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De l’intérêt du concept d’angoisse masquée dans la clinique du sujet âgé Volume 95, numéro 8, Octobre 2019

« Lorsque celui qui chemine dans l’obscurité chante, il nie

son angoisse, mais il n’en voit pas pour autant plus clair »

S. Freud [1]

Introduction/problématisation

La formule angoisse masquée comporte surprise et paradoxe. L’accolement des deux termes recèle un caractère oxymorique à rapprocher de la « soucieuse insouciance » décrite par M. Heidegger [2] qui rend compte de la « dénégation de soucis plus essentiels ». Que la notion d’angoisse soit familière, partageable n’exclut ni sa complexité, ni sa diversité d’où l’intérêt d’un repérage de ses modes de traduction. Pour P. Viéban et al[3], il est possible d’envisager l’hypothèse d’une « anxiété masquée » quand « les signes psychiques sont relégués au second plan. Les signes physiques occupent alors généralement le devant de la scène », c’est-à-dire quand prime le langage du corps. Le phénomène angoisse ne se laisse pas saisir aisément chez le sujet âgé, l’affect est recouvert par l’expression de différentes pathologies, ou occulté par un trouble de conscience, des actes de violence qui apparaissent d’autant plus facilement que l’entourage ou le soignant sont dans sa méconnaissance. Ce n’est pas uniquement « l’objet de l’angoisse (qui) échappe à la conscience du sujet » (P. Charazac [4]), mais l’angoisse elle-même comme signal d’un embarras ou d’un danger. La méconnaissance peut s’avérer délicate à manier sur le plan thérapeutique parce que le« travail de compréhension est souvent compliqué (quand) le patient n’a pas conscience de sa propre souffrance ou la masque » et que« la priorité n’est pas de détruire l’écran protecteur des symptômes…pour arriver à toucher les affects qui viendront inévitablement à s’exprimer » (F. Quartier [5]).

Définition et statut de l’angoisse : du normal au pathologique

L’angoisse se manifeste par sa résonance intime subjective de déplaisir, d’inconfort, d’attente et d’insécurité douloureuses et est associée à un cortège de sensations corporelles cardiaques, respiratoires, digestives, cutanées... Cette séméiologie neurovégétative signe l’écart dans la clinique française entre angoisse et anxiété bien qu’à l’usage, les deux termes soient utilisés sans distinction. En allemand, le mot Angst rend compte des deux éprouvés. Le caractère universel et la plurimodalité de la présence de l’angoisse en fait notre fidèle compagne, à tout âge, depuis l’angoisse originaire de la naissance à l’Hiflosichkeit, dite détresse primordiale, l’instabilité de l’enfant, l’agitation de l’homme moderne tourmenté, aux angoisses accompagnant le mourir. Différentes approches théoriques signent la permanence de l’intérêt pour cet affect : les travaux des philosophes anciens, le « concept de l’angoisse » développé par Kierkegaard [6] en rapport avec le péché et la liberté, les avancées de M. Heidegger [7] qui présente « l’angoisse comme mode fondamental du sentiment de la situation et comme révélation privilégiée de l’être là ». Pour le philosophe,« le devant quoi de l’angoisse est le monde en tant que tel » ; elle est une peur « indéterminée, déjà là » et se rapporte à la fois« à rien et à nulle part ». Être un parmi d’autres, mortel, est générateur d’angoisse, ce d’autant que l’avancée en âge rend plus difficile de s’en détourner (M. de Montaigne) ou de s’en divertir, (B. Pascal). S. Freud rappelle la maxime de F. de La Rochefoucauld : « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement ». Au soleil et à la mort peut être ajoutée dans cet énoncé la vieillesse car comme le souligne B. Michel [8], la peur de vieillir est l’objet d’une dénégation assez constante, source d’un « état anxieux dissimulé ». Pour V. Lefebvre des Nouettes et al.[9], vieillir est une expérience qui se situe « entre peur de vivre et peur de mourir » légitimant cette place entre lumière et ténèbres que représente le crépuscule de la vie. S’il y a une constance de l’angoisse, un continuum amenant à l’envisager sous l’angle dimensionnel, un saut qualitatif et un quota d’intensité la font passer du normal au pathologique et l’intègrent dans la clinique catégorielle où elle est transnosographique. Les psychiatres classiques parlaient d’anxiété morbide pour la distinguer, de l’anxiété existentielle, une inquiétude fondamentale. La traduction comportementale de l’angoisse signe son acuité : le sujet est nerveux, « fébrile », geignard ou sub-agité, instable, déambule – fait les cent pas –, agressif ou au contraire sidéré, paralysé par l’envahissement de l’affect. L’angoisse peut s’exprimer par des comportements non spécifiques, aberrants, paradoxaux ou faire défaut ! Ce dernier constat peut amener le clinicien à rechercher un point de bascule de l’angoisse et à envisager son envers sous la forme d’un déficit pathologique : encore faut-il distinguer absence et masque ? Son manque peut répondre aux qualitatifs de serein, sage, détaché. Chez un patient replié, faire la distinction entre une apathie sous-tendue par une indifférence affective, une inhibition anxieuse et un retrait dépressif avec ressassement d’idées moroses peut être mal aisé. L’entretien en quête d’éléments séméiologiques doit tenir compte du désinvestissement du champ de la parole et des échanges chez ces patients. Le masque peut leurrer la perception du soignant et favoriser une intervention à contre-courant. La vérité clinique n’est pas seulement sous le masque elle est tout autant sur lui et dans l’usage des défenses.

