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Crise suicidaire, trauma, intervention de crise, quels aménagements proposer ? Volume 94, numéro 4, Avril 2018

Introduction

Le service ERIC (Équipe rapide d’intervention de crise) est une équipe mobile d’intervention de crise psychiatrique d’inspiration systémique [1]. Intersectorielle, elle couvre un territoire de 500 000 habitants dans le sud du département des Yvelines. L’appel téléphonique constitue la porte d’entrée dans le dispositif. La réponse téléphonique est organisée en service continu ; immédiate, elle propose une intervention rapide, habituellement dans les 24 heures. L’évaluation initiale associe d’emblée les proches ; leur mobilisation permet le plus souvent de proposer une alternative à l’hospitalisation.

Cette approche apparaît particulièrement adaptée dans les cas de crises suicidaires où la prise en compte de la dimension relationnelle fait partie du processus de « prendre soin » [2, 3].

Néanmoins, à l’épreuve de la clinique, certaines situations résistent au modèle. Ce sont celles où la personne en crise suicidaire lutte d’emblée contre la proposition d’aide et de protection par ses proches. Cette lutte peut prendre plusieurs aspects : « je suis seul au monde, personne ne se mobilisera pour moi. », « je reste incontrôlable », « l’idée d’un traitement, d’une dépendance me terrorise ». Notre cadre d’intervention habituel, consistant à proposer une forme de régression accompagnée par les proches [4], entre en conflit alors avec le vécu du patient et/ou de sa famille. Dès le premier appel téléphonique, le soignant peut vivre un sentiment de solitude ou d’impuissance exacerbé, en résonance avec la vision du monde du ou des appelants. Parfois nous renonçons d’emblée à proposer la mobilisation des proches, l’urgence devient le transport vers un lieu d’évaluation, de soin et de protection.

Quand les enjeux de protection par les proches suscitent un bras de fer, larvé ou manifeste, et accroissent la confusion entre les différents protagonistes de l’entretien, l’hypothèse traumatique offre un éclairage, une issue [5]. Dans ces contextes, en effet, il n’est pas rare de trouver des personnes souffrant de traumatisme chronique, l’occurrence du passage à l’acte suicidaire étant 15 fois plus fréquente dans cette population [6].

Nous allons chercher à décrire les aménagements alors nécessaires au travail de crise.

L’intervention d’urgence, un contexte de mise en tension

L’intervention d’urgence est en soi une situation anxiogène pour la personne cible de l’intervention, le patient désigné. En effet, elle est par définition démunie, en position de vulnérabilité accrue, et rencontre un système de soin qui, même s’il se veut souple et adaptable, comporte ses logiques et ses rigidités, son potentiel de maltraitance. La gageure est de construire un contexte de coopération, alors même que l’on peut être vécu comme un bourreau potentiel dans le fantasme. Par ailleurs, les proches conviés peuvent avoir fait partie des bourreaux dans la réalité de la personne. Malgré tout ils sont considérés par notre équipe, dans la mesure où ils se mobilisent et ils s’engagent, comme des personnes compétentes a priori pour maintenir en vie leur proche vulnérable [7].

Ce pari initial est bien évidemment réévalué à l’aune de la clinique, nous pouvons à tout moment réajuster une décision dans le sens d’une hospitalisation, notamment si la proximité relationnelle prescrite réactive plutôt qu’elle n’apaise la tension interne, les reviviscences.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, cela n’est pas toujours le cas. En fin de prise en charge d’une femme de 30 ans en crise suicidaire à la suite d’une séparation, nous apprenons que la seule personne qui s’était mobilisée pour elle, son père âgé de 80 ans, était incestueuse. Ce père lui avait imposé des relations sexuelles de 9 à 14 ans, jusqu’à ce qu’elle puisse lui dire non. La proximité relationnelle imposée par le cadre d’intervention n’avait pas réactivé chez elle colère, peur, dégoût et honte, mais autorisé la parole et la perspective d’une psychothérapie. Nous avions pu, après un temps de surprise et de sidération au moment du dévoilement, énoncer l’interdit de l’inceste, reconnaître le vécu douloureux de Madame, la conseiller et l’orienter. Le père n’avait pas nié les faits.

