe à un critère d’analyse. En effet, chaque émotion est irréductible aux autres (impossible de confondre la peur et la colère). L’émotion est, par nature, particulariste. Chacune est un état complexe, fermé, impénétrable, indépendant (comme la vision par rapport à l’ouïe ou l’odorat).

La recherche se fait donc par constatation et non rationnellement (par exemple, par abstraction, ou généralisation). C’est une méthode d’observation qui nous apprend l’ordre et la date d’apparition des diverses émotions.

Or aujourd’hui, le critère de validité scientifique n’est pas la clarté de la méthode d’observation mais la preuve par des études statistiques. La rigueur requise par ces études (portant d’abord sur des populations importantes et maintenant prolongées par des méta-analyses) est très différente de celle d’une méthode d’observation.

De plus, on ne cherche pas aujourd’hui à identifier des émotions primitives. Il s’agit plutôt d’identifier des émotions déterminantes pour le développement de l’enfant. En outre, et probablement que la phénoménologie et la psychanalyse ont porté leurs fruits, l’approche est aussi intersubjective, avec un intérêt concernant les différentes formes d’attachement. Le repérage des émotions se fait sur fond de relation, sans séparer l’enfant de son milieu.

Enfin, d’autres affects, comme l’humeur, sont devenus déterminants aujourd’hui pour la pathologie (on se référera à l’étendue des troubles de l’humeur dès la troisième version du DSM). Or dans la perspective de Ribot, l’humeur serait trop large et trop généraliste pour constituer une émotion primitive, comme d’ailleurs l’anxiété.

La fin des théories généralistes et une préférence pour des théories restreintes mais concurrentes

Un autre décalage apparaît à la lecture de Ribot : on ne valorise plus aujourd’hui l’étendue et les ramifications d’un modèle. Il en est fini des grandes théories explicatives, des psychopathologies générales. On recherche plutôt des théories limitées à un champ restreint, avec une possible concurrence entre ces différents modèles.

Or, pour Ribot, si l’ordre chronologique est déterminant pour identifier les émotions primitives, l’ordre généalogique l’est peut-être encore plus. Rappelons que Ribot est influencé par les travaux de Darwin sur l’évolution des espèces ainsi que par ceux de Jackson [6] dans le champ de la pathologie. Ribot est aussi l’auteur de la loi de dissolution [7] dite loi de « Ribot ». Celle-ci montre que la pathologie reconduit le vivant à ses formes les plus simples et les plus anciennes selon une loi biologique. La maladie est alors considérée comme un équivalent expérimental, une expérimentation produite par la nature [8]. Et en suivant le modèle de Claude Bernard [9], la maladie force la nature à révéler des mécanismes communs au normal et au pathologique.

Mais aujourd’hui, le caractère très large et extensif d’une théorie n’est plus un critère valorisant.

Intérêt d’un monisme biologique clairement défini ?

En revanche, nous apprécions l’approche moniste de Ribot, que nous pourrions qualifier de « monisme biologique » pour insister sur la dimension biologique déterminante. Ribot construit en effet une approche biologique de la vie mentale : la primauté d’expression des émotions primitives manifeste leur ancrage dans le corps, avant que n’interviennent avec évidence l’éducation, la société et la culture. Plus l’émotion est précoce et plus elle a de la chance d’échapper au champ du psychologique et du social. À la racine de chacune de ces émotions, il y a donc une tendance, un instinct. Et le champ plus large de la vie mentale, comme celui des sentiments plus complexes (les émotions sociales et esthétiques), se développent sur la base d’une biologie du corps : rappelons que pour Ribot, dans le courant de Spencer [10], la complexité du sociale se construit sur la base du biologique.

Conclusion

Le caractère désuet de la méthode et de la théorie de Théodule Ribot ne doit pas masquer la force de l’approche biologique et moniste. On pourrait en effet souhaiter que les neurosciences s’imposent une rigueur comparable à celle de Ribot sans revendiquer un peu rapidement un monisme qui n’en est pas toujours un réellement. On peut aussi regretter que les neurosciences prennent parfois appui sur la critique trop rapide d’un dualisme cartésien alors que celui-ci présente aussi une réelle pertinence.

C’est tout l’intérêt et la force de l’émotion : celle de porter à la fois un ancrage dans le corps et une complexité qui déborde son origine biologique. Prendre en compte la réalité biologique de l’émotion ne doit pas exclure le rôle du langage, de l’éducation, de la société et de la culture dans la construction de la vie émotionnelle. Reconnaître la richesse et la complexité de la vie émotionnelle sans perdre le lien avec une réalité biologique : tel pourrait être aujourd’hui l’ambition d’une approche scientifique de la vie mentale.

Liens d’intérêt

les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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