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Hépato-Gastro & Oncologie Digestive

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L’amélioration des connaissances relatives aux cancers digestifs associés aux MICI doit modifier la surveillance de ces patients Volume 26, numéro 1, Janvier 2019

Depuis les travaux initiaux, le sur-risque de cancer colorectal chez les patients ayant une MICI colique (en particulier une rectocolite hémorragique) a été réajusté. À combien estime-t-on actuellement ce risque et comment peut-on expliquer qu’il a été revu à la baisse ?

Dans les régions du monde où l’on recense les nouveaux cas de cancer colorectal (CCR) au fil du temps dans l’ensemble de la population, par exemple au Danemark, on constate une diminution très progressive de l’incidence du cancer colorectal dans la population générale des maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI). Ceci peut être attribué tout simplement au fait que la majorité des malades vivant avec une MICI, qu’ils aient une rectocolite hémorragique (RCH) ou une maladie de Crohn, ont des coloscopies itératives, ce qui représente une méthode établie de réduction de l’incidence du cancer colorectal. Or, que l’atteinte de la MICI soit colique ou non colique (maladie de Crohn du grêle), tous les individus vivant avec une MICI sont soumis, comme dans la population générale, au risque de cancer du côlon sporadique dont les lésions précancéreuses peuvent être détectées et retirées au cours des coloscopies. Néanmoins, dans les méta-analyses les plus récentes, il y a dans la grande majorité des études, y compris dans la cohorte CESAME, un doublement persistant du risque d’incidence de cancer colorectal dans la population MICI par rapport à la population générale.

Il y a un doublement persistant du risque d’incidence de cancer colorectal dans la population MICI par rapport à la population générale

Si l’on s’intéresse maintenant aux patients qui ont un risque substantiel de cancer colorectal lié à l’inflammation, en plus du risque de cancer colorectal sporadique, les choses sont très différentes. La surprise a été de constater dans la cohorte CESAME (Cancers Et Sur-risque Associé aux Maladies inflammatoires chroniques intestinales En France), c’est-à-dire en France au début des années 2000, que les malades vivant avec une atteinte ancienne et étendue du côlon, qu’il s’agisse de rectocolite ou de maladie de Crohn, avaient un risque multiplié par six à huit de cancer colorectal par rapport à la population générale appariée sur le sexe et sur l’âge. Ces résultats sont véritablement nouveaux car les études de population scandinaves ou les études de bases de données administratives ne faisaient pas la stratification sur le niveau de risque, à savoir l’atteinte colique ancienne étendue. Contrairement aux messages lénifiants véhiculés dans tous les congrès actuellement et faisant état de cette réduction progressive du risque, la réalité est en fait tout autre et le sur-risque de cancer colorectal chez les malades ayant une colite étendue reste un enjeu majeur de la prise en charge des MICI.

Le sur-risque de cancer colorectal chez les malades ayant une colite étendue reste un enjeu majeur de la prise en charge des MICI

Une des explications qui ont été avancées est un meilleur contrôle de l’inflammation grâce au développement de nouveaux traitements. Quelles données appuient cette hypothèse, et comment – à l’inverse – estimer (anticiper) un éventuel sur-risque de développement d’autres cancers par l’utilisation prolongée de ces traitements qui pourraient aussi théoriquement lever l’immuno-surveillance anticancéreuse ?