Caractéristiques de l’angoisse chez le sujet âgé

L’âge est une donnée imprécise, sans délimitation scientifique, qui situe l’écart entre son ressenti, celui de l’état civil et les marques du vieillissement sur le corps. Qu’y a-t-il de commun au plan existentiel entre une personne de 65 ans et une de 90... ? À une possible continuité du processus d’avancée en âge s’oppose une évolution en palier, ou ponctuée de crises, favorisées par les effets désorganisateurs d’événements tels que la cessation d’activité, la maladie, la séparation. Une clinique spécifique à l’âge peut être isolée à partir de notions simples : la vulnérabilité psychique, favorisée par l’effet de la sénescence, l’expérience de renoncement et les adaptations à opérer, l’existence de troubles cognitifs légers ou majeurs, la fragilité physique dite gériatrique. Une pathologie organique, une décompensation dépressive, la perte d’autonomie, la dépendance, peuvent être source d’angoisses dites secondaires. Ces sujets conjuguent différents facteurs déclenchant : psychogène, somatogène et iatrogène. L’intrication de ces éléments complexifie l’approche clinique et éclaire de façon paradoxale le peu d’intérêt que l’on marque aujourd’hui pour l’angoisse chez ces sujets.

Le grand âge : temps de l’intranquillité ou de la sérénité ?

La fréquence des troubles anxieux y est difficile à saisir. L’idée reçue selon laquelle les troubles anxieux diminuent avec l’âge, qu’il s’agisse des troubles névrotiques francs et de l’anxiété généralisée, est contredite par une revue de littérature de 20031 . Cette étude qui chiffre la prévalence des troubles anxieux à 8 % chez l’adulte jeune, à 10 à 15 % chez l’âgé, conforte les données de consommations de benzodiazépines (un tiers des personnes de plus de 65 ans en usent ou abusent)2. La France occupe le premier rang de prescription de psychotropes, en particulier des anxiolytiques. Ce mésusage désormais bien documenté a été à l’origine de campagnes de santé publique, et d’une recommandation de l’HAS3.

Les troubles les plus manifestes et ceux qui se déduisent de l’analyse clinique sont liés à la confrontation du sujet âgé avec plusieurs réalités psychiques : angoisse de séparation, d’abandon, de la perte d’êtres chers, du deuil de soi-même comme être désirable, actif. L’angoisse de castration traduit l’expérience de renoncement, de dépossession, la confrontation au vide, au néant. La perte de prestige et le déficit de reconnaissance sociale, l’isolement sont autant d’épreuves. Les psychanalystes ont fait une analogie entre angoisse de castration et angoisse de mort qui recouvre la peur de la perte d’autonomie et de la dépendance. La mort échappe à tout savoir intime et à l’expérience. Elle est pour J. Lacan du registre du Réel, c’est-à-dire d’un impossible à penser, à supporter. L’avancée dans l’âge s’accompagne d’une intranquilité4 (F. Pessoa) liée à une connaissance des choses, des êtres, des entreprises humaines, dénudée d’idéaux et d’illusions. La perplexité naît de la perte du sens de vie, de la vanité de l’existence lorsqu’on aborde le grand âge, qui conduit plus à la rétrospection chargée de regrets qu’à l’anticipation d’un avenir incertain ou chargé de menaces.