Monsieur A

La préparation de la rencontre : entre protection et évitement

Nous préparons par téléphone le contexte de la première rencontre, avant de fixer un rendez-vous au domicile ou dans nos locaux. Les informations téléphoniques recueillies lors de ce premier contact concernent les antécédents de la personne, le mode de vie, la biographie mais aussi et surtout le climat émotionnel. À l’occasion de ce recueil, à la fois objectif et subjectif, une narration commence, qui se veut empathique, préfigurative de la première rencontre effective. Les mouvements relationnels des premiers contacts téléphoniques et le cortège des expériences antérieures intériorisées qu’ils réactivent peuvent conduire le professionnel à chercher à éviter la première rencontre – d’autant plus qu’ils sont chargés d’émotions négatives comme l’impuissance, le désespoir, ou la colère. La contagion émotionnelle est alors au rendez-vous, à canaliser, dans des temps entre-deux où chacun des membres de l’équipe peut faire office de contenant pour l’autre ou au contraire diffuser l’inquiétude et agir le rejet. Il n’est pas rare de se dire entre nous « cela va être rude », parfois avec un langage plus cru.

Illustrons notre propos par la situation de M. A. qui nous met en état d’alertes dès l’appel.

M. A est adressé sur ERIC par le psychiatre des urgences. Celui-ci nous confie les informations collectées lors de son évaluation, M. A et son père savent l’un et l’autre que nous sommes en relation.

Il est sorti depuis peu d’une hospitalisation en soins sans consentement demandée par son père puis levée par sa mère quelques jours après. Il était hospitalisé suite à une tentative de suicide, qui trouvait son origine dans un vécu d’injustice et de harcèlement de la part de ses patrons. Dans le service, il n’avait cessé de faire remarquer à l’équipe toutes les occasions de récidive possible, dans une forme de provocation continuelle. Il en avait également fait part à son père, qui avait pointé aux soignants leur incapacité à protéger son fils.

Sur le plan biographique son cousin et lui avaient été abusés lorsqu’ils étaient enfants par un membre de la famille maternelle. Le dévoilement à l’âge adulte avait entraîné une suite d’événements dramatiques : décès par suicide en garde à vue de l’agresseur ; déménagement soudain de la famille puis divorce conflictuel des parents, incapables depuis lors de se parler.

Le père avait aidé son fils à trouver du travail et à s’installer dans un studio dans le même immeuble que lui. Sa mère était restée proche de sa famille d’origine, à 300 km de son fils.

M. A n’avait jamais eu de relation amoureuse, sa vie affective semblait réduite exclusivement à ses parents.

Nous proposons, un premier entretien d’urgence avec son père sur notre structure afin d’évaluer la possibilité d’une alternative à l’hospitalisation.

L’éclairage de la dissociation structurelle primaire : avec quelle partie sommes-nous en lien ?

Le travail minutieux de recueil d’information par les proches et les soignants est énoncé en début d’entretien, nous recevons père et fils après avoir été en lien avec l’urgentiste et le psychiatre hospitalier que nous nommons. L’un et l’autre ont exprimé une inquiétude pour M. A et pensent que nous pouvons peut-être les aider.

Nous rencontrons un homme de 25 ans, plutôt souriant, dans une forme de bonhomie associée à une tension interne forte. Le père âgé de 60 ans semble très en colère contre son fils, son ex-femme et la psychiatrie, considérant chacun comme maltraitant. Il est épuisé par la vigilance constante que son fils lui impose et a le sentiment de perdre le contrôle de la situation. Il demande un diagnostic et un pronostic ; s’étant renseigné sur le traitement prescrit (un neuroleptique), il nous interpelle : « mon fils est-il schizophrène ? ». M. A semble indifférent à la tension de son père, incapable de se montrer rassurant quant à une récidive, son dernier geste était impulsif, dans un moment de solitude, après un appel passé à sa sœur qui n’avait pas compris la demande d’aide sous-jacente.

