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Environnement, Risques & Santé

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Ouvrages parus Volume 18, numéro 2, Mars-Avril 2019

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

 

Analyses d’ouvrages

Utopies réalistes

Rutger Bregman

Seuil, Sciences humaines, 2017 256 pages Version papier : 20 euros Version numérique : 14,99 euros

http://www.seuil.com/ouvrage/utopies-realistes-rutger-bregman/9782021361872

 Il me semble (de lointaine mémoire) que dans la Bible on raconte qu’Adam et Eve furent chassés du paradis après que le serpent ait introduit la convoitise dans le cœur de la femme : « Vous pourriez devenir comme des dieux, vous connaîtriez le bien et le mal » lui aurait-il dit. La pomme mangée, Dieu aurait dit à l’homme (surtout pas à Eve) : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! À force de peine, tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons, et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise »... (merci Internet).

De ce lointain passé (?) ont émergé plusieurs notions : celles de la convoitise, de la hiérarchisation des sexes et de l’obligation de travailler pour vivre. De la convoitise est née l’idée de disposer de plus de biens matériels que l’autre, de la guerre et du pouvoir, donc de convoitise différentielle, puis de rareté et de stratification sociale avec pour les plus démunis une promesse peu coûteuse, celle de disposer d’une place enviable, pour plus tard, dans un endroit situé dans un univers parallèle, le paradis. Je ne suis plus très sûr de l’exactitude de tout cela, mais cela sert mon propos !

Cette situation a structuré fortement nombre de nos modes de pensée et d’action pour arriver à la société occidentale libérale, très judéo-chrétienne, que tout le monde connaît avec ses biens matériels, ses exclus, avec pour moteur du fonctionnement de la société le gain financier, autrefois avec les rentiers du XIXsiècle inscrits dans la durée, mais aujourd’hui avec une recherche de bénéfices inscrits dans le plus court terme possible... Mais, toutefois, avec quelques progrès pour toute la société : espérance de vie augmentée (mais différence entre cols bleus et blancs), meilleur accès aux soins médicaux, vie matérielle plus facile qu’au début du XIXsiècle (salaires multipliés en moyenne par 1 000 environ), etc.

Le monde capitaliste vainqueur il y a plus de 20 ans sur d’autres idéologies adverses a donc pu continuer à explorer son paradigme d’excellence, celui de la rentabilité financière maximalisée en exploitant les réserves, en favorisant la pollution et le réchauffement climatique et, probablement sans l’avoir souhaité, en augmentant les différences culturelles, éducationnelles et financières entre les humains. Mais je voudrais quand même citer deux phrases issues du livre de Rutger Bregman qui illustrent le propos :

  • celle de Young : « Quiconque n’est pas idiot sait que les basses classes doivent être maintenues dans la pauvreté, sans quoi elles ne seront jamais industrieuses » ;
  • celle de De Mandeville : « Il est manifeste que dans une nation libre où il est interdit d’avoir des esclaves, la richesse la plus sûre consiste dans une multitude de pauvres laborieux »...

Pendant longtemps (jusqu’à la fin des trente glorieuses), le plein-emploi a été sensiblement maintenu, amenant les gouvernements et les entreprises à négocier avec l’ensemble du corps social au travail pour maintenir une cohésion acceptée par les parties prenantes. Cette obligation s’est donc traduite par un pouvoir d’achat en augmentation, un cadre social amélioré, etc., liés pour l’essentiel à la difficulté de trouver des compétences adaptées pour un emploi donné. Depuis la fin des années 1980 environ, on a changé de modèle par la mondialisation, traduit par le terme peu flatteur de trente piteuses... et par une certaine stagnation des salaires associée à l’augmentation du chômage.

Avec un coût de l’informatique qui a baissé d’un facteur 3 millions en 40 ans, le concept d’industrie 4.0 se développe avec ses composantes : intelligence artificielle, robotique, automatisation, fabrication additive, apprentissage profond, Internet des objets, cloud, etc. En étant susceptible de remplacer nombre d’humains dans leur travail, la notion de rareté des compétences qui prévalait en Occident disparaît avec deux aspects : trouver de la main-d’œuvre encore moins chère ailleurs d’une part, remplacer les humains par des dispositifs digitaux, aux mains de très grands groupes industriels mondiaux, comme les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) d’autre part.

