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Le bonheur au travail : qu’en disent les scientifiques ? Volume 17, numéro 5, Septembre-Octobre 2018

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

  • Figure 3

Introduction

La santé au travail dans une perspective « globale »

La qualité de vie au travail (QVT), la satisfaction, le bien-être, le bonheur, l’épanouissement sont autant de sujets qui ont émergé ces dernières années dans le cadre général de la santé au travail. À la mission traditionnelle de prévention et de protection de la santé, la Commission internationale de santé au travail (CIST) a ajouté la mission de promotion de la santé et du développement de la « bonne santé ». Dans ce contexte, la notion de santé s’est elle aussi élargie au-delà de la définition générale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui « oublie » encore le bien-être moral ou spirituel.

Il semble que cette ouverture vers les aspects positifs du travail en complément des aspects négatifs étudiés jusqu’ici, provienne des exigences personnelles accrues – en particulier des jeunes générations – et d’une meilleure prise de conscience des impacts de ces aspects sur les individus et la société.

De ce fait, la santé au travail occupe une place importante dans le champ de la santé publique en particulier pour toutes les maladies et les impacts négatifs sur la santé qui sont hors du cadre légal des assurances sociales (ne satisfaisant pas aux critères de reconnaissance en tant que maladies professionnelles) et qui se révèlent beaucoup plus nombreuses. Le chapitre « santé au travail » des politiques de santé publique occupe une place très variable suivant les pays, en fonction de leur politique nationale en la matière.

De même, lorsqu’on parle du travail, cela n’évoque généralement pas la notion d’environnement au sens large d’écologie, alors qu’en fait l’environnement professionnel en fait partie, mais est souvent considéré comme un « chapitre à part », traité par d’autres spécialistes. Or, la protection de l’environnement passe aussi par une meilleure prise en compte des liens étroits qui existent entre l’environnement général et l’environnement professionnel.

La dimension « économique » de la santé au travail se situe au niveau de la conduite des entreprises, de leur management, car il a été démontré depuis longtemps que les accidents et maladies professionnels représentent une très lourde charge directe et indirecte sur la société [1]. La prévention et l’organisation du travail adéquate, préconisées par les professionnels de la santé au travail, contribuent non seulement à diminuer les charges mais à augmenter la qualité et les performances des entreprises.

La figure 1 illustre la position de la santé au travail qui se trouve donc à l’interface des trois domaines évoqués ci-dessus.

C’est donc dans ce « cadre élargi » du très vaste domaine de la santé au travail [2], que cet article se propose d’introduire la notion de bonheur au travail, non pas par le biais d’une véritable revue scientifique, mais par l’évocation de nouvelles tendances, de faits et d’avancées en lien avec ce thème. Une partie des facteurs qui contribuent à rendre le travail « facteur de santé », sont connus et d’autres restent à découvrir.

Objectifs de cet article

Force est de constater qu’existe une multitude d’articles, de prises de position, de commentaires sur les réseaux sociaux, etc., portant sur le bonheur au travail – la plupart du temps, non scientifiques. L’objectif de cet article n’est pas de faire une revue systématique de la littérature à ce sujet, mais de faire le point sur les travaux et concepts scientifiques disponibles pour aboutir à une perception plus objective de ce sujet.

Dans une première partie, nous tenterons de préciser la notion de bonheur au travail sur la base de la définition de la santé globale au travail, puis nous examinerons les nouvelles attentes de toute personne en activité, dans un monde du travail qui change si rapidement que nous sommes donc mal préparés à gérer cette évolution. Finalement, le problème de la mesure du bonheur sera abordé ainsi que les progrès scientifiques touchant les domaines qui y sont liés.

La notion de bonheur au travail

Autant le dire tout de suite, pour ne plus avoir besoin d’y revenir, certaines personnes attachées aux principes « traditionnels » du management sont irritées par le mot « bonheur » et parlent de « la tyrannie actuelle de la bienveillance en entreprise »1. Pour elles : « On ne va pas au travail pour être heureux, on y va pour travailler ! ». Certains vont même jusqu’à parler d’arnaque, de mode pseudo-humaniste qui crée seulement de la frustration. Ces réactions, dont certaines expriment un mépris moqueur en parlant de « tendance bisounours », illustrent simplement la résistance au changement qui se manifeste systématiquement lorsque de nouveaux modes de pensées et de nouveaux paradigmes émergent. Elles se focalisent uniquement sur les aspects négatifs – qui sont réels2 - mais négligent complètement les côtés positifs très révélateurs des besoins actuels de notre société.