L’impact théorique des traitements immunosuppresseurs sur le risque de cancer colorectal, qu’il s’agisse de petites molécules comme le méthotrexate ou l’azathioprine, ou de l’ensemble des traitements biologiques actuellement disponibles, est dual. D’une part, via une réduction de l’immuno-surveillance ou par un effet carcinogène direct, il pourrait y avoir une augmentation de fréquence des cancers colorectaux dus aux traitements immunosuppresseurs. Inversement, lorsqu’une cicatrisation muqueuse est obtenue de façon précoce et durable, on peut s’attendre à une réduction drastique de l’incidence des cancers liés à l’inflammation, seulement en cas de colite ancienne étendue. Parmi les immunosuppresseurs actuellement les plus utilisés (thiopurines et anti-TNF), on peut à peu près affirmer avec un grand recul d’utilisation qu’il n’y a pas d’augmentation du risque de cancer colorectal liée à l’immunosuppression iatrogénique de ces molécules. Inversement dans la cohorte CESAME, lorsque l’impact des thiopurines a été spécifiquement regardé dans la population à haut risque de cancer lié à l’inflammation, l’incidence des cancers colorectaux était divisée par trois chez les patients recevant des thiopurines. Concernant les molécules plus récentes (ustékinumab, védolizumab), il faudra regarder cet impact dès qu’un nombre suffisant de patients-années sera atteint dans les registres ou les cohortes pour répondre avec une puissance statistique appropriée à la question de l’augmentation, de la neutralité, ou de la diminution des risques de cancer colorectal associés à ces médicaments. Du seul point de vue des concepts néanmoins, la prudence a priori s’impose pour le védolizumab dont on sait qu’il réduit spécifiquement l’immuno-surveillance digestive, notamment colique, alors que la restauration de l’immuno-surveillance dans le traitement des cancers, dont les cancers colorectaux avec instabilité des microsatellites, explose en cancérologie.

Parmi les immunosuppresseurs actuellement les plus utilisés (thiopurines et anti-TNF), on peut à peu près affirmer avec un grand recul d’utilisation qu’il n’y a pas d’augmentation du risque de cancer colorectal liée à l’immunosuppression iatrogénique de ces molécules

À côté de ces nouvelles molécules, les dérivés 5-aminosalicylés sont classiquement considérés comme chimiopréventifs du CCR compliquant les MICI coliques. Cet effet a toutefois été régulièrement remis en cause. Que faut-il en penser en 2019 ?

Les dérivés 5-aminosalicylés ont des effets variés anti-carcinogéniques sur des modèles cellulaires. La réalité d’un effet chimiopréventif chez l’homme a été beaucoup plus difficile à démontrer du fait de l’absence pendant des décennies de données épidémiologiques d’envergure. Le premier signal fort est venu d’une méta-analyse de 2005 suggérant une réduction de moitié du risque de néoplasie colique, qu’il s’agisse de dysplasie ou de cancer, au cours de la rectocolite hémorragique. Cet effet a été depuis contesté. En particulier une étude du Manitoba ne montrait aucun effet. Cependant, cette étude n’était pas stratifiée sur le niveau de risque de cancer lié à l’inflammation et donc n’a a posteriori pas de véritable valeur scientifique. En revanche, plusieurs autres études de ces dix dernières années, qu’il s’agisse de séries de centres hospitaliers tertiaires ou de la cohorte CESAME, sont venues conforter et, je pense, établir quasi définitivement l’effet chimiopréventif des 5-aminosalicylées à une dose au moins supérieure à 1 g par jour au cours de la rectocolite hémorragique. C’est le message principal de la méta-analyse de Bonovas et al. publiée dans Alimentary Pharmacology and Therapeutics en 2017. Pour la maladie de Crohn colique, les choses sont plus complexes et nuancées. Les méta-analyses sont pour l’instant négatives, mais lorsque dans certaines études on arrive à isoler un sous-groupe de maladie de Crohn colique atteignant de façon quasi continue la muqueuse, il semble qu’il y a bien aussi un effet chimio-préventif.

L’effet chimiopréventif des 5-aminosalicylées à une dose au moins supérieure à 1 g par jour est établi au cours de la rectocolite hémorragique

Un dépistage bien codifié a été recommandé par différentes sociétés savantes dont l’European Crohn's and Colitis Organisation. A-t-on une idée de l’application de ces recommandations en France en pratique courante et de la qualité de ce dépistage ?

Seulement un malade sur deux devant être surveillé en France l’est (étude nichée dans CESAME), et on n’a aucune donnée sur les modalités de ces coloscopies de surveillance en vraie vie par rapport aux techniques spécifiques recommandées

Seulement un malade sur deux devant être surveillé en France l’est

Une chromoendoscopie à l’indigo carmin (ou au bleu de méthylène dans certains pays) est recommandée avec des biopsies ciblées sur les lésions visibles. En revanche, la place des biopsies systématiques est souvent discutée. Que faut-il en penser en 2019, et pour prolonger cette question, la publication récente du GETAID dans Gut est-elle suffisante et susceptible de modifier les recommandations actuelles ?