Comment penser l’angoisse comme contournée ou travestie ?

Dans cette hypothèse, l’angoisse échapperait à une analyse descriptive des signes évocateurs et des critères diagnostiques du fait de l’atypicité de leur expression. Lorsqu’on aborde le masque d’un affect, c’est plus l’association à la dépression et à ses différentes déclinaisons qui nous est présente. La comorbidité angoisse-dépression est fréquente, de l’ordre d’un cas sur deux. L’angoisse peut masquer une décompensation dépressive mineure ou majeure comme dans la mélancolie anxieuse ou la mélancolie d’involution.

Si l’affect n’est pas placé sous le contrôle de la volonté, il existe des conduites d’évitement de situations anxiogènes, phobogènes ou de contournement du phénomène. L’angoisse peut naître de la proximité avec un objet désiré tel l’objet œdipien convoité et interdit, dans des situations d’agressivité symbolique culpabilisée ou lorsque les défenses ne sont plus opérantes. L’avancée en l’âge actualise des conflits anciens suscités par l’envie, la rivalité, l’ambivalence – amour/haine – et l’insécurité vécue lors des séparations précoces. Renoncer à tout désir par le détachement, le désinvestissement libidinal est la voie choisie par les philosophes stoïques, les ascètes et certains religieux contemplatifs. Leur visée est d’obtenir par ce compromis l’ataraxie soit la « tranquillité de l’âme » en supprimant les désirs, les « passions coupables » annonciatrices de souffrance et d’angoisse5. Les personnes âgées se protègent pareillement du surgissement de cet affect en se détournant de désirs vains, insatisfaits ou réprouvés, ce qui les amène à un repli défensif coloré d’ennui6 et de misanthropie. La volonté de contrôler l’angoisse peut conduire à une vie rétrécie, ritualisée, avec refuge dans les habitudes et la routine ; les automatismes ne laissent pas de place à l’imprévu, la nouveauté, sources d’insécurité !

Quels sont les mécanismes en jeu ?

À côté de l’angoisse ressentie, conscientisée, en quête d’une cause rationnelle ou d’un facteur émotionnel, il existe une angoisse inconsciente qui opère à l’insu du sujet et dont les conséquences peuvent être dissociées de leur origine. Le lien entre les effets cognitifs, physiques, comportementaux et l’angoisse génératrice peut être réprimé, refoulé selon le terme générique des mécanismes de défense isolés par Freud. Le psychanalyste qui a dévoilé la part inconsciente de manifestations psychiques utilise les termes de déguisement symbolique, de déplacement, de transformation, pour rendre compte de l’effet trompeur d’une angoisse qui ne dit pas son nom. En 1926, le psychanalyste [1] a développé sa deuxième théorie de l’angoisse qui indique un changement de perspective : « c’est l’angoisse qui produit le refoulement et non pas… le refoulement qui produit l’angoisse ». En témoigne « la belle indifférence » qui accompagne la conversation hystérique où l’atteinte d’une fonction physique, sensorielle ou intellectuelle – cognitive, la mémoire par exemple – parfois invalidante, n’est pas accompagnée du surgissement attendu de l’angoisse. De même l’isolation, mécanisme de défense présent chez l’obsessionnel, permet une mise à distance de l’affect angoisse ici réprimé, détaché de la représentation. L’anesthésie affective ou sensuelle qui en résulte peut être douloureusement vécue. Cette théorie de l’angoisse élaborée par Freud en plusieurs temps, ce dont témoignent différents écrits [1, 10, 11]7, a contribué à la construction théorique de l’appareil psychique et à la différentiation des névroses dont celle dite d’angoisse, délimitée en 1895 à partir de la neurasthénie. Le psychanalyste [1] décrit différents visages pris par l’angoisse et ses substituts. Il interprète le symptôme comme le résultat d’un conflit inconscient, d’un compromis, entre le moi, le ça, le surmoi et la réalité, avec, comme forme dérivée du refoulement, l’émergence de l’angoisse. L’inhibition n’est pas un envers du symptôme, mais agit comme une limitation des fonctions du moi.