Il est bien clair qu’il y a aussi une certaine méfiance de la part des syndicats de travailleurs ou des autres acteurs de la santé au travail vis-à-vis des belles déclarations ou chartes de certaines entreprises qui prônent le respect des employés et la volonté de leur donner d’excellentes conditions de travail, mais qui, dans les faits, se comportent de manière totalement contraire à ces principes.

La notion de « bonheur » et de santé

Dans le dictionnaire3, le bonheur est décrit comme un état de complète satisfaction, de plénitude. On peut ainsi faire le lien avec la définition de la santé selon l’OMS de 1946, disant qu’il s’agit d’un état de complet bien-être physique, mental et social, et pas seulement une absence de maladie. En fait, cette définition est plutôt une vision (au sens managérial du terme), en tant que description d’un état idéal, qui ne sera peut-être jamais atteint mais qui donne un axe, une direction pour agir. Cette définition a été très contestée dans certains milieux médicaux qui l’ont considérée comme obsolète, utopique et inutile, et ont recommandé de la remplacer par diverses autres propositions dont voici un exemple : « La santé est la capacité des individus à s’adapter et à autogérer les défis sociaux, physiques et émotionnels auxquels ils ont à faire face » [3]. Il s’agit là d’une qualité individuelle, acquise selon différents processus et non plus d’une vision. Ces deux manières d’approcher la santé ne sont pas contradictoires mais complémentaires.

À l’heure où les valeurs morales sont mises à mal4, le besoin d’inclure dans cette vision de la santé le bien-être de l’esprit – donc le bien-être spirituel – se fait sentir de manière très claire. L’OMS s’est saisie de cette question en 1984 déjà et a décidé lors de son assemblée mondiale annuelle d’inclure cette notion dans son programme de « Santé pour tous en l’an 2000 » [4] sans chercher encore à l’inclure dans la définition officielle en raison des difficultés politiques et culturelles que cela représente5. Le Directeur général explique bien la signification du mot « spirituel » dans sa proposition : il ne se réfère pas aux croyances religieuses, mais uniquement au domaine de l’esprit humain, particulièrement celui des idées « élevées ». Il insiste sur le fait que cette dimension qui inclut les valeurs morales et les qualités humaines telles que l’empathie, la compassion, le désir de justice sociale, etc., est une composante essentielle de la santé. Il la met aussi en lien avec la « productivité sociale » visée par la « Stratégie globale de santé pour tous en l’an 20006 », qui ne peut être possible que dans le respect des valeurs spirituelles des individus et de leur culture. Ces valeurs intangibles qui constituent la « santé de l’esprit » et la dimension « non matérielle » de la santé complètent enfin la définition officielle (vision) dans ce cadre.

Bonheur et santé au travail

Il est intéressant de noter que la santé au travail n’a jamais été définie comme un état de bien-être global, mais a toujours été déclinée par ses objectifs : protéger et promouvoir la santé des travailleurs. Or, la notion de bonheur au travail permet de mettre « la vision de la santé au travail » avec ses quatre dimensions fondamentales (physique, mentale, sociale et spirituelle) au cœur de ce domaine. On parlera alors de santé globale au travail et de bonheur au travail en tant que traduction de « bonne santé ».

Il est bien clair que cette approche du bonheur au travail par le biais de la santé globale au travail élargit les limites traditionnelles de la santé au travail qui a toujours été enfermée dans un contexte étroit des droits et devoirs des employeurs et des employés, de contraintes légales et de règles des assurances sociales, comme déjà souligné plus haut.

La figure 2illustre ce modèle simplifié de vision de santé globale au travail que nous considérerons comme la forme de vision du bonheur au travail adoptée par cet article.

Pour résumer la notion de bonheur à laquelle nous nous référerons, nous adopterons, en plus de la vision décrite ci-dessus, les objectifs possibles qui s’inscrivent dans l’axe de cette vision et qui concerneront essentiellement le bien-être au travail, voire la satisfaction et la qualité de vie au travail. Certains auteurs distinguent le bonheur du bien-être en attribuant un caractère personnel et intime au bonheur et un caractère plus « factuel » au bien-être mais nous en resterons ici au bonheur en tant que vision.

Le monde du travail change rapidement

Les carrières monolithiques qu’ont connues les générations jusqu’aux « baby-boomers », consistant à entrer dans une entreprise après ses études et à y rester toute sa vie en gravissant peu à peu les échelons hiérarchiques, sont tout à fait révolues. Durant ces dernières décennies, les changements ont touché tous les plans, qu’ils soient technologiques, scientifiques, économiques, sociétaux ou organisationnels, entre autres. Ils se sont accélérés de manière très impressionnante, et ont influencé fortement la façon dont le travail est perçu et vécu actuellement. L’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a fait une intéressante étude prospective à ce sujet [5].

