JLE

Hépato-Gastro & Oncologie Digestive

MENU

Rôle de l’ADN tumoral circulant dans la prise en charge des patients atteints d’un cancer colorectal Volume 25, numéro 4, Avril 2018

Tableaux

Introduction

Le cancer colorectal (CCR) est un enjeu mondial de santé publique. En France, il est le troisième cancer en termes de fréquence et la seconde cause de décès par cancer. La majorité des CCR peut être traitée par chirurgie s’ils sont détectés précocement, avec une survie globale (SG) à 5 ans d’environ 90 % (stade I). Néanmoins, une large proportion de patients (environ 25 %) est encore à l’heure actuelle diagnostiquée au stade métastatique avec une SG autour de 2 ans. De plus, parmi les patients avec un CCR localisé (stade II et III), environ la moitié développera des métastases après la chirurgie. Il paraît donc crucial de promouvoir le développement de nouvelles techniques pour identifier des biomarqueurs pertinents capables de détecter précocement ce type de cancer et d’offrir de meilleures chances de guérison. Pour les CCR métastatiques (CCRm), l’optimisation de la stratégie thérapeutique consisterait en des traitements personnalisés selon les caractéristiques biologiques tumorales parfois « dynamiques » variant sous la pression thérapeutique en raison de l’hétérogénéité intratumorale et la sélection de clones cellulaires. L’un des exemples les plus illustratifs est l’apparition de sous-clones « RAS muté » conférant une résistance secondaire aux thérapies ciblées anti-EGFR. Pour atteindre de tels objectifs, il est indispensable de développer des techniques reproductibles sensibles et non invasives capables de caractériser les tumeurs durant l’évolution de la maladie. La « biopsie liquide », et plus spécifiquement l’analyse de la fraction tumorale des acides nucléiques libres circulants, est une procédure peu invasive, basée sur l’analyse d’altérations spécifiques de la tumeur dans le sang périphérique [1].

La biopsie liquide est une procédure peu invasive permettant l’analyse de la fraction tumorale des acides nucléiques libres dans le plasma des patients

Cette technique pourrait mieux refléter l’hétérogénéité de la maladie qu’une biopsie tissulaire soumise par essence à un biais d’échantillonnage, et permettre par des prélèvements itératifs de suivre les modifications moléculaires au cours du traitement. L’analyse de l’ADN tumoral circulant (ADNtc) par la biopsie liquide pourrait ainsi potentiellement avoir des applications cliniques en termes de dépistage, de diagnostic et de prédiction de la réponse ou de la résistance à un traitement donné. Par ailleurs, la biopsie liquide permettrait de s’affranchir du processus d’extraction et d’analyse des échantillons tumoraux tissulaires parfois longs et complexes. Dans cette revue, nous présentons le rôle potentiel de l’ADNtc comme biomarqueur dans la prise en charge des patients avec un CCR aux différents stades évolutifs.

La biopsie liquide semble mieux appréhender l’hétérogénéité de la maladie et permettre par des prélèvements itératifs de suivre les modifications moléculaires au cours du traitement

Détection de l’ADN tumoral circulant

L’ADN libre circulant peut être présent dans le plasma, l’urine et d’autres effluents corporels. Dès les années 1970, certains travaux ont montré la présence d’un taux élevé d’ADN libre circulant dans le sang des individus atteints de cancer, en comparaison avec des individus sains. Néanmoins, ce taux peut également s’élever dans certaines conditions bénignes, telles que les processus inflammatoires et les infections. Chez les patients atteints de cancer, une fraction de l’ADN libre circulant contient les caractéristiques spécifiques des tumeurs qu’on appelle « l’ADN tumoral circulant » (ADNtc).

Chez les patients atteints de cancer, une fraction de l’ADN libre circulant contient les caractéristiques spécifiques des tumeurs qu’on appelle l’ADN tumoral circulant

L’identification de l’ADNtc est parfois difficile à identifier car dilué parmi l’ADN libre circulant total provenant de cellules non cancéreuses, représentant parfois moins de 1 % de l’ADN circulant total, voire même être indétectable pour les stades les plus précoces [1-3].

Il apparaît donc essentiel de développer des méthodes de détection efficaces, sensibles et reproductibles pour identifier l’ADNtc.

