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Hépato-Gastro & Oncologie Digestive

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Tout ce que vous avez toujours voulu savoir des lésions ano-périnéales crohniennes… Volume 26, numéro 2, Février 2019

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

  • Figure 3

  • Figure 4

  • Figure 5

  • Figure 6

  • Figure 7

  • Figure 8

  • Figure 9

  • Figure 10

  • Figure 11

  • Figure 12

  • Figure 13

Tableaux

Introduction

Les lésions ano-périnéales (LAP) de la maladie de Crohn (MC) sont fréquentes et parfois difficiles à diagnostiquer et/ou traiter. Leur incidence varie entre 10 % et 80 % selon les études [1, 2], environ un patient sur deux a ou présentera des LAP au cours de sa vie. Dans un tiers des cas, elles précèdent l’atteinte intestinale [2, 3]. Le risque de développer une LAP est d’autant plus important que la maladie luminale est distale : il est proche de 100 % en cas d’atteinte rectale, de 48 % à 80 % en cas d’atteinte colique et de seulement 18 % à 40 % en cas d’atteinte grêlique [2, 4, 5]. Au quotidien, les LAP sont source d’inconfort physique (écoulement, douleurs, troubles de la continence, dyschésie…), psychique et sexuel avec souvent une altération de l’image corporelle. L’apparition d’une LAP est donc un évènement pronostique majeur dans l’évolution d’une MC.

En effet, les LAP témoignent d’une maladie plus sévère : dans une étude de cohorte rétrospective de 1 123 patients, Beaugerie et al.[6] ont montré que la présence de LAP au moment du diagnostic d’une MC était associée de manière indépendante à une évolution vers une « maladie débilitante » à cinq ans (nécessité d’une corticothérapie, d’immunosuppresseurs, d’une hospitalisation, de chirurgie ou une activité clinique durant plus de douze mois). Par ailleurs, les lésions pénétrantes comme les ulcérations profondes peuvent évoluer vers une destruction sphinctérienne irréversible et/ou des sténoses ano-rectales, et parfois imposer une amputation abdomino-périnéale. Dans une cohorte de 119 patients (avant l’utilisation des traitements anti-tumor necrosis factor), Regimbeau et al.[7] avaient identifié comme critères indépendants prédictifs du risque d’amputation abdomino-pelvienne : un âge d’apparition de la première LAP supérieur à 30 ans, une forme fistulisante ano-périnéale inaugurale, la survenue de plus de trois LAP au cours du suivi et une atteinte luminale rectale associée.

Les LAP sont variées et plusieurs classifications et scores cliniques ont été proposés, peu utilisés dans la pratique quotidienne : classification anatomo-physiopathologique de Hugues [8], définition des fistules crohniennes par l’American Gastroenterological Association (AGA) [9], classification d’Irvine aussi appelée PDAI (Perianal Disease Activity Index)[10]. Comme dans cette mini-revue, elles sont souvent classées selon les mécanismes pathogéniques impliqués ou suspectés en lésions « primaires », « secondaires », « tertiaires » et « associées ».

L’objectif de cet article est de détailler les caractéristiques cliniques de toutes les LAP qui peuvent être rencontrées au cours d’une MC, qu’elles soient spécifiques ou non de la maladie. Les traitements ne seront pas abordés.

Les lésions ano-périnéales rencontrées au cours d’une maladie de Crohn, peuvent être spécifiques ou non de la maladie

Les lésions primaires

Les lésions primaires témoignent de l’activité de la maladie intestinale.

Les ulcérations sont des pertes de substance épithéliales. Elles sont fréquentes dans la MC avec une incidence de 5 à 43 % [11]. La majorité sont diagnostiquées au moins un an après le diagnostic de la MC [12]. Elles ont souvent une expression clinique différente des fissures anales banales (commissurales, sous-pectinéales et majoritairement postérieures) et peuvent notamment être latérales, multiples (jusqu’à un tiers des ulcérations [13-15]) surmontées d’une marisque inflammatoire et/ou indolores. Pour améliorer les connaissances sur leur pronostic et leur évolution naturelle ou sous traitement, il a été proposé de les classer en deux groupes [16] :

  • les ulcérations sont dites profondes en cas de berges décollées ou inflammatoires ou lorsque la musculeuse rectale ou le sphincter interne de l’anus sont visibles (figure 1). Le risque d’évolution vers une fistule anale ou un abcès est de 26 % dans un délai de 8 mois [13] ;
  • les ulcérations sont dites superficielles quand ces critères de profondeur sont absents (figure 2).