Il n’entre pas dans le cadre de cet article de visiter tous les changements qui modifient la nature du travail, mais simplement d’illustrer par quelques exemples de quel ordre ils sont. Citons-en quatre.

Digitalisation et hyperconnectivité

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont fondamentalement modifié notre manière de communiquer et nous sommes tous, maintenant, « hyperconnectés » avec les risques, d’une part, d’une grande dépendance et, d’autre part, d’interférences sur notre vie privée, voire même professionnelle et sociale, par la surveillance continue de nos faits et gestes et de nos paramètres physiologiques.

Dans le monde du travail, on parle déjà d’addiction et de troubles liés à ces comportements compulsifs.

En France, le « droit à la déconnexion » est déjà préconisé et mis en application par certains accords négociés dans des entreprises [6]. Mais d’autres n’en tiennent pas compte et exigent même que les collaborateurs soient toujours atteignables et répondent très rapidement aux mails, messages ou appels qu’ils reçoivent.

Slashing et hybridation

Le néologisme slashing désigne le fait de cumuler plusieurs activités professionnelles. Le slasher est donc celui qui pourra être à la fois enseignant, conducteur de bus et serveur, à la fois salarié et indépendant. Ces situations se multiplient actuellement pour différentes raisons (salaire insuffisant d’un seul travail par exemple). On imagine bien que les conditions de travail ne sont alors souvent pas optimales et fort peu « réglementées ».

Les organismes chargés de faire respecter les lois et règles sur le travail se voient dépassés par ce phénomène, et les professionnels de la santé au travail ne sont pas non plus habitués ni formés à gérer les risques dans une telle diversité de contextes.

Ubérisation

C’est une nouvelle forme de contact direct entre les clients et les fournisseurs de service initiée par l’entreprise Uber qui utilise les nouvelles technologies. Le salarié n’existe plus dans ce mode d’« économie collaborative », puisqu’en offrant ses services il est considéré comme indépendant.

Ici aussi, on se retrouve dans un « nouveau monde » où la santé au travail ne s’envisage plus du tout de manière traditionnelle et où la protection sociale a presque totalement disparu.

Robotisation

Cette nouvelle menace sur les emplois fait l’objet d’études prospectives pour en déterminer les conséquences sur le marché du travail (nouvelles professions et activités créées, mais disparition de nombreuses autres). Même si les robots représentent relativement peu de risques en termes « traditionnels » (accidents, maladies), ils sont substantiels en termes de relation avec le travail (sens, autonomie, contrôle, etc.) et de perte d’emplois, avec les conséquences que cela entraîne.

Ces changements s’accompagnent de la disparition de métiers traditionnels et impliquent une adaptation à de nouveaux métiers. La technicité de ces derniers augmente et devient un handicap pour les travailleurs concernés, en particulier les plus âgés qui, de plus, vont voir leur durée de carrière allongée. Le défi que doivent affronter les professionnels de la santé au travail et les sciences en lien avec le bien-être face à ces changements se révèle donc très grand.

Les attentes face au travail évoluent elles aussi

C’est donc dans ce contexte de mutation constante que nous devons envisager le travail et les enjeux liés à la manière dont il pourra nous permettre de nous épanouir, d’évoluer et de nous apporter satisfaction et bien-être ou alors de nous faire souffrir, de nous démotiver, pour finalement nous rendre malades et nous détruire. Ces deux situations « extrêmes » représentent simplement les deux pôles entre lesquels nous devons « naviguer », c’est-à-dire gérer les conditions de notre vie pour l’orienter du mieux possible vers le pôle « positif ». On peut faire un parallèle entre les deux sciences qui étudient la santé : l’une est orientée vers les facteurs qui contribuent à notre « bonne santé », notre bien-être global – c’est la salutogénèse (voir ci-après) ; l’autre est orientée vers la maladie et la souffrance – c’est la médecine (pathogenèse) qui s’attache à diagnostiquer et à comprendre la maladie pour la prévenir ou la guérir.