La méthode BEAMing, initialement décrite par Diehl et al., est basée sur une réaction de PCR visant à identifier une molécule unique d’ADN isolée dans des microparticules à couches lipidiques contenant les micro-réactifs [4]. Après réaction de PCR, on obtient des billes couvertes de milliers de copies d’une unique molécule d’ADN initialement présente dans l’échantillon. Un oligonucléotide spécifique de la séquence cible d’ADN est alors mis en contact avec les billes et permet d’obtenir des signaux fluorescents analysés par cytométrie en flux [4]. La sensibilité de cette méthode est d’environ 0,01 % mais celle-ci s’avère complexe, coûteuse et difficilement utilisable pour des analyses de routine.

La PCR digitale microfluidique (ddPCR) a pour but de compartimenter chaque molécule d’ADN dans des microgouttelettes et de les analyser individuellement pour chercher des séquences cibles mutées ou sauvages grâce à une réaction de PCR [5]. Cette méthode permet de détecter de multiples mutations dans le même échantillon avec une sensibilité élevée (0,05 à 0,001 %), mais ses capacités de multiplexage demeurent limitées à la détection de 5 à 10 séquences cibles différentes [1, 6].

Le séquençage de nouvelle génération « NGS » (Next-Generation Sequencing) peut détecter des centaines d’anomalies moléculaires de façon simultanée grâce à un séquençage massif en parallèle. De plus, il est possible de séquencer le génome entier et de détecter, en plus des mutations, des transcrits de fusion, des translocations, des délétions et des amplifications. Des procédures de NGS optimisé ont été décrites afin d’améliorer la sensibilité. Parmi elles, la méthode NGS-BPER (Base Position-Error Rate) est basée sur une méthode statistique pour détecter des mutations de l’ADNtc, sans connaissance préalable des altérations présentes dans la tumeur. Elle peut détecter des variations uniques de nucléotides, et également des insertions ou délétions d’allèle de très rare fréquence [7].

L’ADNtc est habituellement détecté grâce à la présence d’altérations spécifiques de la tumeur, ce qui nécessite d’avoir accès à du tissu tumoral pour chaque patient et de l’avoir analysé au préalable, ce qui peut être long et couteux. Le développement de marqueurs universels, tels que l’hyperméthylation de certains promoteurs de gènes spécifiques impliqués dans la carcinogenèse colorectale, semble prometteur.

L’identification de l’ADN tumoral circulant est parfois difficile, d’où la nécessité de développer des méthodes de détection efficaces et sensibles

Concordance entre biopsie tumorale et biopsie liquide

La biopsie tissulaire tumorale est habituellement utilisée pour définir le statut mutationnel de l’oncogène RAS pour le traitement du CCRm. En effet, ces mutations, présentes dans environ 55 % des tumeurs, sont capables de prédire l’absence de réponse aux thérapies ciblées par anticorps monoclonaux anti-EGFR, tels que le cétuximab et le panitumumab [8]. Parallèlement à ces mutations, la présence d’une mutation BRAF est connue pour être un facteur de mauvais pronostic [8]. L’hétérogénéité intratumorale est un enjeu biologique de taille, au moment du diagnostic ou durant le traitement, en raison de l’évolution clonale et de la pression de sélection, complexifiant la caractérisation moléculaire du CCR. Pour les raisons citées précédemment, plusieurs études ont évalué l’intérêt de définir le statut mutationnel de ces oncogènes à partir de l’ADNtc en analysant la corrélation avec les résultats obtenus à partir des biopsies tissulaires.

Dans une étude française rétrospective sur 106 patients ayant un CCRm, Thierry et al. ont montré à partir d’une technique de PCR quantitative de type Intplex que l’analyse de l’ADNtc permettait de détecter les mutations BRAF (V600E) avec une spécificité et sensibilité de 100 %, et les mutations KRAS avec une spécificité et sensibilité de 98 % et 92 %, respectivement (taux de concordance de 96 %) [2]. Ces résultats sont en accord avec ceux observés par Taly et al. à partir de la technique ddPCR pour la détection des mutations KRAS[1]. Plus récemment, Bachet et al. ont comparé le statut RAS entre le tissu tumoral et le plasma dans une large série prospective de patients (étude RASANC) par la méthode NGS-BPER (22 gènes analysés) d’une part, et de détection de méthylation (WIF1 et NPY) par ddPCR pour les patients négatifs en NGS d’autre part [7]. La concordance du statut RAS était de 83 % pour la technique NGS seule, et de 93 % en la couplant à la détection de la méthylation. Grâce à cette approche en deux étapes, l’ADNtc restait indétectable chez environ 20 % des patients. L’absence de métastases hépatiques apparaissait comme le facteur clinique le plus associé avec un ADNtc indétectable. Chez les patients avec métastases hépatiques, la précision de la combinaison des deux tests atteignait 96 % [7]. Plusieurs autres études ont également décrit un taux de concordance élevé entre les mutations observées dans la biopsie tumorale et celles identifiées dans l’ADNtc [2, 5, 9-13](tableau 1).