Les pseudo-marisques (« skin tags » des Anglo-saxons) sont des lésions végétantes pseudo-tumorales. En pratique clinique, on distingue les formes inflammatoires (aspect œdématié et parfois ulcéré) des formes non inflammatoires (aspect purement fibreux). Dans une étude de suivi médico-chirugical, des pseudo-marisques ont été observées chez 37 % des patients ayant une MC et chez 68 % dans le sous-groupe des patients ayant une MC avec atteinte ano-périnéale [5].

Les lésions primaires sont les ulcérations et les pseudo-marisques ; elles témoignent de l’activité de la maladie de Crohn

Les lésions secondaires

Elles évoluent indépendamment de la MC luminale et impliquent, au moins au début, des processus infectieux associés.

Les fistules ano-rectales surviennent chez 6 % à 43 % des patients selon la littérature [17]. Elles se caractérisent par un conduit faisant communiquer le canal anal ou le rectum avec la peau, les voies génitales ou les voies urinaires :

  • une fistule est dite complexe lorsqu’elle a un trajet ano- ou recto-vaginal, et/ou plusieurs orifices secondaires, et/ou un orifice à distance de la marge anale, et/ou lorsqu’elle est associée à un abcès ou à une sténose ano-rectale (figure 3).
  • toute fistule qui n’est pas complexe est dite simple (figure 4).

Un abcès est une tuméfaction cutanée inflammatoire, érythémateuse chaude et douloureuse, centrée par une collection purulente.

Une sténose anale est un rétrécissement du canal anal, fibreux ou inflammatoire.

Les lésions secondaires (fistule anale, abcès et sténose) évoluent parfois indépendamment de la maladie intestinale notamment quand elles sont surinfectées

Les lésions tertiaires

Les patients peuvent avoir diverses LAP non directement liées à leur MC : elles peuvent être des conséquences de la diarrhée, notamment en cas d’anastomose iléoanale, des infections (parfois favorisées par les traitements) ou des maladies proctologiques banales (maladie hémorroïdaire, fissure, eczéma…).

Les dermites et intertrigo

La dermite de macération est caractérisée par un érythème de la marge anale érosif et suintant (figure 5).

La dermite érosive après anastomose iléo-anale est caractéristique par son aspect blanchâtre macéré ponctué d’érosions érythémateuses rouge vif.

L’eczéma du pli interfessier se présente sous la forme d’un intertrigo érythémateux, à bordure émiettée. Il peut être suintant et vésiculeux au stade aigu, ou sec et lichénifié au stade chronique (figure 6).

Le prurit lié au suintement d’une fistule, à une dermite ou à une diarrhée, se manifeste par des lésions de grattage non spécifiques ou une lichénification.

Une infection mycosique se présente également sous la forme d’un intertrigo érythémateux, érosif et suintant du pli interfessier, volontiers extensif et surmonté de pustulettes en périphérie (figure 7). Un prélèvement mycologique peut être effectué, tout en sachant que la disparition sous traitement d’épreuve par imidazolé est nettement en faveur du diagnostic.

Le psoriasis péri-anal (parfois induit par les anti-TNF) est caractérisé par un intertrigo du pli interfessier érythémateux, rouge, brillant, peu ou non squameux, volontiers érosif ou fissuré au fond du pli, éventuellement macéré, avec classiquement une démarcation nette de la peau saine avoisinante (figure 8). Les particularités du psoriasis induit par les anti-TNF sont affichées dans le tableau 1. Le psoriasis est beaucoup moins fréquent que les banales dermites de macération et que les candidoses, raison pour laquelle il convient d’effectuer un traitement d’épreuve par imidazolé devant tout intertrigo du pli interfessier.