Cette métapsychologie n’est pas seulement descriptive mais dynamique et logique ; elle s’appuie sur un modèle énergétique, pulsion-désir, sur les mécanismes de défense et les résistances. L’effet de l’angoisse porte sur les différentes fonctions physiologiques, locomotrice, sexuelle, alimentaire, excrémentielle. S. Freud décrit l’impact de l’inhibition mais non son contraire la stimulation, soit l’excitation8que nous envisagerons. Cette représentation de la vie de relation nous permettra de dessiner des cadres cliniques, d’en faire l’inventaire, de les ordonner afin de mettre en lien des éléments disparates dont l’unité est le travestissement de l’angoisse. Nous envisagerons l’inhibition ou la stimulation de la fonction et la sublimation, de l’addiction, l’usage de défenses caractérielles, la voie dela somatisation, et la construction symptomatique.

L’angoisse et les différentes fonctions

L’effet de l’angoisse sur la fonction idéomotrice peut se manifester sous la forme de l’inhibition ou de l’excitation. Dans la confusion mentale psychogène, la composante anxieuse agit seule ou en association avec d’autres facteurs de déstructuration du niveau de conscience. La régression psychomotrice est observée en réponse à un événement traumatisant tel qu’un énoncé médical péjoratif, à une hospitalisation toujours redoutée chez un sujet âgé, une admission en Ehpad. Elle s’exprime par une sidération, un ralentissement qui peut en imposer pour des troubles cognitifs, une pseudo-démence, un syndrome parkinsonien. La stimulation opère sous forme de sublimation dans l’agir, le travail, les loisirs, les activités culturelles ou artistiques ; le sport parfois pratiqué compulsivement agit comme décharge motrice. Cette activité peut annihiler la fatigue et amener à un état de facilitation intellectuelle. La dimension défensive permet de leurrer le sujet quant à sa peur de vieillir ; le mouvement à forte charge libidinale permet un transfert de l’angoisse. Le déplacement, la déambulation, les voyages se substituent à l’avancée dans le temps. L’effet de stimulation est particulièrement patent chez un sujet « fébrile », énervé, déambulant ou occupé tout autant que préoccupé, affairé. La source peut ne pas être identifiée chez un sujet âgé agité, agressif verbalement ou physiquement. L’anxiété sous-jacente peut éclairer une attitude de refus, de l’opposition… ou un passage à l’acte en particulier le suicide lors d’un raptus, véritable décharge pulsionnelle.

Concernant la fonction alimentaire, l’anorexie est un état fréquemment observé chez le sujet âgé et il faut en explorer les causes organiques. Ce comportement révèle la réactualisation de conflits de l’enfance, la charge d’hostilité liée à la dépendance de l’infans. L’attitude de l’entourage peut contribuer à pérenniser le symptôme. La boulimie peut être la résultante d’un phénomène anxieux, en tentant de colmater par la prise de nourriture l’absence, le manque, l’ennui. Dans la fonction sexuelle,la composante anxieuse s’observe depuis les embarras lié à la sénescence qui peuvent entraîner une inhibition défensive ou une hyperactivité avec quête de réassurance quant à sa capacité de séduire, au masculin comme au féminin, et à la préservation de son désir. Les perturbations de la fonction excrémentielle rencontrées dans le grand âge sont trop rarement rapportées à la charge anxieuse, à un contexte émotionnel, à une signification relationnelle. Ces conduites sont tributaires de la qualité du milieu environnant et aux réponses données.

La voie addictive concerne le recours à l’alcool, aux drogues, à la toxicophilie médicamenteuse, au tabac. Les conduites d’alcoolisation sont fréquentes et méconnues à cet âge, en particulier chez les femmes isolées. L’usage au long cours de toxiques favorise en retour l’émergence d’angoisses d’où un renforcement des conduites. Cette voie substitutive concerne la relation aux objets avec accumulation, collectionnisme, entassement dans le syndrome de Diogène. La télévision peut être utilisée en continu pour s’abrutir d’images, ne pas penser ; les réseaux sociaux comme un recours contre la solitude. Les achats compulsifs, inconsidérés autant qu’inutiles, en sont un équivalent.

Le recours au langage du corps a la fonction de déplacer la plainte : l’hypocondrie touche principalement les zones d’orifices : la bouche, la langue, le tube digestif, la sphère anale, mais aussi le dos. La localisation des préoccupations sur un organe peut être envahissante pour le sujet et son entourage, l’existence d’algies rebelles peut conduire à la mise en place de traitements ayant des effets délétères. La somatisation est la traduction dans le corps de conflits inconscients ; peuvent être rapprochés la fonction du sommeil et son altération et le trouble de mémoire fréquemment objets de la plainte.