Une conception différente du travail

Notre relation au travail change du fait de ces évolutions qui modifient fondamentalement nos conditions de travail. Il est naturel que les nouvelles générations – souvent appelées générations Y7 ou Z8 – baignées dès le départ dans un monde digitalisé et se transformant très rapidement, soient déjà « adaptées ». Mais elles ne conçoivent plus le travail comme leurs aînés pour qui il est encore un devoir social qu’il faut assumer et qui comporte forcément une part de souffrance, ce que notre culture judéo-chrétienne nous a inculqué.

Les attentes actuelles face au travail et leurs conséquences

Dans pratiquement toutes les enquêtes et sondages réalisés auprès des jeunes pour connaître leurs attentes dans ce domaine, il ressort que le salaire est, bien sûr, un facteur important mais qu’il est parfois classé après le sens du travail qui devient alors le facteur primordial [7]. Il est nécessaire pour eux que le travail soit en cohérence avec leurs valeurs.

Ils aspirent aussi à une certaine autonomie mais également à un soutien formateur de leur supérieur qu’ils ne respecteront qu’en fonction de ses compétences et non de sa position hiérarchique.

Le besoin de reconnaissance pour la qualité de leur travail et leur engagement fait aussi partie de leurs attentes. Ils n’auront pas de peine à changer de travail s’il ne correspond pas à leurs vœux ou s’ils considèrent avoir « fait le tour » de leur travail et qu’ils ont envie de « passer à autre chose ».

Un autre point marquant chez les jeunes est leur désir de trouver un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Le travail représente pour eux une part importante de leur vie mais il n’est pas exclusif, et les autres aspects tels que le couple, la famille, les loisirs, la vie sociale sont aussi très importants.

Il est bien entendu que cette description résumée des attentes des jeunes est trop simpliste et cache une réalité plus complexe, bien décrite dans l’ouvrage Réinventer le travail de Méda et Vendramin [8].

Parmi les attentes indépendantes des générations, communes à tout le monde et non « nouvelles », le désir du travail bien fait, la reconnaissance et le respect dans les relations, figurent parmi les plus importantes ; et c’est leur manque qui alimente principalement la souffrance au travail dans le champ psychosocial.

Quelles sont les pistes de réponse face à ces attentes ?

La cohabitation des générations différentes

Étant donné que la perception du travail est différente chez les générations précédentes, il y a évidemment un défi à relever, celui de faire coexister ces différents modes de rapport au travail. Par la force des choses, les « chefs » appartiennent actuellement plutôt aux générations plus âgées. Les attentes sont donc différentes et peuvent conduire à des conflits si une compréhension mutuelle ne se construit pas. Il n’est pas rare malheureusement que ces différentes attentes soient estompées par d’autres facteurs socioculturels ou psychologiques où chacun considère « qu’il a raison » et qu’il doit rester dans sa ligne de conduite. Ainsi des personnes de bonne volonté vont s’installer dans une sorte de cercle vicieux rendant leurs relations difficiles et leurs conditions de travail délétères [9].

Avec l’arrivée de « chefs » plus jeunes la situation va évoluer et, du fait que les attentes sont « élevées », la notion de bonheur au travail va devenir « naturelle », bien que nommée peut-être différemment comme c’est déjà le cas avec « qualité de vie au travail » ou « bien-être au travail » et d’autres dénominations encore.

L’adaptation du domaine de la santé au travail

Les professionnels de la santé au travail se sont orientés jusqu’à maintenant presque exclusivement vers les facteurs de souffrance – ce qui se comprend – et non vers les facteurs salutogènes plus directement liés au bonheur. Ces derniers ne sont pas encore intégrés dans les démarches des professionnels, ni bien sûr dans les programmes de formation. Une évolution qui va dans ce sens et prend de l’ampleur est celle, déjà citée dans l’introduction, de la promotion de la santé qui s’ajoute à la prévention, à la protection et au retour au travail. Mais la salutogénèse et la dimension spirituelle de la santé n’ont pas encore véritablement émergé dans les préoccupations des professionnels. Il en découle que le bonheur au travail n’est pas (encore) un chapitre « officiel » de la santé au travail. Il n’y a qu’à étudier, pour s’en convaincre, les thèmes de recherche des 37 commissions scientifiques de la grande CIST dont aucun ne concerne spécifiquement le bien-être ou le bonheur au travail9.

Néanmoins, on parle de plus en plus de la qualité de vie au travail, en France notamment, en lien avec les actions que peuvent mener les Comités d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) et les mesures visant à diminuer la pénibilité, devenue un vrai problème de société dont le droit du travail s’est emparé. On est encore sur le plan de la correction et de la maîtrise des facteurs pathogènes du travail et non des facteurs favorisant le bonheur, mais l’ouverture vers ce chapitre existe.

