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L’exposition au DDT favorise-t-elle l’obésité ? Analyse de la littérature selon le système GRADE Volume 17, numéro 5, Septembre-Octobre 2018

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Après avoir été massivement utilisé au décours de la seconde guerre mondiale, l’insecticide organochloré « DDT » (mélange de trois isomères dont 85 % de p,p’-DDT) a été progressivement banni de la plupart des pays à partir des années 1970. Il reste employé principalement en Inde (où il est produit) et sur le continent africain pour la lutte antivectorielle, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) approuvant sa pulvérisation à l’intérieur des habitations pour réduire le risque de piqûre par des anophèles vecteurs du paludisme. Les quantités utilisées sont stables depuis l’adoption de la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants en 2001. Ce texte vise en particulier le DDT en raison de sa haute persistance dans l’environnement et de son potentiel élevé de bioaccumulation, qui s’appliquent également à ses métabolites lipophiles (principalement le p,p’-DDE) et expliquent la rémanence de l’exposition interne même dans les pays où il est interdit depuis plusieurs décennies.

Le DDT a récemment été classé dans le groupe 2A (agent probablement cancérogène pour l’homme) par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ : volume 113 des monographies publié en 2017). Il figure sur la liste des substances à toxicité reproductive et développementale de l’Agence de protection de l’environnement californienne (CalEPA), organisme d’appartenance de l’un des trois auteurs de cet article. Leur objectif était d’évaluer dans la même perspective d’un classement catégoriel les preuves d’effets obésogènes du DDT, le nombre de publications à ce sujet ayant notablement augmenté depuis une dizaine d’années.

Méthode

Les auteurs ont utilisé la méthodologie développée par le National Toxicology Program Office of Health Assessment and Translation (NTP/OHAT) dans son Handbook for conducting a literature-based health assessment pour appliquer l’approche GRADE à une question de santé-environnement (SE). Cette approche a été initialement conçue pour assortir les recommandations de pratique clinique d’un niveau de preuve, établi sur la base d’une analyse méthodique de la littérature (essais cliniques, études observationnelles ou d’intervention chez l’homme). Plusieurs publications récentes ont mis en lumière son intérêt pour accroître la transparence, la rigueur et la reproductibilité des décisions en SE. Le Handbook du NTP/OHAT, ainsi qu’un Navigation Guide élaboré par un groupe d’experts en SE (utilisé en support par les auteurs) délivrent une méthodologie adaptée à un matériel constitué d’études épidémiologiques et expérimentales.

La première étape consiste à attribuer un niveau de confiance élevé, modéré ou faible aux preuves disponibles en fonction du type d’étude. Du fait de leurs conditions expérimentales (exposition contrôlée, recueil des données, groupe témoin de comparaison), les rapports des études in vivo et in vitro sont dotés au départ d’un meilleur niveau de confiance (élevé) que ceux des études épidémiologiques (modéré). Les facteurs pouvant affecter dans un sens ou l’autre le niveau de confiance sont ensuite soigneusement passés en revue (en particulier : risque de biais [méthodologique et de publication], ampleur et précision des estimations, relation dose-réponse et cohérence entre populations ou modèles). À l’issue de ce processus upgrading/downgrading, le niveau de confiance initial peut être maintenu ou modifié.

Sélection et répartition des études

La consultation de trois bases bibliographiques (PubMed, Embase et Scopus) en mars 2015, puis en janvier 2016 pour une actualisation, a ramené 3 585 articles (en langue anglaise) dont 39 ont été conservés pour extraction et examen des données. Cette littérature comportait 13 études épidémiologiques, toutes prospectives (les études transversales ont été écartées en raison du potentiel de causalité inverse [influence de l’adiposité sur les taux circulants des composés lipophiles]), 19 études in vivo et sept études in vitro.

Après avoir évalué la pertinence de ces travaux pour répondre à leur question de recherche (« L’exposition au DDT favorise-t-elle l’obésité chez l’homme »), les auteurs ont constitué deux groupes. Le premier – matériel probant principal – réunissait sept études épidémiologiques ayant utilisé une mesure standardisée de l’indice de masse corporelle (z-score d’IMC), aptes à une méta-analyse quantitative (les six autres, trop hétérogènes en termes de métrique et de méthode d’analyse statistique ont dû être écartées), ainsi que deux études chez le rongeur ayant évalué les effets de l’exposition au p,p’-DDT sur l’adiposité. Le second groupe – matériel d’appui – rassemblait les données extraites du reste des études expérimentales éclairantes d’un point de vue mécanistique (endpoints concernant l’homéostasie métabolique et énergétique, incluant mesures des adipocytokines circulantes et des lipides hépatiques et sanguins).