L’organisation caractérielleavec retour à l’agressivité du stade sadique-anal, est éclairée de la proximité entre pathologie névrotique, régressive et caractérielle (J-C Monfort et al[12]) ; elle est le fait du sujet âgé. Ce sont des sujets odieux, insatisfaits, arrogants, hostiles, qui manifestent ainsi leur misanthropie et leur misonéisme. L’image de ces sujets âgés obstinés, grincheux et vindicatifs, dits difficiles, a été suffisamment caricaturée pour que nous n’en poursuivions pas la description.

La construction du symptôme : sa visée est de colmater l’angoisse par la création d’un objet phobogène, par des rituels, ou une conversion qui tentent d’apporter une solution à un conflit inconscient et un apaisement à la tension aboutissant à un symptôme « réussi ». Mais ce dernier peut être inefficace dans sa visée, envahissant, douloureux, secondairement source de déplaisir et invalidant. Sont présentes à cet âge différentes phobies du toucher, des grands espaces ou des lieux fermés, la peur de la chute ou des autres, du monde. Le retrait social peut être attribué dans les suites d’un deuil à la douleur de la séparation et à ses effets. Elle peut révéler une symptomatologie névrotique obsessionnelle ou phobique masquée par la présence du conjoint en place d’objet vicariant.

L’angoisse peut être ignorée ou négligée au plan clinique

Avant d’aborder les manifestations cliniques et de les resituer dans l’avancée en âge, nous proposons :

  • De distinguer le niveau et la nature de la méconnaissance. Celle-ci peut être, nous l’avons noté psychodynamique, par refoulement, déni, dénégation, clivage permettant la répression des affects, liée chez le sujet psychotique à de la « froideur affective », désignée sous le nom d’athymhormie ou d’origine lésionnelle avec anosognosie. Dans ce dernier cas, l’absence de toute manifestation pathologique d’angoisse sera désignée comme indifférence affective – à soi-même et aux autres – comme déficit d’empathie, ou apathie. L’origine lésionnelle peut émaner de l’atteinte de la boucle sous-cortico-frontale entraînant un syndrome dysexécutif source de manifestations anxieuses. La forme la plus constante et sévère de cette méconnaissance d’origine organique est rencontrée dans les dégénérescences lobaires frontales, où elle a une valeur de constance, et de façon plus contingente dans la maladie d’Alzheimer9.
  • De préciser la source et la nature de l’ignorance qui peut être le fait du sujet lui-même, de son entourage, et concerner les soignants. Un extrait de la clinique de la vie quotidienne l’exemplifie :
    • Un comportement, souvent toujours le même pour un sujet, peut témoigner d’une anxiété vive : le phrasé, la gestuelle brusque, la mimique, la façon de s’adresser à l’autre, la révèle. L’angoisse non perçue par le sujet peut être visible par ses proches ou ressentie par eux. Le refus, angoissé, du vieillissement peut prendre la forme de la mascarade féminine, avec ou sans appui de la chirurgie esthétique ou de la posture du « vieux-beau », qui toutes deux tentent d’effacer les stigmates de l’âge.
    • Les émotions sont communicables, diffusent à l’entourage, et mettent l’autre en prise directe avec le mal-être. Ce partage par transfert d’affect peut être à la source de la compassion, de l’empathie…La demande permanente de réassurance, le harcèlement des soignants suscitent en retour un sentiment d’impuissance et le rejet.

Cette clinique est observée à minima chez les proches aidants : la sollicitude, l’empressement, le trop en faire, témoignent d’une angoisse vive, de sentiments partagés, d’une agressivité contenue qu’ils tentent de masquer… Leur activisme contamine l’entourage, complexifie la prise en charge du patient et contribue à mettre à l’épreuve les intervenants.