Ces groupes ont les moyens de contrôler les citoyens, de les influencer, de disposer de chiffres d’affaires supérieurs au produit intérieur brut (PIB) de certaines nations européennes, etc. Alors, on peut constater aujourd’hui l’absence de pilotage effectif des choix techniques, la difficulté pour le politique à poser les conditions d’un dialogue durable sur les options retenues par les grandes entreprises et la polarisation « aigrie » de certaines parties prenantes qui savent se faire entendre sur certains sujets « chauds » comme l’environnement, le nucléaire, etc. Pour autant, sur des thèmes « silencieux » comme l’informatique, le numérique et ses applications, il n’y a pas de révolte globale (pour s’en rendre compte, il suffit de regarder les voyageurs du métro jouant avec leurs téléphones portables). Dans ces conditions, c’est de plus en plus au marché (rencontre entre les besoins solvables des consommateurs et les capacités d’offre de la part des producteurs) de guider le changement économique et de faire évoluer la société. Les politiques se trouvent dans une situation inconfortable d’adaptation des politiques publiques à la réalité socio-économique, de plus en plus mondialisée, visant essentiellement l’emploi et le PIB. Écrit le 25 novembre 2018, ce compte-rendu n’avait pas envisagé que le livre de Bregman puisse être associé aux manifestations des « gilets jaunes »...

En fait, en faisant disparaître la notion de rareté de compétences, du moins en l’estompant fortement, survient un affaiblissement du pouvoir d’achat, alors qu’en même temps d’autres contraintes émergent. De surcroît, dans la course en avant de l’innovation, les savoirs d’aujourd’hui risquent de devenir superflus demain... Il y a donc risque – dans le modèle économique actuel, fondé sur la rareté pour un bénéfice optimal – de pertes temporaires ou permanentes d’emplois... Pour reprendre une autre citation du livre, Isaac Asimov a écrit en 1964 cette phrase un peu ultime : « L’espèce humaine sera [...] une race dévouée à l’entretien des machines »... Pas très glorieux comme but !

Le message de fond du livre est celui d’un espoir, celui que l’on sortira du système de la rareté des compétences humaines induisant des écarts gigantesques entre ceux qui gagnent et ceux qui peinent à survivre. Pour ce faire, Rudger Bregman souhaite revisiter ce paradigme sociétal et propose des solutions, a minima des bases de réflexion qui sortent des méthodes habituelles, pratiquées par nombre de politiciens, d’adaptation temporaire au problème local. Je ne souhaite pas après avoir décrit, à ma façon, le cadre de l’origine de ses réflexions, dévoiler ses propositions qui concernent par exemple le revenu universel, la semaine de quinze heures, les migrations, la course contre les machines, etc.

Au fond, ces descriptions ne sont que des moyens (qui sont intéressants en ce qu’ils forcent à la réflexion), alors que ses propos subliminaux sont pour moi révolutionnaires, naufrageurs du paradigme actuel. Il nous demande d’imaginer de manière collective et, si possible cohérente, notre futur avec une vision où l’homme est une valeur (et non un coût). L’utopie partagée souhaitée doit cependant être un récit qui nous parle avec une redéfinition de ce qui est travail, de ce que représente la bonne vie, etc.

Devrons-nous montrer à Keynes (qu’il cite) qu’on peut lui donner tort quand il écrit : « La difficulté ne réside pas tant dans le fait de concevoir de nouvelles idées que d’échapper aux anciennes »... N’est pas gilet jaune qui veut ! En effet, une organisation humaine a besoin pour évoluer de s’imprégner collectivement d’une vision, de la vivre en permanence et de la réinterroger au moment venu. Le citoyen engagé dans l’action doit pouvoir se demander comment cette vision des lointains et des buts peut accompagner et améliorer son quotidien (emploi, qualité de vie, attractivité, bien vivre ensemble, etc.) et, pour cela, a besoin d’être éclairé, donc de s’informer et de débattre.