Meilleure connaissance des risques psychosociaux

Il faut souligner aussi que les connaissances ont bien progressé dans le champ des risques psychosociaux. Des psychologues et sociologues ont développé des modèles permettant de mesurer des facteurs d’influence prépondérants sur le stress, et d’analyser le travail de manière plus scientifique que précédemment. De plus, la psychodynamique du travail dont Christophe Dejours, est, entre autres, la référence incontournable [10] a contribué à percevoir le travail dans ses dimensions « destructives » et « constructives ». Ces chercheurs proposent des pistes pour « repenser le travail et son organisation » et exploiter son potentiel d’émancipation.

La psychologie positive représente aussi un champ d’investigation intéressant bien que ne se focalisant pas spécifiquement sur le travail. Jacques Lecomte, réputé dans ce domaine, s’est penché sur les entreprises humanistes et a montré qu’elles sont plus fortes sur le marché et que les valeurs qui les animent incluent le bonheur, la bienveillance et la solidarité [11].

Les nouvelles méthodes de management

On touche ici un point positif : toujours plus de dirigeants, managers et responsables des ressources humaines prennent conscience des limites des méthodes de management traditionnelles axées sur les standards de qualité, les normes, le contrôle à outrance, le « reporting » permanent, l’évaluation des performances, etc., mesures qui donnaient l’impression aux gestionnaires d’avoir la situation « sous contrôle » et se sont révélées perverses, démotivantes, coûteuses et inefficaces. Comme l’a bien démontré Frédéric Laloux dans Reinventing Organizations[12], le point commun des entreprises novatrices (« qui ont une âme » selon son expression) c’est la confiance que ce soit à l’interne (confiance mutuelle direction-collaborateurs) ou à l’externe (clients, fournisseurs, sous-traitants etc.). Cette confiance motive les collaborateurs et toutes les personnes concernées, elle n’encourage pas à tricher, elle stimule la créativité, le dialogue et l’entraide. Alors, même s’il reste, bien entendu, quelques « tricheurs », les coûts qu’ils engendrent sont dérisoires par rapport aux dépenses générées par le contrôle. Dans un tel contexte, le bonheur au travail prend du sens, et même s’il y a forcément des moments difficiles, des enjeux à relever, des risques à prendre, ils deviennent plus faciles à aborder.

Les nouvelles formes d’organisation du travail

Un autre facteur clé de cette évolution de l’organisation du travail concerne le dialogue entre tous les acteurs concernés. Précédemment, le travail était organisé par des « experts », des agents de méthodes et bien d’autres « spécialistes » et les opérateurs n’étaient pas consultés (exemple typique du taylorisme). Il n’est pas nécessaire d’épiloguer sur les conséquences désastreuses d’une telle approche. Maintenant, ce dialogue, cette multidisciplinarité et cette collaboration constructive (coworking) sont devenus indispensables et représentent un « passage obligé » si l’on veut progresser vers des conditions de travail favorisant le bien-être [13]. Dans ce contexte, la digitalisation qui standardise les outils et les techniques pour effectuer un travail et finalement le faire exécuter par un robot, représente un risque si elle ne se fait pas dans cet esprit d’approche collective. On parle alors de néo-taylorisme ou de taylorisme digital [14].

Ces nouvelles formes d’organisation ne sont pas toujours la panacée, tant en raison de leur caractère parfois expérimental que des dérives qui peuvent survenir partout où les egos se confrontent et où l’intérêt personnel tend à l’emporter sur l’intérêt collectif. C’est pour cette raison que les entreprises dites « libérées » (où la hiérarchie est réduite au minimum10) n’ont pas toutes réussi leur mutation. La qualité du leadership ainsi que le partage des valeurs jouent un rôle déterminant dans ces recherches qui traduisent néanmoins une volonté de cohérence entre la valeur du travail et les performances de l’entreprise.

De nouveaux « professionnels » du bonheur ?

On voit naître actuellement dans les entreprises des « chief happiness officers », dont le profil et la formation sont loin d’être clairs. S’agit-il d’une mode dont se saisissent certains managers pour améliorer l’image de marque de leur entreprise ou d’une réelle volonté de faire évoluer les conditions de travail vers les valeurs qui favorisent le bonheur ? Il semble bien trop tôt pour répondre à cette question car les études scientifiques manquent à ce sujet. Il s’agit d’une mouvance générale que la promotion de la santé a initiée avec ses labels de « lieux de travail sains », de« friendly workspace », etc., et l’on manque encore de recul pour en évaluer les avantages et les inconvénients.