Évaluation du corpus principal

Les sept études épidémiologiques rapportaient (sous forme de coefficient de régression ß) les effets de l’exposition au p,p’-DDE (prénatale six fois sur sept) sur le z-score d’IMC généralement mesuré entre les âges de 4 et 9 ans (plus tôt pour deux études ayant suivi la trajectoire pondérale de nourrissons jusqu’à l’âge de 30 mois, et plus tard [à 20 ans] pour celle ayant mesuré l’exposition dans l’enfance [entre 8 et 10 ans]). Elles avaient inclus entre 114 et 788 participants et les principaux facteurs de confusion potentiels étaient contrôlés (IMC, âge, tabagisme et niveau d’études maternels, parité, allaitement et un indicateur du statut socio-économique habituellement, autres variables [dont poids de naissance, activité physique, alimentation] plus rarement). Les concentrations sériques de p,p’-DDE avaient été déterminées selon des méthodes analytiques performantes (la plupart des études entraient dans le cadre de programmes de biosurveillance nationaux) et étaient très variables. La fourchette des concentrations était particulièrement large dans le sous-groupe des cinq études rapportant des valeurs ajustées sur les lipides sanguins (médiane allant de 1,1 ng/g dans une cohorte états-unienne à 2,7 μg/g dans une cohorte mexicaine). La méta-analyse aboutit à une association positive entre l’exposition et le z-score d’IMC : ß = 0,13 (IC95 : 0,01-0,25) par augmentation d’un log du niveau de p,p’-DDE. L’hétérogénéité est modérée (I2 = 39,5 %), et ni le test d’Egger ni la représentation en funnel plot n’indiquent d’effet « small-study » significatif (tendance à la surévaluation de l’effet dans les études de petite taille).

Le processus upgrading/downgrading ne modifie pas le niveau de confiance initial, qui demeure modéré. Il dégrade d’élevé à modéré celui accordé aux preuves d’effets du p,p’-DDT sur l’adiposité fournies par les deux études in vivo dont l’une présente un risque de biais important dans un domaine.

Jugement final

Le corpus de preuves secondaire soutient modérément la plausibilité biologique d’un effet obésogène du DDT. Considérant l’ensemble, les auteurs proposent de classer le p,p’-DDT et le p,p’-DDE dans la catégorie des agents obésogènes présumés, c’est à dire la troisième catégorie sur quatre (inclassable, suspecté, présumé et connu).

Des besoins de recherche sont identifiés dans plusieurs domaines. Les auteurs souhaitent plus d’études avec suivi du z-score d’IMC qui constitue un critère de jugement plus pertinent que l’IMC ou la prévalence de l’obésité ou du surpoids. Ils regrettent de n’avoir pas disposé d’assez d’études pour réaliser des méta-analyses stratifiées qui auraient pu être informatives (selon le sexe, la fenêtre d’exposition, l’âge de la mesure du z-score, l’ajustement des concentrations de DDE sur les lipides plasmatiques, etc.). Par ailleurs, ils préconisent une meilleure prise en compte des apports et dépenses énergétiques dans les futures investigations.

L’adiposité (plus appropriée que d’autres endpoints comme le poids) devrait être directement mesurée dans les études chez l’animal. L’expérimentation devrait s’efforcer d’explorer le rôle du système endocrinien (pour l’instant méconnu malgré une forte présomption d’implication) et de rechercher des perturbations de plusieurs axes (régulation glycémique, fonction thyroïdienne, voies oestrogénique et androgénique) pouvant être dues à l’exposition et favoriser un gain de masse grasse.

 

Commentaires

Dans l’augmentation mondiale de l’obésité, y a-t-il une place pour les obésogènes ?

Selon l’OMS, l’augmentation de la prévalence de l’obésité constatée depuis près de 50 ans est un problème majeur de santé publique avec son cortège de pathologies associées : diabète, hypertension, maladies cardiovasculaires, cancer. L’étude publiée dans The Lancet en 2017 est pointée dans l’article sur « Obésité et facteurs environnementaux » du Yearbook d’ERS 2018 [1] : « À partir de 2 416 études portant sur 128, 9 millions d’enfants, adolescents et adultes, cette étude décrit les tendances mondiales de l’obésité de 1975 à 2016. Les résultats sont effarants. En 40 ans, la prévalence de l’obésité a presque triplé au niveau mondial, 11 % des hommes et 15 % des femmes sont obèses ».