Ce livre veut tenter d’éviter une opposition entre le règne de la seule prévision mondialisée technologique et financièrement attractive, difficilement accessible au public, sauf dans ses achats et ses addictions entretenues, et des aspects moins quantifiables comme les pressentiments sur l’emploi et sa qualité de vie, une vision idéologiquement marquée, l’expérience du passé, la faible confiance dans un système qui a déjà beaucoup menti, l’impression d’une perte (au moins relative) de son pouvoir d’achat, etc. Certains appelleront à la vérité vraie ! Mais qu’est-elle ? Une correspondance rationnelle entre la réalité et nos représentations ? Une traduction d’un ensemble cohérent de propositions ? Bref, la construction de cet objet insaisissable que représente la vision partagée de notre futur devrait, sans doute, faire déjà l’objet d’un accord social... Le public peut, en effet, penser que le manque de connaissances techniques relève de formes manipulatoires, mais aussi de l’aspect incomplet et faillible de ces savoirs, orientés principalement sur le profit : non-prévisibilité et impuissance à tout maîtriser (dont des aspects durables). Le divorce est ainsi prononcé devant un public non engagé parce que formaté depuis longtemps, utilisant 140 signes, lui qui n’est jamais présent à l’origine de l’action, même s’il est concerné au premier chef, mais plus tard ! C’est un peu cette distance de plus en plus grande que l’on ressent aujourd’hui par l’expression du « ras-le-bol » des gilets jaunes. Il y a, au contraire, dans l’approche proposée par Bregman, invitation empathique à un vrai dialogue... C’est de manière évidente difficile quand on joue local avec des multinationales puissantes. Mais...

Alors, si vous voulez en savoir plus, lisez absolument cet ouvrage, il vous ouvrira les yeux (comme il l’a fait pour moi) et vous forcera à vous situer relativement à de forts enjeux de société. Pour en terminer, je souhaiterais vous citer une phrase de l’auteur : « Ce qu’il nous faut, ce sont des horizons alternatifs qui déclenchent l’imagination »... La balle est maintenant dans votre camp !

Jean-Claude André INSIS-CNRS

jean-claude.andre1@sfr.fr

 

Que serions-nous sans eux ? Les microbes de notre quotidien

Murielle Naïtali

Quae, 2018 128 pages Version papier : 15 euros Version numérique : 9,99 euros

https://www.quae.com/produit/1478/9782759227488/que-serions-nous-sans-eux

 C’est le deuxième ouvrage d’une collection de culture scientifique. La lecture de ce livre le confirme. En effet, n’étant pas spécialiste, j’ai pu satisfaire une curiosité d’autant plus que l’actualité environnementale nous fait souvent peur avec les microbes.

L’auteure est spécialiste en microbiologie de l’environnement et en sécurité microbiologique des aliments.

Ce livre est accessible, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’efforts à faire pour s’approprier quelques connaissances indispensables pour suivre la découverte de ce sujet d’une ampleur insoupçonnée pour la plupart d’entre nous.

Maîtriser le vocabulaire

Je pense en particulier ici au vocabulaire et à la définition des mots. Heureusement que ce livre nous aide sans quoi sa lecture deviendrait quasi impossible. On peut regretter d’ailleurs qu’il n’y ait pas un glossaire pour faciliter notre lecture.

Voyons quelques exemples. Dès le premier chapitre, on parle de biofilms, de microbiote cutané, etc., puis au fil de la lecture on découvre métanogénomique, microbiomes, dysbiose, homéostasie, flore résidente commensale, glandes écrines et apocrines, mycotoxines, atopie, sérotype, toxinotype, bioterrorisme, DDM, DL5, AMM, phytopathogène, phyllosphère, pigments microbiens, anisakidose, listériose, thérapie génique, phagothérapie, antéroptypes, pro- et prébiotique, éligobiotique, virothérapie oncolytique, procaryote, eucraryote, archée, etc.

Cette énumération montre à quel point chaque discipline scientifique développe son vocabulaire scientifique et technique. D’où l’intérêt de la terminologie. Cet effort permanent de définitions est indispensable. Et ce livre le montre bien puisqu’il nous donne les clés pour se comprendre. Cela ne doit pas nous effrayer, car il nous raconte une belle histoire.

Une famille détentrice d’une grande expérience

Nous sommes plongés dans la vie quotidienne de dix personnes.

C’est un jeu et une découverte avec beaucoup d’anecdotes décrites et analysées avec un regard de microbiologiste. Au passage, on vous donnera de bons conseils.