Il convient d’effectuer un traitement d’épreuve par imidazolé devant tout intertrigo du pli interfessier

Les lésions liées au papillomavirus humain

Les condylomes sont des lésions pédiculées ou sessiles bourgeonnantes pseudo-tumorales, uniques ou multiples, rosées à grisâtres, confluant en masses charnues molles parfois exubérantes, pouvant prendre un aspect acuminé en « crête de coq ». Ils sont habituellement indolores et peuvent être responsables d’un prurit.

Les lésions de néoplasie intra-épithéliale anale (AIN) peuvent prendre un aspect polymorphe : aspect lichénifié blanchâtre, érythémateux mais sont souvent bien limité. Dans le canal anal en muqueuse transitionnelle, les AIN peuvent être planes voire à peine surélevées. La coloration au lugol et à l’acide acétique peuvent guider les biopsies.

Les cancers

Le risque de cancer anal semble augmenté chez les patients ayant une MC avec une atteinte ano-périnéale sévère chronique (> 10 ans) [18, 19].

Un carcinome épidermoïde peut se développer dans un orifice externe, le trajet d’une fistule, une marisque, le canal anal, le bas rectum ou sur la marge anale (figure 9). Il se caractérise habituellement par une lésion ulcérée érythémateuse plus ou moins infiltrée [19].L’adénocarcinome a la même présentation. Il faut l’évoquer en cas de douleur et/ou de sténose [20].

Les AIN sont des lésions pré cancéreuses. Leur dépistage éventuel fait actuellement l’objet d’études et de réflexions car les patients ayant une MC présentent un sur-risque.

La fréquence et le rôle de l’infection à HPV ne sont pas clairement établis ni pour le carcinome épidermoïde, ni pour l’adénocarcinome chez les patients ayant une MC [19]. Cependant, le papillomavirus a probablement un rôle dans certains carcinomes épidermoïdes des MC. Le rôle favorisant des immunosuppresseurs est suspecté (à l’instar de ce qui a été démontré chez les greffés d’organe), mais la seule étude évaluant les immunosuppresseurs comme facteur de risque de cancer anal chez les patients ayant une maladie inflammatoire de l’intestin est négative [21].

Le tableau 2 décrit les éléments cliniques devant faire suspecter un cancer. La présentation étant polymorphe, il convient de biopsier toute lésion chronique douteuse et notamment ne répondant pas aux thérapeutiques habituelles (dermocorticoïdes, antifongiques imidazolés, antibiotiques) : biopsie sous anuscopie, ou biopsie sous anesthésie générale et curetage à visée cytologique des fistules ano-périnéales en cas de sténose ou douleur.

Le risque de cancer anal semble augmenté chez les patients ayant une maladie de Crohn avec une atteinte ano-périnéale sévère chronique

Les maladies liées à la famille des Herpesviridae

L’herpès anal, particulièrement sévère et symptomatique sous immunosuppresseurs, se caractérise par une éruption de vésicules fragiles, qui se rompent puis forment des érosions polycycliques. Des signes urinaires (dysurie, brûlures mictionnelles) sont fréquents ainsi qu’une adénopathie inguinale sensible.

Le zona se manifeste par une éruption métamérique unilatérale, faite typiquement de vésicules à contenu clair, groupées en bouquet, qui évoluent rapidement en quelques jours vers des croûtes (figure 10).

Comme il n’est pas toujours évident d’objectiver des vésicules, toute lésion érosive périanale doit faire systématiquement évoquer, chercher et traiter une infection virale de la famille des Herpesviridae : herpès ou zona.

Il convient de biopsier toute lésion chronique inhabituelle ne répondant pas aux thérapeutiques usuelles (dermocorticoïdes, antifongiques imidazolés, antibiotiques)

Les maladies proctologiques communes

Les fissures anales banales et les maladies hémorroïdaires ne présentent pas de particularités connues dans ce contexte sinon qu’elles sont probablement plus fréquentes en raison des troubles du transit et plus difficiles à individualiser en raison des autres LAP associées (figure 11).