L’aspect « apparemment normal » de M. A contraste fortement avec l’histoire clinique récente. Il semble perplexe, dans l’attente, comme coupé de lui-même, de ses émotions, de ses cognitions. Il donne l’impression d’être resté figé à un âge plus précoce, homme-enfant bon travailleur la plupart du temps, mais aussi capable de gestes auto-agressifs impulsifs et de provocations. Chacun des aspects de sa personne paraît dans l’incapacité de reconnaître ou de parler des autres aspects.

L’éclairage proposé par la dissociation structurelle de Onno van der Hart dans Le soi hanté[8] nous offre une lecture clinique partageable, compréhensible, du contraste entre l’apparente tranquillité de M. A et les moments de débordement émotionnel qui sont rapportés. Il nous semble que la personne avec qui nous sommes en contact au moment de l’entretien d’urgence correspond à « la partie apparemment normale de la personnalité » de M. A, tandis que sa « partie émotionnelle » habitée par la peur, la culpabilité et la honte, est celle qui s’est manifestée au moment du passage à l’acte – peut-être qu’une autre partie émotionnelle existe, identifiée à l’agresseur, particulièrement provocatrice.

Entre posture expertale et intervention systémique, la construction d’un contexte de coopération

Le père se montre d’emblée hostile à son fils et à la psychiatrie mais mobilisable, il a accepté d’être présent à l’entretien d’urgence. Il cherche à comprendre l’incompréhensible tout en paraissant épuisé et vivant un sentiment d’impuissance insupportable. Inquiet du diagnostic supposé de schizophrénie, il ne se sent plus en capacité d’aider son fils. Nous avons alors parlé de l’hypothèse plus probable de syndrome de stress post-traumatique en l’illustrant. Le propos pourrait être résumé comme suit : « Votre fils n’est pas schizophrène, le traitement donné est à visée anxiolytique. Ce qu’il a vécu enfant l’a traumatisé. Chez lui coexistent plusieurs parties : un enfant apeuré qui a honte, un enfant en colère, un jeune adulte coupé de cet enfant. En tant que parent vous avez fait tout votre possible pour le protéger, pourtant vous n’avez pas pu le protéger de l’abus, et cela doit être une douleur importante. Aujourd’hui vous souhaitez le garder vivant… M. A allez-vous aider votre père à vous garder vivant ? »

L’intervention vise à redonner la main à l’un comme à l’autre : de passif et dépendant, chacun est invité à devenir actif et compétent, le père acteur de la protection de son fils, le fils acteur dans une protection qu’il autoriserait enfin.

M. A nous encourage du regard à poursuivre. Il n’est pas question au moment de l’urgence de reparler du ou des traumas mais de négocier un espace de coopération plutôt que de victimisation – le processus de victimisation étant, selon Suzanne Lamarre [9], « une interaction dans laquelle une personne établit une relation avec une autre sans donner la priorité à l’autonomie d’être humain que nous sentons tous posséder ».

Le diagnostic et la lecture psychopathologique proposés, en donnant du sens au symptôme, invitent M. A et son père à devenir acteurs de la prise en charge. Nous cherchons ainsi à éviter le bras de fer possible autour de la question de la protection. Le père n’avait pas protégé son fils enfant, comment pourrions-nous réussir là où son père avait échoué, sans entrer dans un conflit de loyauté avec la partie émotionnelle du fils ?

Dans les situations de traumatisme chronique « le contact lui-même est redouté, parce qu’il apporte une promesse d’amour, de sécurité et de confort qui ne peut être satisfaite et qui rappelle (au patient) les carences brutales de la petite enfance » [9].

Parmi les questions les plus difficiles qui surgissent rapidement en thérapie avec les personnes traumatisées chroniques, il y a leurs difficultés douloureuses et persistantes avec les contacts sociaux et l’attachement, en particulier la phobie de l’attachement et de la perte d’attachement [10].

Notre dispositif peut activer l’un et l’autre, dans la mesure où dès le premier contact nous signifions l’intensité de notre engagement, ce qui peut raviver la phobie d’attachement, et anticipons la fin prévisible de notre accompagnement, ce qui peut réactiver celle de la perte d’attachement.