  • L’adolescente s’occupe de son microbiote cutané (« ensemble des microbes vivant avec un hôte », p. 8). C’est 1013 à 1014 bactéries dans notre flore intestinale ! C’est dire à quel point la biodiversité est essentiellement la microbiodiversité (virus, bactéries, levures, champignons, moisissures, acarien, etc.). S’occuper de sa peau qui abrite en moyenne 1 000 milliards de bactéries n’est pas un petit problème. Ne pas oublier de se laver les mains, mais ne pas abuser des lingettes désinfectantes. Quel travail pour cette jeune fille le matin jusqu’au démaquillage le soir : la salle de bains est un grand laboratoire de microbiologie.
  • La mère fait le ménage (pourquoi elle seule ?). Elle se bat contre les poussières, les microbes... et les traces des animaux domestiques. Cependant « nos maisons sont réputées bien plus propres qu’autrefois, pourtant les allergies et l’atopie (prédisposition aux allergies courantes comme l’asthme, le rhume des foins et la dermatite atopique) progressent » (p. 33). La cuisine est impeccable mais l’eau de javel ne tue pas 100 % des microbes. C’est une « pub » qui ne signifie pas qu’aucune souche microbienne résistante n’a été trouvée.
  • Le père est dans la police scientifique et s’occupe de la carte d’identité microbienne. « Le typage (étude de marqueurs particuliers) aide à déterminer un lien de parenté entre différents microbes » (p. 33). Ces connaissances servent à la lutte contre le bioterrorisme dans le cadre du plan « Vigipirate ». On a là tous les films catastrophes. Les laboratoires haute sécurité servent à manipuler les agents du risque biologique. Et le permafrost sibérien a permis de découvrir un virus qui avait hiberné pendant 30 000 ans. « Ce contemporain de l’homme de Néandertal est ainsi apparu sur terre » (p. 41).
  • La grand-mère fait la cuisine et nous explique comment il faut conserver les aliments. En permanence les microbes sont surveillés pour assurer la sécurité des aliments. Il n’y a en France que quatre à sept cas mortels d’intoxications alimentaires par an et par million d’habitants. Apprenez à lire les étiquettes et vous saurez que la date de durabilité minimale d’un produit (DMA) n’est pas la date de limite de consommation (DLC). Les règlements et contrôles sont complexes mais efficaces.
  • Le grand-père, jardinier, va vous expliquer que le sol grouille de microbes et que les mycorhizes (association entre les racines et des champignons) sont indispensables à la plante. Les microbes peuvent se mettre au service de la lutte biologique.
  • La petite sœur est une artiste. Elle regarde les nuages qui contiennent des bioaérosols ou les dalles de pierre avec les lichens (champignon associé à une algue). Partout les microbes se fixent et s’agglomèrent en biofilms. Les couleurs sont nombreuses et les pigments microbiens jouent des rôles importants et divers. On peut être peintre en utilisant la microbiologie pour que des bactéries se développent sur des milieux solides.
  • La jeune mère de famille nous explique comment il faut s’occuper des femmes enceintes, des bébés et des jeunes enfants. Que de précautions sanitaires et alimentaires à prendre !
  • Le bébé est confronté à ses tous premiers microbes. La mère lui a déjà transmis des bactéries. Son microbiote intestinal doit se stabiliser entre 2 et 4 ans. Ce microbiote très étudié chez l’homme comprend 4.1013 bactéries. Son rôle est essentiel et la médecine s’y intéresse beaucoup. D’ailleurs « les vaccins sont victimes de leur succès. Leur efficacité fait qu’on a l’impression qu’ils ne servent à rien » (p. 96). En même temps « la lutte contre l’antibiorésistance est une course sans fin » (p. 97). Mais l’enjeu est de taille. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les douze bactéries les plus menaçantes pour la santé humaine du fait de leur résistance sont responsables de 12 500 morts par an en France !
  • L’oncle est « écologiste ». Il aime le terroir, les traditions... Il aime donc les aliments fermentés (voir le yaourt) et ne sait peut-être pas que les probiotiques « sont des microbes qui ingérés vivants en quantité suffisante, exercent des effets positifs sur la santé, autres que nutritionnels » (p. 109). Des microbes il y en a partout, y compris dans le noir, la chaleur ou l’acidité au fond des océans... Certains de ces extrêmophiles sont utilisés. Cet écologiste a peut-être raison ? Mais de là à penser que dans 20 ans l’électricité sera toute solaire et pourquoi pas biologique, il y a un pas que je me garderai bien de franchir.
  • Et voilà le grand-père philosophe ! Pourquoi pas la mère ou le fils ? Les vieux n’ont pas le privilège de la philosophie. Existe-t-il une éternité bactérienne ? Sommes-nous des chimères ? Même si on progresse « la façon dont la vie est apparue sur terre demeure un mystère » (p. 123).