Il y a une bonne corrélation des mutations de RAS au niveau de la tumeur et de l’ADN tumoral circulant chez les patients métastatiques, en particulier en cas de métastases hépatiques

Détection de maladie résiduelle et de la récidive tumorale

La chimiothérapie adjuvante, après chirurgie curative pour les CCR localisés, a démontré un bénéfice en survie chez les patients traités pour des cancers de stade III (ganglions positifs) avec une combinaison de fluoropyrimidine et d’oxaliplatine. Cependant, le bénéfice de la chimiothérapie adjuvante reste controversé pour les tumeurs de stade II (T3-4, N0). Dans ce contexte, certaines études ont démontré que l’ADNtc pourrait être utilisé pour monitorer étroitement les patients après chirurgie afin d’identifier ceux à haut risque de rechute [14](tableau 2). Dans une étude réalisée par Ryan et al., 10 patients sur 16 (62,5 %) avec de l’ADNtc détectable après chirurgie, ont développé une rechute, alors que seulement 1 patient sur 44 (2 %) parmi les patients sans ADNtc détectable en post-opératoire ont rechuté. La sensibilité et la spécificité de l’ADNtc pour prédire une rechute étaient respectivement de 91 % et 88 % [15]. De la même manière, Tie et al. ont montré que 7.9 % (14/178) des patients avaient de l’ADNtc détectable après la résection d’un cancer du côlon de stade II, et que parmi ceux-ci, la majorité (11/14, 78,6 %) développaient une récidive tumorale ensuite (contre 9,8 % chez les patients sans ADNtc détectable en post-opératoire) [16]. Plus récemment, ces résultats prometteurs, suggérant la capacité de l’ADNtc à prédire précocement la récidive tumorale, ont été confirmés également après chirurgie pour un cancer du rectum localement avancé [17] ou après résection de métastases hépatiques de CCR [18](tableau 2).

La détection post-opératoire de l’ADN tumoral circulant après résection d’un cancer colorectal est un facteur prédictif précoce de récidive tumorale

Un biomarqueur dynamique pour suivre la réponse au traitement

La mesure quantitative d’une altération moléculaire connue dans le plasma peut être utilisée pour suivre les patients sous traitement. Dans une étude prospective portant sur 53 patients atteints d’un CCRm recevant une première ligne de chimiothérapie, Tie et al. ont montré qu’une décroissance d’un facteur dix du taux de l’ADNtc entre le premier et le second cycle de chimiothérapie était corrélée à une meilleure réponse tumorale et une plus longue survie sans progression [19]. Plus récemment, Garlan et al. ont également observé sur une cohorte prospective de 82 patients (étude PLACOL) que la variation précoce de la concentration en ADNtc pouvait prédire l’efficacité de la chimiothérapie en première ou deuxième ligne de traitement. En mesurant le taux de l’ADNtc entre le premier et le second et/ou troisième cycle de chimiothérapie, les auteurs ont défini un marqueur composite basé d’une part sur la « normalisation » de la concentration en ADNtc (passant sous un seuil de 0,1 ng/mL) et d’autre part sur la pente de décroissance de la concentration en ADNtc (supérieure ou inférieure à 80 %). Selon ce marqueur composite, la population de patients était divisée en groupes de « bons » et « mauvais » répondeurs, ces derniers représentaient environ 20 % de la population globale et avaient un taux de réponse tumorale plus faible et une survie plus courte [20].