Pour résumer le fondement essentiel des pistes de réponses face aux attentes recensées plus haut : le travail doit avoir du sens tant sur le plan personnel des individus que sur le plan collectif du groupe, de l’entreprise ou de la société.

Mesurer le bonheur... et le bonheur au travail ?

Peut-on mesurer le bonheur ?

La notion de bonheur est subjective et personnelle, il est donc plus simple d’affirmer que le bonheur ne se mesure pas et le chapitre est clos ! Mais du fait qu’il s’agit d’une aspiration légitime tant sur le plan individuel que collectif, on ne peut faire l’impasse sur le problème de son estimation, de son évaluation la plus « objective » possible.

Avant de se tourner vers le bonheur au travail, il convient de s’arrêter sur la mesure du bonheur collectif en général. Le Bhoutan, petit pays d’un peu plus de deux millions d’habitants (dont environ 800 000 Bhoutanais), situé au pied de la chaîne de l’Himalaya et de culture bouddhiste, a décidé, à la fin des années 1970, de ne plus utiliser le traditionnel indice du produit national brut (PNB), mais celui de bonheur national brut(BNB). Il se mesure sur la base de questionnaires incluant une série de facteurs parmi lesquels figurent le bien-être psychologique, l’emploi du temps, la vitalité communautaire, la culture, la santé, l’éducation, l’environnement, etc. Ces données sont interprétées selon une méthode mathématique et statistique très rigoureuse [15]. Cet indice permet de fixer des priorités d’actions pour améliorer le bonheur de la population et d’évaluer au cours du temps si elles sont efficaces. Cette nouvelle manière de mesurer la « bonne santé » d’une nation, que le PNB n’éclaire que par sa composante économique, a intéressé la communauté internationale qui s’est réunie à plusieurs reprises pour des conférences dont l’une s’est tenue en 2011 sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU) [16]. Malgré l’intérêt de cette approche, il ne semble pas que d’autres pays l’aient encore adoptée. En revanche l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), suite à cette réunion, a publié un guide pour mesurer le bien-être subjectif [17] sur la base d’un modèle simple recensant trois chapitres :

  • « La satisfaction au niveau du travail, du revenu, de la santé » ;
  • « Le vécu émotionnel positif et négatif (bonheur, soucis, peur) » ;
  • « Les facteurs d’épanouissement (sens et but de la vie, autonomie, compétence) ».

Ces éléments sont analysés en fonction de plusieurs déterminants tels le revenu, l’état de santé, les contacts sociaux, l’emploi, la personnalité et la culture. La figure 3, issue de ce guide, résume ce modèle.

Cette méthode de mesure a stimulé une compilation mondiale qui a abouti à la publication du « World Happiness Report11 – 2015 » [18]. Il est intéressant de noter que l’intitulé du rapport parle de « bonheur » et non de « bien-être », alors que la mesure se fait à travers le bien-être subjectif. On reste dans la logique présentée en début d’article de considérer le bonheur comme une vision et le bien-être comme un objectif. Les auteurs du rapport s’expriment clairement à ce sujet12, sans employer le mot « vision », en relevant les oppositions que le titre avait soulevées mais qui ne tenaient pas face à la « puissance d’attraction » du mot « bonheur ».

Les psychologues distinguent l’approche hédonique du bonheur (recherche du plaisir) de l’approche eudémonique (recherche d’épanouissement pour atteindre ce bien suprême) mais ne sont pas d’accord sur l’élaboration du concept [19].

Mesurer le bonheur au travail ?

À ma connaissance, il n’y a pas à l’heure actuelle de consensus scientifique surla mesure du bonheur au travail du fait même que cette notion heurte bon nombre de personnes qui la trouvent trop idéaliste, de manière tout à fait similaire aux critiques faites à la définition de la santé de l’OMS. Il faut donc considérer que la méthode adoptée par l’OCDE est une simplification provisoire. Quant aux autres aspects en lien avec le bonheur, tel le bien-être, la satisfaction ou la qualité de vie au travail, la mesure s’effectue habituellement par des questionnaires dont la validation varie d’une source à l’autre et mériterait d’être soigneusement étudiée avant de les utiliser. Il est probable qu’à l’avenir une harmonisation de ces mesures verra le jour, ce qui permettra de comparer entre eux les entreprises ou les milieux considérés (benchmarking).