Si les microbes disparaissaient, il n’y aurait plus de maladies infectieuses... mais plus de fromage, de pain ou de vin.

En cette période de Noël où je finis cette lecture, je pense qu’il y a besoin de tout notre « écosystème ». Et notre histoire en témoigne !

L’histoire des sciences est passionnante !

Vous saurez (p. 16) que Pasteur est le père de la microbiologie et que Costerton est le pape des biofilms.

Nicolas Appert à la fin du XVIIIsiècle a évité le pourrissement des légumes alors qu’il ne connaissait pas les microbes (l’appertisation – p. 45).

Vous apprendrez (p. 84) comment, en 1846, Ignace Semmelweis a évité une forte mortalité à l’hôpital en demandant au personnel de se laver les mains avec du chlorure de chaux et de désinfecter les instruments.

Vous saurez aussi que l’écologie microbienne se développe et que les premiers antibiotiques étaient d’origine microbienne (p. 99).

Et pour finir votre repas, vous aimerez la moisissure pénicillium roqueforti qui a permis d’élaborer le « roi des fromages » d’après Diderot.

Ce livre fait que je vois les microbes autrement.

Luc Foulquier Ingénieur-chercheur en écotoxicologie

foulquier.luc@wanadoo.fr

 

Super collectif. La nouvelle puissance de nos intelligences

Emile Servan-Schreiber

Fayard, 2018 220 pages Version papier : 18 euros Version numérique : 12,99 euros

https://www.fayard.fr/documents-temoignages/supercollectif-la-nouvelle-puissance-de-nos-intelligences-9782213710075

 Une personnalité qui accepte mes divergences et mes provocations avec un regard amusé et amical m’a demandé de lire cet ouvrage que je n’aurais pas volontiers acheté, ne serait-ce qu’à cause d’une lourde hérédité d’un trublion de la politique qui nous avait vendu plus que la ferme et son bétail pour requinquer la Lorraine, défunte de sa sidérurgie, il y a bien longtemps. Comme je l’apprécie pour son humour, sa volonté de faire, je me suis plié à l’exercice que je restitue ci-après.

En commençant par un tel a priori, j’ai pu penser que ce qui me lie encore à la science perdait de son objectivité ; alors, j’ai commencé par regarder ce qu’a produit ce fils de J.J.S.S. dans sa carrière scientifique sur le site de l’université de Lorraine (UL) : quatre articles en 30 ans... dont la moitié sur les marchés prédictifs (articles issus de ses entreprises). Peut-être relève-t-on ici une certaine faiblesse des données en mémoire à l’UL ?

J’ai donc admis qu’il ne s’agissait pas d’un ouvrage scientifique, à l’image de ce que peut écrire un Luc Ferry (par exemple sur le transhumanisme), avec une lecture facile et probablement une pensée molle. Déjà le titre est étonnant en ce qu’un ouvrage qui prône à juste titre le collectif n’a été écrit que par une personne !

C’est vrai que la lecture est aisée, mais l’idée que l’on sait faire que 1 + 1 puisse être supérieur à 2 (grâce à l’intelligence collective non définie et qui n’est pas [que] le QI) aurait mérité plus de précision, si ce n’est de l’approfondissement. Pour se convaincre d’un tel besoin, un moyen simple de réalisation d’un objet sensible à une stimulation conduisant à de l’ordre correspond à la démonstration effective de Tibbits au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 2016, reprenant des idées de Von Foerster, qui place dans un flacon des éléments qui, après agitation, se rassemblent pour créer un objet, comme le montre la figure 1.