Construire un cadre sécure

Habituellement, le cadre que nous construisons avec l’entourage propose une forme de régression accompagnée, dans un temps limité à un mois qui contient la crise suicidaire. La question du suivi post-crise est envisagée dès les premiers entretiens.

Le cadre de prise en charge associe plusieurs éléments. La prescription médicamenteuse a pour but d’apaiser l’anxiété et d’autoriser le sommeil. La prévention d’une éventuelle récidive suicidaire repose sur la vigilance continue de la famille ; s’il y a un scénario suicidaire, le moyen envisagé doit être tenu à distance par les proches. Par ailleurs, nous prescrivons une proximité relationnelle : « ne le laissez jamais seul ». La situation est réévaluée régulièrement, au tout début quotidiennement, par des visites à domiciles ou des appels téléphoniques.

Quand le trauma est à l’œuvre, et plus encore lorsque l’agression a eu lieu au sein de la famille, ce cadre d’intervention nécessite des réajustements. En effet, « la victime d’un traumatisme est toujours à considérer dans un contexte relationnel, au sein duquel les effets de diffusion et de diffraction du traumatisme peuvent avoir des conséquences opposées, parfois d’atténuation des troubles initiaux, parfois d’amplification et d’aggravation » [11].

La prescription d’un traitement est parfois délicate, elle peut être vécue comme un contrôle insupportable exercé, une dépendance possible. La négociation peut s’avérer ardue entre l’apaisement recherché par l’équipe de crise et les proches et la perte de contrôle redoutée. C’est en présentant le médicament comme une aide à la reprise de contrôle, dans une prescription minimaliste qui ne vise pas la sédation, que le dilemme peut être résolu.

Dans le cas de M. A, le moyen utilisé pour passer à l’acte était les médicaments. Mais le patient a pu éprouver lors de l’hospitalisation un apaisement par la prise régulière de Loxapine qui limitait ses cauchemars ; il a donc pu accepter notre prescription.

Pour ce qui est de la présence permanente à ses côtés, le père ne peut pas l’envisager : il a besoin de respirer par moments et de s’échapper auprès de sa nouvelle compagne. La mère peut prendre le relais, mais comment faire alors que l’un et l’autre ne peuvent plus se parler et qu’elle vit à distance ? Nous proposons de faire intervenir une infirmière libérale qui délivrerait le traitement quotidiennement. Le père imagine une autre solution : enfermer les médicaments dans une boîte avec un cadenas. M. A pourrait emporter la boîte chez sa mère et le code être envoyé par SMS sur le portable de celle-ci. Les parents assureraient ainsi une forme de garde partagé du moyen du passage à l’acte. Cette solution convient à tous : le fils se sent capable d’être en lien avec l’un et l’autre pour organiser leur présence ; la mère, jointe au téléphone, accepte de recevoir son fils dans ce contexte et de venir à certains entretiens ; elle est suffisamment disponible dans la mesure où elle ne travaille pas et s’inquiète pour son fils. Le début de la prise en charge est organisé avec une présence du père du lundi au jeudi et de la mère du jeudi au lundi.

Madame B

Accordage empathique des premiers instants : du bon usage de la colère

Mme B est en crise suicidaire, elle a fait une tentative de suicide médicamenteuse et doute sur le sens de sa vie depuis que son mari est parti vivre dans l’appartement de ses parents ; la séparation est à l’œuvre. Elle ne supporte plus son travail qui nécessite de longs temps de parcours, se sent non reconnue et malmenée au quotidien. Ses deux enfants vivent chez elle mais ne lui parlent plus, seule sa sœur accepte de nous rencontrer, elle est elle-même en sursis d’un cancer et nous avertit qu’elle ne pourra pas se mobiliser au-delà d’une présence ponctuelle aux entretiens. Elle nous explique que sa sœur est une mère maltraitante qui mérite ce qu’elle vit aujourd’hui : « qui sème le vent récolte la tempête ».

