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Hépato-Gastro & Oncologie Digestive

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Pourquoi le cancer colorectal développé sur colite chronique est-il différent du cancer colorectal sporadique ? Volume 26, numéro 4, Avril 2019

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

Introduction

Bien que les maladies inflammatoires chroniques intestinales (MICI) soient responsables de symptômes potentiellement sévères et invalidants, de nombreux traitements efficaces sont aujourd’hui disponibles permettant une amélioration significative et durable de la qualité de vie des patients. Parallèlement à ces évolutions thérapeutiques, le cancer colorectal (CCR) reste une complication grave des MICI. Que ce soit au cours d’une rectocolite hémorragique (RCH) ou d’une maladie de Crohn (MC), l’inflammation colorectale représente un facteur de risque majeur de CCR, classant ces patients à risque « élevé » de développer ce cancer comparativement à la population générale. Le dépistage précoce du CCR représente un des enjeux majeurs dans le suivi clinique et endoscopique des patients atteints de MICI puisque le cancer invasif se développe après plusieurs années d’évolution de la colite chronique et ce sur-risque augmente progressivement durant toute la vie des patients. À l’ère des traitements oncologiques ciblés et adaptés à des sous-types tumoraux de plus en plus précis, le CCR développé sur colite chronique ne bénéficie pas, à ce jour, de traitement oncologique spécifique. Or, ce CCR sur colite chronique représente une sous-catégorie très distincte du CCR sporadique tant sur le plan épidémiologique, histologique, immunologique, génétique que microbiologique. La compréhension de ces différences constitue probablement un enjeu essentiel dans les évolutions thérapeutiques à venir tant dans la prévention de la cancérogenèse que dans le traitement de ce cancer qui atteint de jeunes adultes en moyenne vingt ans plus tôt que les patients développant un CCR sporadique.

Épidémiologie et clinique

L’environnement inflammatoire colique chez les patients atteints de MICI conduit à une augmentation progressive de l’incidence du CCR dont l’évaluation précise est difficile mais serait de 1,6 % à 10 ans, 8,3 % à 20 ans et à 18,4 % à 30 ans chez les patients atteints de RCH selon la méta-analyse de Eaden et al. portant sur 116 études [1]. Le risque de CCR est rapporté comme équivalent entre RCH et MC mais cette équivalence doit être nuancée par les facteurs majeurs influençant l’incidence du CCR, à commencer par l’étendue de la colite. Dans l’analyse sur la cohorte CESAME (Cancer et sur risque associé aux Maladies Inflammatoires Intestinales en France), le ratio d’incidence du CCR standardisé (RIS) sur la population générale était significativement augmenté en situation de colite étendue (RIS : 5,22 IC95 % [2,39-9,91]) contrairement au groupe de patients avec une colite chronique localisée (RIS : 1,19 IC95 % [0,54-2,26]) [2]. Les autres facteurs de risque reconnus sont à prendre en compte dans l’évaluation adaptée à chaque patient du risque de CCR par le clinicien comme l’âge de début des symptômes, la durée d’évolution de la maladie, la présence d’une cholangite sclérosante primitive ou encore les antécédents familiaux de CCR.

Par ailleurs, l’évaluation précise de l’incidence du CCR est compliquée car de nombreux biais modifient l’histoire naturelle de la maladie notamment le suivi endoscopique très régulier qui permet la détection et le traitement des lésions au stade pré-cancéreux ou encore la résection chirurgicale avant le développement du cancer. Pour ces raisons, la série danoise de Winther et al. trouve seulement 2,1 % de CCR à 30 ans d’évolution des RCH [3]. De plus, les traitements de fond prescrits dans les MICI alimentent l’hétérogénéité de l’évaluation de l’incidence du CCR. L’efficacité de ces traitements dans la prévention de la cancérogenèse colorectale est difficile à mettre en évidence, d’autant que le contrôle de la colite est contrebalancé, en tout cas sur le plan théorique, par l’immunodépression chronique que ces traitements induisent. Cependant, quelques travaux montrent une tendance au contrôle du risque de cancer par certains traitements comme notamment les thiopurines [2]. À ce jour, alors que les anti-TNF ont constitué une révolution dans le traitement de fond des MICI, leur effet pro- ou anti-tumoral sur le développement du CCR n’est pas connu chez l’homme tandis que des expériences ont rapporté un effet anti-tumoral lié aux anti-TNF sur un modèle murin de colite chronique [4].