Ou dit autrement, est-il possible de montrer la possibilité de disposer des « labyrinthes chaotiques » qui contraignent la complexité et le désordre ? Expérimentalement on peut s’arranger pour que certaines faces des éléments se reconnaissent et tant qu’on n’a pas atteint la cible, on agite plus ou moins fort jusqu’au résultat. Cette petite digression illustre plusieurs besoins : la fourniture d’énergie (pour agiter), un rendement inférieur à l’unité (ça ne marche pas à tous les coups), du temps pour arriver au but, un pouvoir séparateur qui correspond, ou non, à l’analyse de l’atteinte de l’objectif (cf. les théories de la thermodynamique, les travaux de Carnot, sans oublier les démons de Maxwell et le concept d’entropie).

Ce simple constat fait que l’intelligence collective qui rentre tout à fait dans ma vision ne correspond pas à la simple juxtaposition d’intelligences issues d’un groupe donné. Un certain nombre de conditions doit être satisfait (et encore). La première consiste à choisir un objectif (pilotage ?), la seconde à choisir les bonnes personnes pour un but donné et la troisième à rendre le groupe opérationnel (gouvernance)... Dans ce contexte, il ne s’agit pas uniquement de partager du savoir, mais bien de le changer, de le métisser par l’échange confiant ; c’est aussi un moyen de se remettre en question. Et cela prend du temps avec de possibles échecs, et ce d’autant plus que la population concernée est grande (et même si l’intelligence artificielle peut faire gagner en efficience).

Une telle politique, définie par Surowiecki (rappelée dans le document), nécessite, de manière évidente, des formes d’action nouvelles, multiformes en conjuguant des initiatives stimulantes (relativement à la politique [ou une vision des lointains] recherchée), d’ampleurs très diverses. Pour qu’apparaisse ce caractère original et novateur de cette « entreprise collective », pour éviter sa gadgétisation (ce qui constituerait un échec majeur), pour matérialiser l’engagement honnête et sincère de demandeurs, il peut être proposé d’ancrer cette politique sur la création de foyers de création, nommés – pour éviter l’idée structurante mais fermée du terme d’association avec ses statuts et ses fonctionnements rigides – « agoras de réflexion » (cela peut être des auto-organisations plus ou moins provisoires selon les thèmes retenus). Ces agoras doivent remplir des fonctions de sensibilisation et d’attraction, d’animation, de réflexion, de confrontation, etc. Leurs modes multiformes de fonctionnement et d’animation devraient faire l’objet de débats (cela sort de la présente réflexion sur cet ouvrage qui n’en mérite pas tant).

C’est cette polyvalence qui servirait d’ossature à ces agoras, lisibles et ancrées sur un territoire physique ou culturel, mais qui devraient être repensées en permanence pour éviter qu’elles se constituent en tours d’ivoire, ou plus malhonnêtement ne servent que d’alibis ou de faux prétextes.

De fait, la consultation de différents partenaires s’exprime à travers une diversité de courants révélatrice de la dimension, de la complexité et des tensions des domaines émergents. Il en résulte des difficultés de « coopération » entre des acteurs fortement hétérogènes (sinon cela ne sert à rien). En effet, il existe déjà pour les scientifiques des rapports de force entre finalités technologiques, scientifiques disciplinaires, de transfert de savoirs vers la société, environnementales et de santé publique, etc. Ces caractéristiques séparées s’appuient souvent sur une apparence de définition partagée. De fait, l’expertise demandée d’un point de vue scientifique ou technologique se définit probablement au moins autant par des finalités, des « systèmes de sens » que par un champ de questionnements ou de problèmes effectifs ou une liste de résultats industriels, etc. L’existence d’un certain flou peut-être due à une absence de clarification individuelle, mais aussi à la possibilité d’exploiter ce cadre non stabilisé pour agir de manière engagée et libre. Dans ce cas, on peut attendre des dysfonctionnements, voire des ruptures de dialogue entre parties prenantes. De ce fait constaté dans des cas où l’incertain règne, la connaissance de la diversité des représentations est un préalable nécessaire à l’action d’échange positif et honnête.