Il y a deux problèmes distincts et importants que je voudrais pointer dans les recommandations et la réalisation actuelle de la surveillance endoscopique au cours des MICI, telle qu’elle est préconisée par les sociétés savantes européennes et américaines. Premièrement, la surveillance par coloscopies itératives n’est proposée (hors cholangite sclérosante primitive) qu’aux malades qui ont, lors de la première coloscopie de surveillance, faite sept à dix ans après le diagnostic, des stigmates d’inflammation actuelle ou ancienne s’étendant en amont du rectum. Ainsi ne sont pas soumis au dépistage les individus qui ont une rectite chronique ne dépassant pas la charnière rectosigmoïdienne ou qui ont une maladie de Crohn localisée à l’intestin grêle. Pour autant, ces malades sont soumis au risque général de cancer du côlon sporadique à partir de l’âge de 50 ans. Ils ne sont pas éligibles aux tests fécaux immunologiques qui seraient positifs sans spécificité dans le contexte des MICI. Il me semble qu’il faudrait militer vers le fait de proposer à nos patients atteints de MICI et qui n’ont pas de colite étendue, d’avoir des coloscopies de prévention du cancer colorectal à partir de l’âge de 50 ans s’ils sont à risque familial moyen, en la répétant tous les 3 à 10 ans en fonction des constatations faites. Le deuxième problème, comme évoqué précédemment, est que parmi les patients qui devraient être surveillés par coloscopies itératives, environ la moitié ne le sont pas du tout qu’il s’agisse de la France (étude CESAME) ou du continent nord-américain. D’une part, il faut travailler sur la communication des associations de patients, des pouvoirs publics et des gastro-entérologues pour convaincre les malades de venir à la surveillance. D’autre part, pour ne pas abandonner complètement ces patients, il reste comme méthode de prévention primaire le fait de jouer sur le mode de vie (lutte contre la sédentarité, le surpoids, la consommation excessive de viande, le tabagisme, l’alcoolisme, etc.). Reste aussi une place pour la chimioprévention par les dérivés 5-aminosalicylés telle que nous l’avons abordée lors d’une précédente question.

Il est clair aujourd’hui qu’une chromoendoscopie bien faite dans un côlon préparé permet d’identifier davantage de lésions néoplasiques sans biopsies aléatoires qu’une coloscopie classique en lumière blanche. En revanche, les intérêts respectifs et les supériorités éventuelles de la chromoscopie virtuelle, de la coloscopie en haute définition ou du NBI sont sujets à discussion et à résultats encore parfois contradictoires. La plupart des recommandations maintenant suggèrent en première ligne une chromoendoscopie avec des biopsies seulement dirigées. Néanmoins, il convient toujours de faire des biopsies aléatoires en cas de côlon mal préparé, de côlon très inflammatoire rendant difficile à l’œil la distinction entre lésion néoplasique et inflammatoire, et enfin lorsque l’opérateur n’a pas une grande habitude de la distinction entre muqueuse néoplasique et normale. Enfin, les résultats de l’étude du GETAID (Groupe d’Etude Thérapeutique des Affections Inflammatoires du Tube Digestif) suggèrent que chez les malades à haut risque, à savoir ceux qui ont un antécédent personnel de dysplasie colique, ceux qui ont une cholangite sclérosante primitive et ceux qui ont un côlon très remanié et tubulisé, il reste un intérêt à faire en plus des biopsies dirigées, au moins quelques biopsies aléatoires (par exemple, deux par segment).

Une chromoendoscopie bien faite dans un côlon préparé permet d’identifier davantage de lésions néoplasiques sans biopsies aléatoires qu’une coloscopie classique en lumière blanche

Dans les MICI, on observe aussi une augmentation significative du risque d’adénocarcinome de l’intestin grêle. Il s’agit certes d’un événement rare mais souvent dramatique. Y a-t-il des patients à risque, et si oui, faut-il les surveiller et comment ?