Le sur-risque de cancer colorectal dans les MICI dépend de l’étendue de la colite, de l’âge de début des symptômes, de la durée d’évolution de la maladie, de la présence d’une cholangite sclérosante primitive ou encore des antécédents familiaux de cancer colorectal

Histologie

Le CCR sur MICI diffère du CCR sporadique sur le plan des lésions pré-cancéreuses. En effet, la classique séquence adénome-cancer du CCR sporadique n’est pas la séquence principale du CCR sur colite chronique. Dans ce cas particulier, la séquence décrite est celle de la colite-dysplasie-cancer. Cette notion est essentielle pour permettre le dépistage précoce des lésions justifiant notamment la réalisation de biopsies étagées systématiques pour chercher de la dysplasie plane non visible en endoscopie conventionnelle ou encore afin de bien différencier devant une lésion en relief un adénome classique (ou ALM pour adenoma-like-mass) d’une lésion en relief avec une muqueuse adjacente dysplasique (ou DALM pour dysplasia associated lesion mass) présentant un risque de carcinome plus important.

La séquence de cancérogenèse colorectale en cas de MICI est la séquence colite-dysplasie-cancer

Le travail de Wang et al.[5], souligne cette difficulté du dépistage précoce, puisque sur une volumineuse cohorte américaine de 55 008 patients opérés d’un CCR, le taux d’échec de détection de lésions à un stade précoce a été évalué à 5,8 % dans le CCR sporadique contre 15,1 % dans le CCR sur MC et 15,8 % sur RCH (p < 0,001).

Dans un travail histologique dédié à la description des adénocarcinomes colorectaux sur MICI [6], il a été rapporté de nombreuses différences comparativement au CCR sans instabilité des microsatellites avec notamment, plus de plages de nécrose intratumorale (58,3 % contre 31,2 %), plus de lésions mucineuses (55,6 % contre 10,8 %), plus de réactions Crohn-like (58,3 % contre 31,2 %) et des lésions plus fréquemment bien différenciées (19,4 % contre 2,2 %) et hétérogènes (46,3 % contre 4,3 %) ou encore plus de cellules indépendantes (19,4 % contre 2,2 %).

Le taux d’échec de détection de lésions pré-cancéreuses est plus important dans les cancers colorectaux développés sur MICI que dans les formes sporadiques

Modifications de l’environnement cellulaire

L’environnement cellulaire subit de nombreuses modifications secondaires à l’inflammation chronique et joue un rôle central dans l’initiation de la cancérogenèse colique et dans l’apparition des spécificités du CCR sur MICI. Le premier élément est l’apparition d’un stress oxydatif induit par l’infiltration des cellules immunitaires qui, par la présence de dérivés réactifs de l’oxygène et de l’azote, provoquent à long terme des lésions sur l’épithélium colique notamment sur l’ADN conduisant à la carcinogenèse. Ces modifications environnementales induisent l’expression pathologique de certaines voies de signalisation cellulaire dont la voie NF-KappaB suspectée de constituer un lien essentiel entre inflammation et cancer en impliquant le système immunitaire acquis mais aussi inné [7].

L’environnement cellulaire subit de nombreuses modifications secondaires à l’inflammation chronique et joue un rôle central dans l’initiation de la carcinogenèse colique

La figure 1 reflète la complexité de l’environnement cytokinique au cours de la carcinogenèse sur MICI avec à la fois des cytokines pro-inflammatoires jouant un rôle positif dans la carcinogenèse comme le TNFα [4] ou l’IL-6 et des cytokines anti-inflammatoires ou anti-tumorales réduites en expression comme le TGFß. De nombreuses modifications ont pu être montrées sur le plan immunitaire en réponse à ces modifications cytokiniques. Alors que la voie des lymphocytes Th1 est connue pour être impliquée dans l’auto-immunité avec notamment la sécrétion d’INFγ aux propriétés anti-oncogéniques, l’inflammation chronique du côlon conduit à un switch de la voie Th1 vers la voie Th17 par la sécrétion de cytokines telles que l’IL-6 et l’IL-21. Ainsi s’opèrent une diminution locale de la sécrétion de l’INFγ et une augmentation de l’IL17 responsable d’une majoration de l’inflammation chronique et de la cancérogenèse colorectale [8]. Bien évidemment, cette modification du profil des lymphocytes Th n’est qu’un exemple parmi d’autres au sein d’un système complexe dans lequel l’élaboration de traitements ciblés contrôlant autant la colite que le risque carcinologique constitue une voie aussi prometteuse que compliquée.

Spécificité génétique

Alors que la mutation du gène APC (Adenomatous Polyposis Coli) représente un élément initial dans la carcinogenèse du CCR sporadique, ce gène ne fait pas partie de la voie de l’initiation de CCR sur MICI et des modifications de celui-ci ne sont trouvées que tardivement au cours de la séquence mutationnelle tumorale [9]. Comparativement au CCR sporadique, le taux de mutation du gène KRAS est nettement inférieur dans le CCR sur colite chronique [10]. Par opposition, alors que la mutation du gène TP53 est observée tardivement dans la carcinogenèse du CCR sporadique, cette altération génétique est présente précocement dans le cancer du côlon sur MICI. Point intéressant, cette mutation du gène TP53 a été détectée dans la colite chronique sans lésion de dysplasie ou tumorale ce qui illustre bien le fait que des altérations génétiques précoces induites par l’inflammation chronique conduisent à une susceptibilité à la carcinogenèse [11]. Ces différences de séquences mutationnelles sont résumées dans la figure 2.