À partir de la meilleure connaissance possible sur la diversité des représentations (qu’il faudrait essayer de quantifier, ne serait-ce qu’en affectant des points à chacune des réponses aux critères proposés), il y a possibilité de disposer d’une clarification du rôle/des intérêts des différents acteurs, de valoriser la diversité et la possibilité d’approfondir la réflexion sur des axes particuliers, mais aussi de rechercher d’autres partenaires permettant, autant que faire se peut, d’équilibrer le débat constructif. Dans ce partage d’une part importante d’ignorance, il doit être possible de faire l’état des incertitudes de la connaissance scientifique et technique, des approximations du savoir, des abus d’interprétation, des limites de compétence, de mesurer du moins l’étendue des questions irrésolues et les points d’interrogation. Cette approche autorise la prise de distance avec toutes (?) les idéologies, les propos trop rassurants, les simplifications abusives (comme cela se trouve parfois dans ce livre). Mais pour ce faire, on doit disposer d’un cadre suffisamment serein ou partiellement « neutre » pour avancer... Mais l’aspect neutre ne signifie pas en final décision neutre, s’appuyant sur la recherche d’un consensus mou...

Mais à la fin il faut décider (ce n’est pas le rôle d’un tel groupe). Des règles d’usage de ces expertises « collectives » avec les possibles biais auraient été bien utiles... Peut-être retournerai-je vers Le Décideur écrit il y a plusieurs dizaines d’années par Bertrand Saint-Sernin (j’ai retrouvé le livre, c’était en 1979)...

Voilà, en partie, ce que j’attendais d’un ouvrage sur l’intelligence collective ! Dans les faits, en dehors d’approximations qui servent au dessein de l’auteur (du genre : le progrès est fonction de la taille de la population ; mais on dispose d’une meilleure corrélation chez Jancovici1 : le progrès dépend de la quantité d’énergie consommée, ce qui permet d’augmenter la population... avec des avis de ce type, on confond vite cause avec conséquences et quand les systèmes deviennent un peu plus compliqués, on peut atteindre des sommets idéologiques non fondés), on reste dans le flou, avec quelques erreurs et points à éclairer. En particulier, l’auteur affirme (sans le démontrer) que la fonction du cerveau est de produire de la pensée avec des algorithmes... Cela permet de passer à l’intelligence artificielle qui elle est collective... Mais, le cerveau a certainement d’autres finalités !

Il fut un temps où l’innovation incrémentale était pensée comme un processus vertical (exemple des voitures achetées jusqu’au début du XXIsiècle). Ce système, à ce stade, ne prenait pas trop en compte l’utilisateur final (avec juste quelques possibilités) au moment de l’achat dans la conception qui prenait beaucoup de temps. Or, c’est bien lui aujourd’hui qui règle ou va régler la vie des entreprises avec l’industrie 4.0 (figure 2, page précédente) avec son avis comme point de départ d’une opération de production personnalisée, rendue agile et flexible. Toutefois, les médias informatisés formatent les humains entraînant une canalisation réductrice de leurs désirs individuels. Alors, la technologie de transformation digitale autorise une modification de la culture relationnelle de type client-fournisseur : la coopération permanente plutôt que la négociation contractuelle, avec un contact confiant, vivant et direct entre entreprise et utilisateur, mais de quel utilisateur ?

Mais en quoi une activité séquentielle est-elle de l’intelligence collective ? Avec quelle profondeur ? Ce point aurait avantageusement pu être approfondi... De surcroît, l’usage par certains pouvoirs de cette même intelligence artificielle tendant à formater les citoyens, n’arriverait-on pas à terme à une pensée unique ? Des aspects d’humanisme numérique ou de numérique humanisé auraient été les bienvenus...

En revanche, même si je ne vois pas bien le lien direct avec le titre du document, les chapitres sur les marchés productifs m’ont paru un peu plus musclés scientifiquement et d’un possible intérêt. Je n’en dirai rien de plus, c’est plutôt hors sujet.

Enfin, pour presque en terminer, écrire que l’on a des idées subversives en exprimant le fait qu’une intelligence personnelle est en fait collective m’a laissé sans voix... Il faut a minima quelqu’un qui puisse la mesurer, donc il faut au moins être deux... J’ai renoncé à chercher la subversion dans cet égotisme inutile.

Mais, on l’aura compris, je ne souhaite pas être ce deuxième... Bref, si vous avez un peu de temps, il existe d’autres ouvrages sur l’intelligence collective, moins réducteurs sur le fond, et qui tentent d’expliquer la complexité de ce qui est caché dans des mots-valises comme intelligence, intelligence artificielle, créativité, etc. et qui ne vendent pas du possible comme du réel.