S’il paraît difficile de mesurer le bonheur ou ses « substituts » tel le bien-être, il est plus facile de mesurer des indicateurs indirects traduisant le mal-être. Ainsi l’absentéisme, le « turnover », la diminution de la qualité, du rendement, des performances, etc., peuvent être des indices très utiles pour révéler des problèmes, diagnostiquer leur origine et les résoudre. La littérature scientifique est très riche à ce sujet mais ne concerne pas le « bonheur », bien au contraire, et n’entre donc pas dans le cadre de cet article.

Quelques avancées scientifiques

Nous citerons ici, quelques domaines scientifiques qui font progresser les connaissances dans ce domaine.

Les neurosciences

Nous avons déjà évoqué les sciences qui ont fait avancer les connaissances dans ce domaine, telles la psychodynamique du travail, la psychologie positive ainsi que l’ergonomie et la psychologie du travail et des organisations, et nous n’y reviendrons pas.

Les neurosciences ouvrent depuis plusieurs années des perspectives passionnantes, dont la plasticité neuronale est l’un des aspects marquants, car elle permet de comprendre pourquoi le cerveau peut être entraîné par des exercices dérivés de la méditation et conduire à des changements mesurables en termes cliniques et à des améliorations sur le plan du bien-être, de la résilience, de la guérison, etc. Un expert renommé dans ce domaine, Richard J. Davidson [20], s’est particulièrement intéressé aux fonctions du cerveau en lien avec le bien-être. Il a résumé les recherches à ce sujet en quatre constituants principaux du bien-être :

  • le maintien de l’émotion positive ;
  • le rétablissement après une émotion négative ;
  • l’empathie, l’altruisme et le comportement prosocial ;
  • la pleine conscience.

Davidson conclut que toutes ces découvertes font apparaître que le bonheur et le bien-être pourraient être envisagés comme des talents que l’on peut développer par l’entraînement.

Matthieu Ricard [21] qui est à la fois un scientifique reconnu et un moine bouddhiste, a participé – avec Davidson et bien d’autres chercheurs – à de nombreuses expériences d’entraînement de l’esprit par la méditation menées de manière très scientifique, avec mesures précises des activités du cerveau. Il en ressort toute une série d’effets positifs sur la santé mentale, la compassion, l’altruisme, la bienveillance, l’apaisement de la douleur physique, etc. D’autres expériences, sur de relativement courtes périodes (six à huit semaines) avec des méditations de 30 minutes par jour, ont démontré une augmentation des émotions positives, de la joie, de l’espoir, de la gratitude, de l’enthousiasme et du degré de satisfaction vis-à-vis de l’existence [22].

Déjà dans les années 1990, le médecin Jon Kabat-Zinn [23] avait démontré qu’on pouvait réduire et maîtriser le stress par la méditation « pleine conscience » et depuis, il y a eu un véritable engouement pour ces techniques jusqu’à aujourd’hui, ce qui témoigne de cette recherche de bien-être qui se généralise.

La salutogénèse

La salutogénèse est un autre axe d’avancée scientifique. Elle a été peu étudiée dans le milieu professionnel mais ouvre aussi des voies pertinentes. Cette science est née, il y a une trentaine d’années, des recherches d’un professeur israélo-américain de sociologie médicale, Aaron Antonovsky, à partir d’études sur le stress et la résilience de femmes ayant survécu aux camps de concentration nazis.

Il a développé le concept du « sens de la cohérence » (sense of coherence - SOC) qui fonde la salutogénèse et qu’il relie au sentiment dynamique de confiance sur trois plans :

  • compréhension des événements de la vie (sense of comprehensibility) ;
  • sentiment de pouvoir gérer les événements (sense of manageability) ;
  • sentiment que les événements ont un sens (sense of meaningfulness).

L’hypothèse d’Antonovski est que plus le sentiment de cohérence est fort, plus la probabilité de se diriger vers le pôle santé (celui qui est en opposition au pôle maladie) est grande [24].

La recherche sur le bien-être et sur la qualité de vie au travail bénéficierait grandement d’études dans ce nouveau domaine scientifique. Des chercheurs suisses et norvégiens ont néanmoins ouvert la voie, offrant des perspectives nouvelles et stimulantes pour promouvoir la santé à travers la salutogénèse [25]. Un Centre de salutogénèse vient de s’ouvrir à l’université de Zürich dans l’Institut pour l’épidémiologie, les biostatistiques et la prévention [26].