Les mutations de KRAS sont moins fréquentes et surviennent plus tardivement au cours de la carcinogenèse sur MICI que dans les formes sporadiques de cancer colorectal

Svrcek et al.[12] ont étudié spécifiquement l’instabilité des microsatellites dans ce sous-groupe particulier de CCR sur MICI et ont rapporté dans leur série une prévalence d’instabilité des microsatellites de 17 % en présence d’un CCR invasif sur MICI. Ils ont par ailleurs montré que ces lésions avec instabilité des microsatellites n’expriment pas les caractéristiques principales des CCR sporadiques avec instabilité des microsatellites (faible taux d’hyperméthylation du promoteur MLH1 ou encore absence de prédominance des tumeurs dans le côlon droit). Ces résultats suggèrent que la défaillance du système MMR (MisMatch Repair) ne sollicite pas les mêmes mécanismes dans le CCR sur lésions de colite chronique que dans le cancer sporadique.

Enfin, certains travaux ont évalué à partir de la génétique la prédictibilité du risque de développer un CCR sur MICI et plus précisément sur RCH. Ils ont ainsi cherché une éventuelle association entre certains polymorphismes nucléotidiques spécifiques des MICI et l’apparition d’un CCR chez ces patients [13]. Au total, sur les 314 polymorphismes nucléotidiques testés, aucun ne s’est révélé prédictif du développement du CCR, ce qui souligne encore la complexité du lien entre les MICI et la carcinogenèse colorectale.

Implication du microbiote

La génétique n’arrivant pas à prédire avec certitude les individus qui seront atteints de MICI, la part environnementale joue alors un rôle important sur des terrains génétiques à risque. Ces modifications environnementales se manifestent notamment dans les modifications du microbiote. Ainsi, il a été démontré l’importance de la dysbiose dans la physiopathologie des MICI avec une perte de la diversité du microbiote, une modification de la composition de la flore ou encore une fluctuation plus importante de cette flore chez les patients atteints de MICI comparativement aux patients sains [14]. Concernant le CCR sporadique, le microbiote impacterait la carcinogenèse par la prédominance de certaines bactéries aux effets pro-tumoraux impliquant également une inflammation colique pathologique [15].

Ainsi, les anomalies majeures du microbiote observées dans les MICI sont impliquées dans la carcinogenèse colorectale par divers mécanismes qu’ils soient indirects via des modifications immunologiques ou bien par toxicité directement sur le côlon. La dysbiose serait-elle le point de recouvrement du CCR sporadique et du CCR sur MICI ? Là encore des différences sont observées, notamment il apparaît des différences dans la nature même de la dysbiose qui conduit au développement du cancer. Richard et al.[16] ont comparé le microbiote des patients avec CCR sur MICI versus celui des patients avec CCR sporadique et ont rapporté une différence significative dans la composition du microbiote avec notamment plus d’entérobactéries et moins de fusobacterium en situation de colite chronique. Alors que de nombreuses équipes recherchent dans les probiotiques un traitement préventif du CCR avec des résultats à ce jour concluants sur modèle murin [17], ces différences dans la dysbiose en situation sporadique ou de colite chronique devront probablement être prises en compte dans l’évaluation de l’efficacité préventive des probiotiques.

La dysbiose aurait un rôle dans la carcinogenèse colorectale, que ce soit dans les cancers colorectaux sporadiques ou sur MICI où la composition du microbiote est différente

Conclusion

Le CCR développé sur colite chronique se différencie donc sur l’ensemble de ses facettes du classique CCR sporadique. Alors que ce sous-type de cancer représente seulement 1 % de l’ensemble des CCR, sa prise en charge représente un enjeu majeur tant sur le versant préventif que sur le versant thérapeutique. La connaissance de ses spécificités avec notamment l’implication de l’environnement inflammatoire, de la dérégulation du système immunitaire et des anomalies majeures du microbiote sont autant des perspectives à de nouveaux traitements plus adaptés et plus efficaces.

Take home messages

  • La colite chronique étendue induit un sur-risque significatif de cancer colorectal contrairement à la colite chronique segmentaire.
  • La séquence classique « adénome-cancer » du cancer colorectal sporadique est remplacée par la séquence « colite-dysplasie-cancer » dans les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin.
  • La voie NF-KappaB est suspectée de constituer un lien essentiel entre inflammation et cancer colorectal au cours des maladies inflammatoires chroniques de l’intestin.
  • La mutation du gène TP53 est précoce et la mutation du gène APC est tardive dans le cancer colorectal sur colite chronique par opposition au cancer colorectal sporadique.
  • La dysbiose est centrale tant dans la physiopathologie de la colite chronique que dans la dégénérescence carcinologique.

Liens d’intérêts

les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.

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