Conclusion, à ne pas lire, sans modération.

Jean-Claude André INSIS-CNRS

jean-claude.andre1@sfr.fr

 

Notes de lecture

Revue Science et Pseudo-Sciences, N̊ 327, janvier-mars 2019

Association française pour l’information scientifique

112 pages 5 euros

Articles en ligne (http://www.pseudo-sciences.org)

 Ce numéro est particulièrement intéressant. Il contient deux dossiers. Le premier traite des organismes génétiquement modifiés (OGM) avec six articles, dont un a pour thème « Études de toxicité des OGM : le cadre réglementaire européen est-il à revoir ? » par Hervé Le Bars, et un autre est intitulé « OGM : une source de progrès pour la santé (One Health) » de Catherine Regnault-Roger.

Le second dossier pose cette question : « Faut-il s’inquiéter de la présence de substances à l’état de traces ? ». Georges Salines revient sur « Opinion et causes de cancers ». Antoine Pitrou fait une critique argumentée d’un article du Monde du 27 octobre 2018 où l’on trouvait cette phrase : « En matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse ».

D’autres sujets forts intéressants, comme ceux de l’ésotérisme, des croyances du « new age », de l’intégrité scientifique, de la formation des médecins à l’esprit critique ou encore de ce que sont les présupposés, contribuent fortement à nous informer et à nous questionner. Cela mérite une bonne lecture.

Luc Foulquier Ingénieur-chercheur en écotoxicologie

foulquier.luc@wanadoo.fr

 

Revue La Médecine du Futur, N̊ 67, décembre 2018

Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)

http://www.cea.fr/multimedia/Pages/editions/clefs-cea/medecine-futur.aspx

 Cette revue scientifique traite, au moins tous les ans, d’un sujet dans lequel le CEA est impliqué au travers de ses programmes. Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, introduit ce numéro sur « l’innovation au service de notre système de santé ». Le professeur Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) pose une question : « Les avancées biotechnologiques conduisent-elles toujours à un progrès pour les patients ? ».

La revue se divise en deux parties. L’une sur les enjeux de santé concerne huit thèmes : l’imagerie biomédicale, les neurosciences, la génétique médicale, l’infectiologie, la thérapie génique, la cancérologie, les maladies de la vision et métaboliques. L’autre sur les technologies pour la santé concerne quatre thèmes : la médecine numérique, les compagnons biologiques (mimer le vivant), les outils technologiques multidisciplinaires et la protection des données de santé. Cette dernière question est de portée générale car la transformation numérique ne peut pas se faire sans la protection des informations sur les personnes et la confidentialité.

Au total, 18 articles qui montrent l’importance des technologies dans la médecine, « au carrefour du numérique et de l’innovation ».

Luc Foulquier Ingénieur-chercheur en écotoxicologie

foulquier.luc@wanadoo.fr

 

Signalement d’ouvrage

Encyclopedia of Cancer (Third Edition)

Paolo Boffeta, Pierre Hainaut (eds)

Academic Press, 2019 1 841 pages Version intégrale : 1 608 euros Articles à l’achat individuel

https://www.sciencedirect.com/referencework/9780128124857/encyclopedia-of-cancer

 Encyclopedia of Cancer, Third Edition provides a comprehensive, up-to-date overview of the multiple facets of the disease, including research, treatment and societal impact. This new edition comprises 180 contributions from renown experts who present the latest in Mechanisms, Hallmarks of Cancer, Causes of Cancer, Prevention and Control, Diagnosis and Therapy, Pathology and the Genetics of specific Cancers. Readers will find a comprehensive overview of the main areas of oncology, including etiology, mechanisms, prevention, and treatments, from basic science to clinical applications and public health, all set alongside the latest advances and hot topics that have emerged since the previous edition.

Topics of interest in the field, including genomics and epigenomics, our understanding of the causes of cancer and the approaches to preventing it (e.g., HPV vaccination, role of obesity and nutrition, molecular markers of environmental exposures), new screening techniques (e.g., low-dose CT for lung cancer) and improvements in the treatment of many cancers (e.g., breast cancer, lung adenocarcinoma) are comprehensively and authoritatively presented.


1 Jancovici JM. Dormez tranquille jusqu’en 2100 et autres malentendus sur le climat et l’énergie. Paris : O. Jacob Ed, 2015.

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