Mme B est démunie, elle a toujours pris soin de tous, été une forme de « tyran familial », de pilier. Elle est l’aînée de sa famille, attirait toutes les foudres de ses parents, c’est une ancienne enfant battue. Son registre relationnel est la colère. Sa sœur est partagée entre le désir de l’aider et celui de lui dire ses quatre vérités : elle n’a jamais respecté ses enfants. La colère domine l’entretien, de même que les reproches mutuels.

Qu’est-ce que l’accordage empathique dans ce contexte ?

Pour Carl Rogers, le terme d’empathie a été développé par la psychologie clinique pour indiquer la capacité de s’immerger dans le monde subjectif d’autrui et de participer à son expérience dans toute la mesure où la communication verbale et non verbale le permet [12]. En termes plus simples, c’est la capacité de se mettre à la place de l’autre et de voir le monde comme il le voit. Pour que cela soit facteur d’alliance thérapeutique, encore faut-il que la personne puisse vivre l’empathie du thérapeute, la reconnaître, l’assimiler, l’accepter.

C’est là qu’entre en jeu la capacité d’accordage du thérapeute, au sens de l’accordage affectif décrit par Daniel Stern à propos de la relation mère-enfant [13] : celui-ci consiste à « imiter » quelqu’un d’autre pour lui faire sentir qu’il est en accord avec nous, tout en introduisant un décalage dans la réflexion.

Le monde interne de Mme B est hostile, elle se vit rejetée de l’humanité, celui de sa sœur est probablement peuplé de souvenirs de relations violentes.

Pour s’accorder à cette ambiance relationnelle, il nous a fallu monter le ton, stopper les reproches mutuels, reprendre les rênes de la discussion. La douceur ne pouvait pas, à ce moment de l’entretien, être entendue et aurait été accueillie, au mieux, avec suspicion. Le moment de la crise réactive les conflits anciens, probablement participe à faire émerger les parties émotionnelles habitées par la colère de l’une et de l’autre sœur. Au regard, rester en lien consiste à aller les chercher dans le même registre émotionnel, la colère, sans pour autant agir l’impuissance ou le rejet et entrer en résonance avec le système.

Nous reconnaissons à chacune la qualité de lutteuse, l’une et l’autre sont des survivantes. La sœur de Mme B peut-elle appeler la fratrie élargie pour transmettre l’état de désarroi de Madame ? Nous envisageons que le soutien à Madame puisse être médiatisé par le téléphone. En effet, la proximité physique semble être dangereuse pour Madame, l’exposant à un risque perpétuel de rejet et de rupture ; la solitude insupportable, la sollicitude nécessaire, mais avec parcimonie.

Alors que dans certaines situations, pour mobiliser les proches, nous amplifions le risque de passage à l’acte (d’autant plus qu’il est dénié, banalisé), il nous semble urgent, en cas de traumatisation chronique, d’au contraire reconnaître les limites de chacun et de freiner notre mouvement vers la réparation. L’alliance avec le système nécessite des aménagements. Afin de construire un cadre relationnel élargi suffisamment sécure, il faut tenir compte des ressources et possibilités de chacun. L’enjeu est alors de construire une disponibilité prévisible, possible, plutôt que permanente mais friable.

Dans ce contexte, la fratrie de Madame s’est organisée pour un soutien téléphonique à distance, la sœur a mis en place un planning d’appels téléphoniques quotidiens de façon à ce que ce soutien ne repose pas sur une seule personne ; il est convenu que nous y participions avec mesure, à travers des entretiens téléphoniques programmés, prévisibles.

Partager en équipe, une manière de rester psychiquement mobilisé

Lors d’un entretien, Mme B nous parle de ses deux vieux chiens qui la fatiguent, ce sont les seuls êtres au monde qui la regardent tous les matins, donnent un sens au quotidien, ils sont en fin de vie.

Le lendemain, lors d’un staff de mi-journée, nous racontons l’univers relationnel douloureux de Madame, sa solitude, son sentiment d’impasse, la succession des pertes qu’elle subit, l’attitude en demi-teinte de sa famille, l’attachement à ses deux chiens, le risque lié à une nouvelle perte – bref, un début de désespoir thérapeutique.

Une collègue propose alors : pourquoi ne pourrait-elle pas adopter un jeune chiot ?