Aux États-Unis, où cette question se pose de façon cruciale, l’augmentation de l’obésité dans toute la population commence à la fin des années 1970 et est très brutale [2]. Elle concerne toutes les classes d’âge de 20 à 75 ans, les femmes comme les hommes ainsi que les différents groupes ethniques, ce qui semble exclure des explications comme la génétique. Parmi les causes mises en avant par Rodgers et al. dans un commentaire publié en 2018 dans The Lancet [3], des lois concernant l’agriculture des années 1970 aux États-Unis ont modifié profondément les pratiques agricoles avec une rapide augmentation de la productivité et l’apparition de surplus qu’il fallait écouler, d’où une augmentation des portions individuelles proposées aux Américains par l’industrie agro-alimentaire. D’après les auteurs, ce serait une des causes de l’évolution vers une alimentation industrialisée trop riche en sucres rapides (sirop de maïs largement utilisé) et en gras responsable de cette « épidémie » [3]. Elle se retrouve également dans le reste du monde hors du contexte US, qui a malheureusement adopté les standards de l’alimentation industrialisée américaine. Cependant, si ces explications sont convaincantes, sont-elles les seules à prendre en compte pour expliquer l’augmentation de l’obésité enfantine ? « Le taux mondial d’obésité chez l’enfant et l’adolescent est passé de moins de 1 % en 1975 à 6 % chez les filles et presque 8 % chez les garçons en 2016 » [1].

Les articles de Cano-Sancho, Kalloo et Litchveld explorent d’autres explications proposées par les chercheurs qui considèrent que l’exposition aux perturbateurs endocriniens (PE) via de très nombreux produits de consommation, et tout particulièrement pendant des périodes critiques de la vie fœtale, serait à prendre également en compte [4]. Cette hypothèse repose sur des arguments expérimentaux, les dioxines, retardateurs de flamme, certains pesticides dont le DDT, les phtalates, les polychlorobiphényles (PCB), les bisphénol A (BPA) et S (BPS), peuvent induire l’augmentation de poids et la différenciation des adipocytes chez des animaux de laboratoire [5]. Ces substances chimiques non intentionnelles ou ajoutées volontairement dans les produits de consommation (dont les aliments et les cosmétiques) ont été appelées « obésogènes ». Cependant la question reste ouverte de leur rôle réel dans l’augmentation mondiale de l’obésité des populations humaines et est l’objet de controverses très vives. Ces articles montrent que la réponse dans le domaine épidémiologique est très complexe pour un phénomène dont les causes sont à l’évidence multiples. L’existence d’une imprégnation large de la population par un composé chimique n’est pas suffisante pour établir un lien avec l’obésité (exemple du triclosan). Mais certaines expositions anciennes pour des molécules pourtant interdites depuis des années peuvent être associées à l’obésité. C’est le cas du DDT, insecticide pourtant interdit dans la plupart des pays à partir de 1970 à cause de sa persistance biologique et environnementale, et qui est proposé comme obésogène présumé. Ce dernier exemple milite pour un effet intergénérationnel à travers une exposition fœtale. Ces articles montrent que la place des « obésogènes » dans l’augmentation mondiale de l’obésité est loin d’être claire même si on peut la suspecter pour certaines molécules. Il manque en particulier des explications causales permettant d’établir les mécanismes d’action qui vont d’une exposition à la prolifération des adipocytes.

En conclusion, « l’épidémie » mondiale d’obésité est associée à des causes multiples. Certaines sont prépondérantes et doivent être traitées en priorité en suivant les préconisations de l’OMS [1] : alimentation plus saine et diversifiée, modification des pratiques de l’industrie agroalimentaire, nécessité d’une activité physique régulière. Cependant le fait que certaines molécules puissent être « obésogènes » pose des questions de recherche fondamentale et appliquée qui doivent être soutenues dans les appels à projet de recherche et suivies de décisions institutionnelles claires pour les obésogènes avérés.

Francelyne Marano

Références

1. Ronga S. Obésité et facteurs environnementaux. In : Yearbook ERS 2018. Montrouge : John Libbey Eurotext, 2018.

2. Centre of Disease Control and Prevention. National Health and Nutrition Examination Survey. 2018. www.cdc.gov/nchs/nhanes/index.htm

3. Rodgers A, Woodward A, Swinburn B, Dietz W. Prevalence trends tell us what did not precipitate the US obesity épidémie. Lancet Public Health 2018 ; 3(4) : e162-e163.

4. McAllister EJ, Dhurandhar NV, Keith SW, et al. Ten putative contributors to the obesity epidemic. Crit Rev Food Sci Nutr 2009 ; 49 : 868-913.

5. Le Magueresse-Battistoni B, Labaronne E, Vidal H, Naville D. Endocrine disrupting chemicals in mixture and obesity, diabetes and related metabolic disorders. World J Biol Chem 2017 ; 8(2) : 108-19.

 

 


* Cano Sancho G1, Salmon AG, La Merrill MA. Association between exposure to p,p’-DDT and its metabolite p,p’-DDE with obesity: integrated systematic review and meta-analysis. Environ Health Perspect 2017 ; 125 : 096002. doi : 10.1289/EHP527

1 Department of Environmental Toxicology, University of California, Davis, États-Unis.

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