Comorbidités et diagnostics différentiels

Chez le sujet âgé, il existe souvent des comorbidités, une poly-pathologie : la séméiologie est volontiers pluri-symptomatique, complexe. Le contour des syndromes névrotiques vieillis devient flou. L’isolement des variétés d’émotions, d’affects y est plus difficile. L’exigence d’une finesse clinique demande de l’attention et du temps pour saisir la dynamique des manifestations, ses enjeux ouvrant à une possible résolution. L’existence de comorbidités, de formes sub-syndromiques ou déplacées, les soubassements organiques justifient ce souci clinique. Il y a de ce fait « un risque de méconnaitre une névrose à l’œuvre chez une personne âgée » (J-C Monfort et al[13]), risque favorisé par l’abandon du terme même et de son intérêt clinique. Chez le sujet âgé une hostilité affichée, des appels incessants, une insatisfaction geignarde et des récriminations, objets de plaintes adressées à un tiers ne sont pas d’emblée rattachés à l’émergence de manifestations d’angoisses. Un état de panique anxieuse exprimé par de l’agitation, de la déambulation, une insomnie rebelle, des troubles caractériels ou une sidération pseudo-démentielle sont méconnus et classés dans la catégorie indifférenciée des troubles psycho-comportementaux9. Dans d’autres cas, un tableau clinique proche comportant une anxiété majeure avec plaintes hystériforme, demandes incessantes, attitude puérile, agitation doivent être rapportés à une mélancolie d’involution10, à traiter comme une dépression majeure, une désorganisation psychique liée à des troubles cognitifs passés inaperçus – l’angoisse peut comme l’apathie précéder la survenue des premiers déficits intellectuels et se manifester par une perplexité, par une perte de maîtrise sur l’environnement. D’où l’importance à accorder aux antécédents du patient, à recueillir auprès de lui et son entourage : récurrence d’un état dépressif, installation progressive de troubles de la mémoire, de l’attention.

Chez le sujet présentant des troubles cognitifs majeurs, différents types d’angoisse se rencontrent depuis le sentiment aigu d’insécurité lié à la désintégration des fonctions psychiques aux impulsions agressives. P. Charazac [14] livre l’observation de patients présentant des démences sans angoisse du fait d’« un état de dé-différentiation supprimant la frontière entre moi et non-moi dans lequel se perd la capacité d’angoisse qui est plus proche d’un état de non-intégration que de désintégration ». Autre contexte trompeur, les psychotraumatismes chez le sujet âgé : ceux-ci peuvent être négligés du fait d’un seuil de tolérance bas, d’une sensibilité accrue aux événements à forte charge affective, du décalage temporel entre la situation et la réponse, enfin d’une difficulté à mettre des mots sur le ressenti. La plainte est banalisée à cet âge et négligée. L’expression peut s’accompagner du phénomène de dissociation psychique qui implique la répression de l’affect. Il peut résulter dans la suite du traumatisme une anxiété résiduelle repérable, ou des formes détournées par déplacement de l’angoisse sur un organe objet de plaintes rabâchées et peu évocatrices. Certains événements ou situations à caractère traumatique menacent le sujet. La désorganisation psychique est à l’origine d’interprétations délirantes concernant les proches. Ces délires de proximité à valeur défensive, adaptative, évitant l’effondrement régressif, sont facilités par les altérations cognitives.

Quelle conduite thérapeutique adopter ?

La première remarque concerne le caractère méconnu de l’angoisse chez un sujet qui se plaint de façon indirecte et se montre incapable d’en dire plus ; si l’angoisse est travestie, ignorée, est-il judicieux de la dévoiler en levant les défenses, en ôtant la fonction protectrice du masque ? N’y a-t-il pas plus de risques que de bénéfices à forcer les résistances ? Qu’attendre d’une interprétation ou d’une intervention dont Freud a démontré la possible valeur thérapeutique dans l’abréaction, la catharsis ? La mobilisation de l’affect peut ouvrir à des perspectives psychothérapiques, en en restituant le sens caché et aussi à des mesures sociales. L’angoisse chez un sujet âgé fragile, est à même d’avoir des effets délétères : la confusion, la régression psychomotrice, le repli hypocondriaque en sont des exemples. Les différentes formes de travestissement de l’angoisse ont pour effet d’induire un isolement du sujet, de déplacer la souffrance, d’entamer la qualité de vie. Autant de facteurs qui compromettent l’autonomie, facilitent une invalidation sociale et une entrée prématurée en Ehpad. Ces conséquences nécessitent de prévenir ces effets en assurant au sujet âgé fragilisé des conditions qui lui évitent les expériences de dépersonnalisation, de deshumanisation, de perte des repères comme aux urgences, lors d’une hospitalisation, ou dans l’attente d’une intervention.