La collègue nous offre une nouvelle perspective de travail : Madame est dans un deuil actuel douloureux, les pertes successives ravivent probablement son sentiment d’abandon. Du fait de la fragilité des liens familiaux, ses proches ne sont pas en capacité actuelle de la rassurer, le lien thérapeutique est ténu. De plus, nous allons probablement raviver son sentiment d’abandon au moment de la fin de prise en charge. Centrer la discussion avec ses proches sur l’adoption d’un chien, si elle accepte l’exercice, permettrait de construire la continuité d’un lien d’attachement non menaçant.

Résister à la confusion

Dans ces situations, l’intervenant peut à tout moment se trouver gagné par la confusion.

Ainsi, une histoire narrée par les proches de manière confuse peut toucher le soignant au point que ses transmissions orales ou écrites, ou même ses interventions en entretien, confondent les liens de filiation. Le génogramme est alors le bienvenu, qui pose pour l’œil l’ordonnancement de la famille en termes de frontières clairement tracées.

Parfois, au cours de l’entretien d’urgence, nous sommes en lien direct avec le cœur émotionnel douloureux de la famille, une question fait surgir larmes ou colère en simultané, synchronie. La boîte de mouchoirs passe de l’un à l’autre, comme pour reconnaître et délimiter le chagrin de chacun. Les limites inter-individuelles semblent floues, le vécu individuel comme gommé, d’autant plus que la dissociation structurelle est à l’œuvre pour plusieurs membres de la même famille. Les soignants, s’ils ne sont pas attentifs, peuvent participer à la fusion et à la confusion. L’émotion explose alors avec éclat, les bras de fer autour des enjeux de protection prennent toute la place et paralysent les intervenants.

Nous avons vu que l’hypothèse traumatique peut alors constituer un levier puissant, une issue, de même que la reconnaissance des limites de chacun. La créativité de la famille ou de l’équipe, si l’une ou l’autre peut faire contenant, creuset émotionnel pour l’irreprésentable, contribue également à construire le cadre d’intervention de crise.

Conclusion

Par rapport à l’abord habituel de l’urgence psychiatrique, dont les enjeux principaux sont l’évaluation des risques et l’orientation, l’intervention de crise se distingue par une approche d’emblée animée par une visée psychothérapeutique [14, 15]. L’analyse initiale doit donc porter à la fois sur le fonctionnement psychopathologique individuel, sur la dynamique relationnelle entre le patient et ses proches, et sur l’expérience vécue par les soignants au fil de leurs interactions avec eux.

Cette perspective se révèle particulièrement pertinente chez les patients suicidaires présentant des antécédents traumatiques. Dans ces situations, nous l’avons vu, les possibilités de prise en charge sont fortement impactées par un fonctionnement relationnel marqué par le besoin de contrôler la situation – besoin d’autant plus vital que ce contrôle paraît échapper à la personne. Une proposition thérapeutique qui ignore cet enjeu et place le patient dans un cadre trop contenant, que celui-ci soit hospitalier ou familial, invite le sujet à un bras de fer relationnel et à une escalade symptomatique.

Pour éviter cet écueil, il importe de construire un contexte de coopération dans lequel patient, proches et professionnels puissent parvenir à une définition commune des enjeux et à une appréciation partagée des risques. Nous avons souligné à quel point cette construction exige de l’intervenant un engagement intense et une remise en question permanente de ses propres cadres. Un approfondissement de la clinique post-traumatique, tant individuelle que relationnelle, apparaît nécessaire pour fournir des repères à l’intervenant qui se trouve confronté à ces situations particulièrement délicates.

Liens d’intérêts

les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.


* Cet article a été présenté sous forme de communication aux 36es Journées de la Société de l’Information Psychiatrique à Toulouse.

Cet écrit est le fruit d’une expérience clinique partagée en équipe, et retravaillée à distance lors de rencontres entre thérapeutes familiaux du Sud Yvelines. Ainsi l’ensemble de l’équipe ERIC y a participé, de même que Véronique Cohier Raban, Béatrice Bonnier-Prin, Giulia D’addario, Nicolas Pastour et Bogdan Pavlovici.

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