Le travail sur soi

Comme Davidson l’a suggéré [20], le bonheur ou le bien-être peuvent se concevoir comme une qualité personnelle, un talent qui se cultive, se travaille, s’apprend, comme n’importe quel talent. Le musicien apprend à maîtriser son instrument et à l’utiliser pour exprimer sa beauté intérieure par la création artistique. Le « travail sur soi », la méditation orientée, la pleine conscience (mindfulness) apparaissent comme des instruments qui peuvent aider chacun(e) à construire son bonheur en favorisant une attitude positive face à la vie, aux autres, au travail et à la manière de le vivre.

Nous avons déjà évoqué dans le chapitre Meilleure connaissance des risques psychosociaux, d’autres domaines scientifiques qui font avancer les connaissances dans le domaine psychosocial, telles la psychologie positive et la psychodynamique du travail et dont les apports pour le bonheur au travail sont aussi importants.

Conclusion

L’approche scientifique du bonheur au travail ouvre des perspectives prometteuses dans le champ de la santé au travail, de la santé publique, du management, de la gestion des ressources humaines et de l’organisation du travail. Mais s’agissant d’un sujet relativement nouveau, il reste encore à défricher un nombre important de notions, de méthodes, de stratégies pour que leurs avantages et leurs inconvénients puissent être validés correctement. La recherche scientifique a devant elle un vaste champ d’investigations qu’il s’agit de soutenir et de développer. C’est ici que la politique entre en jeu, une fois encore, puisqu’une bonne partie des subventions à la recherche provient de fonds publics. Or, si l’on s’en réfère à la santé au travail, il y a de quoi être inquiet, ce domaine n’ayant jamais été considéré comme prioritaire dans le financement de la recherche.

Nous savons que toutes les mesures visant à améliorer le « bonheur » au travail se traduisent par des bénéfices substantiels pour les entreprises, les assurances sociales et toute la société. En effet, l’absentéisme, le présentéisme, la rotation du personnel, la diminution de la qualité du travail, de la productivité, et de l’engagement des collaborateurs, etc., représentent des sommes considérables, inutilement gaspillées.

Sur le plan individuel, il est bien clair que le bonheur au travail dépend largement de la condition sociale des individus et plus l’autonomie, le choix de l’activité, la participation, la marge de manœuvre quant à la manière de travailler, etc. sont limités, moins il est facile d’accéder au bien-être. Et sur le plan collectif, qu’ils soient dans le monde politique, économique ou social, c’est à nouveau au niveau des « décideurs » que devront être relevés tous ces défis.

L’enjeu majeur consiste donc à améliorer la prise de conscience tant de la population en général que des personnes clés de notre société. Cette responsabilité incombe non seulement aux scientifiques qui vont faire progresser les connaissances mais aussi et surtout aux acteurs de terrain que sont les managers et chefs d’entreprise innovants, les responsables des ressources humaines, les travailleurs et employés à travers leurs organisations syndicales et tous les professionnels de la santé au travail. Dans ce contexte le dialogue et la compréhension mutuelle entre ces différents acteurs revêtent une importance primordiale car, à l’heure actuelle, cette collaboration n’est pas encore satisfaisante13.

Il est donc temps d’agir !


1 Citation tirée d’une série d’articles sur l’ « entreprise libérée » de la revue HR Today, n̊ 5 oct-nov 2017 (Suisse Romande). Les exemples analogues sont innombrables !

2 Il n’est pas question ici de sous-estimer les maladies et la souffrance liées au travail – souffrance qui continue à progresser dans le domaine psychosocial... mais ce n’est pas l’objet de cet article.

3 Petit Larousse 2007.

4 Nul besoin de détailler tous les aspects des dérives actuelles : inégalités sociales, plagiarisme et tricheries scientifiques, pressions des lobbies de la chimie, de la pharmacie, du tabac, etc.

5 Selon une source bien informée de l’OMS (connue de l’auteur qui a tenu à rester anonyme), la question d’inclure le bien-être spirituel dans la définition officielle de 1946 était à l’ordre du jour mais a été totalement rejetée par les pays du bloc de l’Est.

6 Programme de l’OMS de cette époque (1984).

7 Nées entre 1980 et 2000 que certains appellent les « millennials ».

8 Nées après 1995.

10 Holacratie : modèle d’organisation et de gouvernance, basée sur la responsabilité des salariés, s’appuyant sur une charte précise. http://www.chefdentreprise.com/Thematique/rh-management-1026/Breves/Management-vous-passiez-holacratie-313577.htm#qOrQBVKDKMSkgQrx.97

11 World Happiness Report : Rapport mondial sur le bonheur.

12 Voir page 17 du rapport.

13 Une initiative pour amorcer et développer ce dialogue est en cours (2016 – 2018) en Suisse romande : www.sante-entreprise.ch

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