La prise en considération de ces formes déguisées et de leur potentiel délétère s’effectue par l’incitation à la verbalisation, la création artistique, l’accès à des connaissances nouvelles, à la culture ou l’inscription dans des groupes de parole qui contrecarrent un isolement et une inaction anxiogènes. La médiation de supports dont le dessin, l’exploration des rêves, une approche corporelle peuvent prolonger ce dispositif. Ces modalités peuvent être complétée par la prescription de médicaments permet de contrecarrer des mécanismes adaptatifs, régressifs ou agressifs, qui suscitent des effets de contre-transfert source de rejet, de discrimination, de contentieux avec les équipes. La prévention c’est aussi de lutter contre l’exigence de tout dire, d’éviter les énoncés médicaux traumatisants, mal compris, mal intégrés chez ces sujets ! Il importe d’adapter sa réponse en fonction de ce que le patient peut ou veut entendre. Cette évaluation préalable prend du temps mais prévient des décompensations parfois durables chez des sujets fragilisés par le grand âge et la peur de la mort.

Conclusion

La prise de conscience et la verbalisation d’angoisses liées au vieillissement, à la peur du déclin, de la dépendance et in fine de la mort contribue à éviter les travestissements. Le médicament dont l’efficacité est certaine n’est pas tout. À un moment où le corps du sujet âgé, ses capacités intellectuelles affaiblis se trouve exposés, la parole doit pouvoir le soutenir autrement. C’est à inventer, au cas par cas. Écouter le patient, son entourage familial, l’équipe qui l’a accueilli, l’accompagne au quotidien, et saisir la nature des liens, des contentieux ou conflits peut amener un mieux-être. L’approche psychothérapique des manifestations s’appuie sur les données d’une situation toujours singulière, sur les signifiants propres du sujet, ceux d’une histoire personnelle, qui sont au fondement de sa subjectivité.

Liens d’intérêts

l’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en rapport avec cet article.


1 Revue de littérature de Lauderdale et Sheikh de 2003, citée par F. Vieban, P. Thomas, J-P Clément. Quelques réflexions au sujet de l’anxiété du sujet âgé [3].

2 Étude de Fourrier et al 2001, citée par C Brefel-Courbon. Médicaments et cognition. CHU Toulouse, en ligne.

3 HAS. Recommandations professionnelles : modalités d’arrêt des benzodiazépines et médicaments apparentés chez le sujet âgé. 2007 25 p, https://www.has-ante.fr/portail/jcms/fc_1249601/evaluation_recommandation.

4 Ce néologisme a été créé par F. Laye, traductrice de F. Pessoa pour rendre compte, et condenser la notion d’angoisse très présente dans l’œuvre de l’écrivain et contenue dans le mot desassossego, antonyme de la paix et la tranquillité.

5 « Bien des inhibitions sont manifestement des renonciations à une fonction motivées par le fait que son exercice provoquerait un développement d’angoisse » [1].

6 Les auteurs anciens nommaient ce mal-être, anxietate cordis, acédie ou neurasthénie.

7 Les publications sont datées respectivement de 1926, 1895 et 1932.

8 Si un symptôme hystérique est évoqué devant une séméiologie faite de paralysie, d’amnésie ou d’une astasie-abasie, il l’est moins dans le cadre d’une agitation avec mouvements involontaires, décharges motrices. La conversion hystérique associe ces deux variantes, productive dans l’« attaque » ou déficitaire avec inhibition de la fonction, dépersonnalisation ou syndrome pseudo-démentiel.

9 L’atteinte cérébrale liée à la maladie a des incidences sur les fonctions psychiques, avec atteinte du processus de symbolisation et modification des affects. L’irruption de l’angoisse est précoce et s’exprime sur les différents modes psychiques ou physiques avec déambulation, troubles du comportement. Plus les lésions évoluent moins le refoulement opère, l’angoisse surgit à ciel ouvert avec des états de panique anxieuse lorsque le sujet a perdu ses repères de temps, de lieux et son inscription générationnelle, mais aussi des algies rebelles et erratiques.

10 Entité isolée par E. Kraepelin en 1896, et maintenue dans les premières éditions de son Manuel de psychiatrie, ce syndrome inaugural se rencontre plus souvent chez les femmes, sans antécédents maniaco-dépressifs en réaction avec une situation vitale pénible. Le DSM n’isole plus de spécificité séméiologique liée à l’âge avancé.

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