Contrairement à ce qui est dit, le risque d’adénocarcinome de l’intestin grêle n’est pas rare dans le groupe des patients qui ont une maladie de Crohn touchant exclusivement l’intestin grêle. Chez eux en effet, l’incidence de l’adénocarcinome du grêle est égale à celle du cancer sporadique colorectal lorsqu’ils n’ont pas d’atteinte colique. Il semble que l’adénocarcinome du grêle non sporadique spécifique des MICI soit, comme le cancer colorectal lié à l’inflammation, la résultante d’une séquence dysplasie-cancer au sein de lésions inflammatoires chroniques de l’intestin grêle. En moyenne, il faut 10 à 15 ans d’évolution pour que le cancer apparaisse. Les signes cliniques d’alerte sont un changement dans l’expression clinique des atteintes de l’intestin grêle, en particulier obstructives avec majoration des douleurs. Sur l’imagerie, l’apparition d’une masse annulaire dont les contours externes sont bosselés, ainsi qu’une perforation au sein de cette masse sont des anomalies évocatrices de cancer, mais rarement observées. Malheureusement, le diagnostic d’adénocarcinome du grêle reste encore le plus souvent une mauvaise surprise peropératoire, voire seulement à l’analyse de la pièce opératoire. Il n’y a pas de mesure de chimioprévention établie ni de programme de surveillance systématique à proposer. Néanmoins, lorsqu’on réalise une coloscopie totale chez un malade ayant des lésions anciennes de l’intestin grêle, il faut essayer d’examiner la plus grande proportion possible de l’iléon terminal et faire comme pour le côlon des biopsies dirigées et/ou aléatoires. Les limites de ces techniques sont évidemment les lésions proximales de l’intestin grêle et les lésions sténosantes qui ne peuvent être franchies par l’endoscope.

Le risque d’adénocarcinome de l’intestin grêle n’est pas rare dans le groupe des patients qui ont une maladie de Crohn touchant exclusivement l’intestin grêle

De façon générale, d’autres enseignements dans ce domaine ont-ils été apportés par la cohorte CESAME ?

En plus des données sur le cancer colorectal et l’adénocarcinome du grêle, la cohorte CESAME a pointé un risque important de cancer ano-rectal chez les malades ayant une atteinte chronique ano-périnéale. Le travail a été publié tout récemment dans Clinical Gastroenterology and Hepatology. Le message principal est que le risque de cancer ano-rectal chez ces patients est du même ordre que le risque de cancer du côlon. Une forme redoutable de ces cancers est constituée par les adénocarcinomes se développant au sein de fistules ano-cutanées chroniques. Les données épidémiologiques nouvelles nous poussent à suggérer un examen clinique au moins annuel ou biennal des lésions ano-périnéales chroniques de Crohn. Lorsque survient une douleur inexpliquée, qui est le principal symptôme d’alarme chez ces patients, il faut pousser les explorations pour éliminer l’hypothèse d’un cancer en allant parfois jusqu’à l’examen sous anesthésie générale avec curetage des trajets fistuleux.

Le risque de cancer ano-rectal est du même ordre que le risque de cancer du côlon chez les malades ayant une atteinte chronique ano-périnéale

Enfin, une très large cohorte européenne (I-CARE) comprenant actuellement plus de 12 000 patients est en train de se mettre en place. Pourra-t-on attendre de nouvelles données dans ce domaine par l’analyse de cette cohorte ?

La cohorte européenne I-CARE (Ibd CAncer and seRious infections in Europe) a permis d’inclure à ce jour plus de 12 000 patients dans 14 pays d’Europe. Par rapport à la cohorte CESAME, nous notons l’antériorité et le type des traitements avant inclusion et certains antécédents familiaux de cancer. Surtout, les patients renseignent de façon prospective leur activité clinique, ce qui permettra d’ajuster l’étude des facteurs de risque des cancers en partie sur l’activité des MICI. Grâce à ces données phénotypiques très complètes, il va pouvoir être possible d’ici trois à cinq ans de confirmer ou non le risque de lymphome associé à l’utilisation de la monothérapie par anti-TNF (un quart des patients d’I-CARE), mais aussi de revisiter l’épidémiologie, les facteurs de risque et de prévention de l’ensemble des cancers au cours des MICI, qu’ils soient liés à l’inflammation ou à leur traitement. En particulier, l’étude de l’effet chimiopréventif ou au contraire aggravant de l’ensemble des classes médicamenteuses actuellement utilisées au cours des MICI, y compris les plus récentes (ustékinumab, védolizumab), devrait être possible dans des conditions méthodologiques optimales.

Liens d’intérêts

Conférences rémunérées et soutien à la recherche des laboratoires Ferring Pharmaceuticals et Takeda.

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