Les « lésions associées »

Les lésions granulomateuses spécifiques, appelées aussi métastatiques de la MC, sont des lésions granulomateuses séparées des régions affectées du tube digestif par de la peau saine. Rares, elles peuvent mimer tout type de dermatose [22] et le diagnostic est souvent difficile : œdème labial, fissures, pseudo-marisques œdémateuses, ulcérations linéaires et profondes en coup de couteau. Elles peuvent siéger sur la région péri-anale ou la région génitale, notamment vulvaire (figure 12). Elles sont à distinguer d’autres affections granulomateuses (sarcoïdose cutanée, tuberculose, actinomycose…) ou non granulomateuses (maladie de Verneuil, pyoderma gangrenosum, impétigo…). Une biopsie est nécessaire pour le diagnostic.

En cas de suppuration vulvaire, il convient d’évoquer une bartholinite (notamment en cas de lésion unique), une maladie de Verneuil ou une fistule entéro-cutanée [23].

Les lésions granulomateuses spécifiques, appelées aussi métastatiques de la maladie de Crohn sont rares et d’aspects cliniques variés : œdème labial, fissures, pseudo-marisques œdémateuses, ulcérations profondes

La maladie de Verneuil (appelée aussi hidrosadénite suppurée) est une dermatose inflammatoire chronique récidivante touchant les régions axillaires, inguinales, sous-mammaires et périnéofessière, riches en glandes apocrines. À partir des données de quatre études, Principi et al. ont mis en évidence une prévalence de la maladie de Verneuil chez 17,3 % des patients atteints de MC (IC 95 % : 15,5-19,1 %) [24]. Sa localisation ano-périnéale représente 20 % des localisations [25]. La lésion initiale est un nodule inflammatoire douloureux, évoluant vers la fistulisation et qui laisse alors sourdre une sérosité trouble et malodorante. Les suppurations chroniques périnéo-fessières apparaissent ensuite. L’évolution se fait par poussées inflammatoires successives, entraînant des tractus cicatriciels fibreux rétractiles dits « en pince de crabe », évocateurs du diagnostic (figure 13). Le tableau 3 détaille les signes permettant de distinguer une suppuration liée à la MC ou à une maladie de Verneuil.

La maladie de Verneuil survient chez 17 % des patients ayant une maladie de Crohn

En pratique, ces « lésions associées » sont souvent difficiles à individualiser et sources de confusion dans la littérature.

Conclusion

Les LAP rencontrées au cours de la MC sont multiples et variées. En dehors des LAP spécifiques liées à une expression directe de la MC, il ne faut pas méconnaître d’autres causes, notamment infectieuses et tumorales. Les biopsies cutanéomuqueuses (avec examen histologique) sont recommandées dans la démarche diagnostique devant toute lésion atypique n’ayant pas régressé sous thérapeutiques usuelles (dermocorticoïdes, antifongiques imidazolés, antibiotiques).

Take home messages

  • Les lésions ano-périnéales rencontrées au cours de la maladie de Crohn sont fréquentes et constituent un évènement pronostique majeur dans son évolution.
  • Devant tout intertrigo du pli interfessier, il convient de ne pas méconnaître une mycose ou une infection virale de la famille des herpesviridae avant de conclure à un psoriasis.
  • Le risque de cancer anal semble augmenter chez les patients ayant une maladie de Crohn avec une atteinte ano-périnéale sévère chronique.
  • Il convient de biopsier toute lésion chronique inhabituelle ne répondant pas aux thérapeutiques usuelles (dermocorticoïdes, antifongiques imidazolés, antibiotiques).

Remerciements

Laurent Abramowitz, Aurélien Amiot, Paul Benfredj, Pauline Blond, Guillaume Bonnaud, Charlotte Bord, Dominique Bouchard, Guillaume Bouguen, Franck Devulder, Henri Duboc, Jean Michel Didelot, Nadia Fathallah, Thierry Higuero, Raymond Jian, Xavier Lesage, Michael Levy, Aline Nouts, Patricia Petit, François Pigot, Elise Pommaret, Laurent Siproudhis, Ghislain Staumont et Jean-David Zeitoun, le Groupe de Recherche En Proctologie et la Société Nationale Française de Colo-Proctologie.

Liens d’intérêts

M. Jachiet, C. Horaist, T. Severyns, N. Fathallah, E. Pommaret et P. Marteau déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article publié. C. Geffrier et V. de Parades : réalisation d’un support scientifique avec l’aide du laboratoire AbbVie.

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