La variation de la concentration de l’ADN tumoral circulant est un facteur prédictif précoce de la réponse au traitement du cancer colorectal métastatique

Détection de la résistance au traitement

Le CCR peut présenter une hétérogénéité tumorale à la fois sur le plan spatial (entre tumeur primitive et métastases) et temporel avec la notion de pression de sélection et l’émergence de clones cellulaires à la base de phénomènes de résistance. En effet, certains travaux ont montré dans le plasma des patients traités par anti-EGFR l’émergence de mutations RAS précédant la progression tumorale radiologique. Une première étude réalisée par Diaz et al. a montré, sur une série de 24 patients traités par panitumumab seul, que 38 % d’entre eux avaient acquis des mutations KRAS dans le plasma, et ce, en moyenne 21 semaines avant la progression radiologique [21]. Ces résultats ont été confirmés sur une série plus grande de 108 patients traités par irinotécan et cétuximab [22]. De façon intéressante, la proportion d’allèles mutés RAS semble augmenter et diminuer de manière dynamique selon la « pression » thérapeutique exercée. En effet, certains auteurs ont montré l’émergence de mutations RAS à la progression tumorale sous traitement par anti-EGFR, puis la disparition de ces clones après un autre traitement sans anti-EGFR [23]. Ce phénomène a été interprété comme une dynamique de compétition clonale laissant ainsi envisager la possibilité de réintroduire un traitement par anti-EGFR en fonction de la présence ou non de clones RAS mutés circulant [24].

En dehors des mutations RAS, d’autres évènements moléculaires émergeants sous pression de sélection par les anti-EGFR ont été détectés tels que des amplifications de MET et ERBB2 ou des mutations du récepteur à l’EGFR[25]. En revanche, il n’existe que peu de données et souvent peu concluantes sur les altérations génétiques détectées dans le plasma en rapport avec les mécanismes de résistances aux antiangiogéniques.

L’émergence de mutations RAS dans le plasma des patients traités par anti-EGFR semble précéder la progression tumorale morphologique

Conclusion

Les résultats récents obtenus sur l’ADNtc offrent de nouvelles perspectives dans la prise en charge des patients atteints d’un CCR. Les techniques de détection innovantes, telles que la ddPCR, les nouvelles procédures de NGS optimisé, comme le NGS-BPER, ou l’analyse de la méthylation de promoteurs spécifiques de certains gènes, pourraient permettre à l’ADNtc de devenir un biomarqueur utilisé « facilement » en routine et capable de mieux refléter l’hétérogénéité intratumorale par rapport à la biopsie conventionnelle. De plus, l’ADNtc apparait pertinent pour prédire la rechute après chirurgie et pourrait être utilisé pour suivre la maladie résiduelle en situation adjuvante. Dans les CCRm, le suivi de l’ADNtc pourrait permettre d’anticiper la progression tumorale et d’optimiser la stratégie thérapeutique, voire envisager la réintroduction de certaines thérapies ciblées. Néanmoins, il est indispensable de confirmer ces résultats prometteurs par des essais randomisés utilisant des techniques sensibles et standardisées pour la détection et la caractérisation de l’ADNtc afin de valider son utilisation en pratique quotidienne dans la prise en charge du CCR.

Take home messages

  • La biopsie liquide est une procédure peu invasive permettant d’identifier l’ADN tumoral circulant et de mieux appréhender l’hétérogénéité tumorale, notamment au cours du traitement.
  • Il existe un taux de concordance élevé entre les mutations RAS identifiées dans le tissu tumoral et celles trouvées dans le plasma.
  • La détection de l’ADN tumoral circulant après chirurgie semble être un facteur prédictif de récidive tumorale.
  • La variation de concentration de l’ADN tumoral circulant semble être un facteur prédictif précoce de la réponse au traitement du cancer colorectal métastatique.
  • L’émergence de mutations RAS dans le plasma des patients traités par anti-EGFR semble précéder la progression tumorale morphologique.

Liens d’intérêts

EM déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article. VT : interventions ponctuelles pour les laboratoires Boehringer Ingelheim et Raindance Technologies. JT : interventions ponctuelles pour les laboratoires Amgen, Baxalta, Celgene, Lilly, Merck, Roche, Servier. PLP : interventions ponctuelles pour les laboratoires Amgen, Astra-Zeneca, Boerhingher-ingelheim, Lilly, Merck-Serono, Roche. AZ : interventions ponctuelles pour les laboratoires Amgen, Lilly, Merck, Roche, Sanofi.

Licence Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International