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Efficacité des objets et applications connectés dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail : revue de la littérature Volume 18, numéro 6, Novembre-Décembre 2019

Illustrations


  • Figure 1

Tableaux

Les dispositifs numériques, chacun peut le constater, connaissent un développement rapide rendu possible par les logiciels et les matériels, le niveau d’équipement des personnes et des entreprises et la facilité de leur utilisation. Gratuits ou payants, les services qu’ils rendent, qu’il s’agisse de faciliter les interactions sociales, d’enregistrer et de stocker des informations, de guider les choix au quotidien, d’automatiser et de faciliter des tâches [1], expliquent aussi leur croissance exponentielle.

D’ici 2020, on estime que près de 20 milliards d’objets connectés (OC) seront en circulation [2]. Tous les domaines sont touchés, mais la santé est particulièrement concernée, qu’il s’agisse de médecine (diagnostic, surveillance, accès aux soins), de prévention/promotion de la santé, de surveillance épidémiologique, etc. Les services offerts sont accessibles en direct ou en différé par des OC [1] : téléphone, tablette, ordinateur portable, montre, lunettes, etc. Ils disposent de capteurs, d’une capacité plus ou moins grande de traitement des données reçues et sont communicants.

Cette effervescence est entretenue par des promesses qui ne sont pas sans soulever des questions de fond relatives à la pertinence et à l’acceptabilité, ce qui renvoie à l’ensemble des conditions réelles qui déterminent leur efficacité [3]. Une diffusion aussi massive, récente et rapide crée une difficulté importante pour réunir des données probantes issues de la littérature scientifique, mais aussi contextualisées et appliquées [4], sur leur efficacité expérimentale et réelle, et leur acceptabilité dans la durée. Peut-être convient-il de réfléchir à de nouveaux cadres conceptuels et méthodologiques pour les produire et les appréhender [5, 6].

Qu’en est-il en santé au travail, domaine où l’offre d’OC se développe activement ? Il nous a semblé intéressant de se focaliser sur ce domaine bien délimité, ce qui permet de clarifier les enjeux, sachant que ceux-ci ne sont pas propres à ce secteur. C’est l’objet de cet article : présenter la situation et les perspectives des OC sur la base d’une revue de la littérature scientifique. En particulier, il s’agit de comprendre comment l’utilisation de ces objets et leurs applications peuvent être envisagées en milieu professionnel, de discuter les preuves disponibles de leurs effets aussi bien en santé qu’en sécurité et de discuter les opportunités et les limites de ce développement.

Matériels et méthodes

Repérage des articles

Pour répondre à l’objectif, nous avons réalisé une revue de la littérature anglaise et française. Le tableau 1 présente la stratégie de recueil, les mots clés et les requêtes utilisés.

Les recherches ont été effectuées sur cinq bases de données bibliographiques : trois en anglais (Pubmed, Cochrane et Web of Science), deux en français (LiSSa et Cairn.info). Cette dernière base de données bibliographiques est spécialisée en sciences humaines et sociales et de gestion.

Nous avons recherché tous les articles originaux, mais aussi conceptuels et les revues de littérature parues jusqu’au 30 avril 2019. Pour compléter, une recherche manuelle a été réalisée à partir des mots clés des articles pertinents. Toutes les populations visées dans les articles retenus sont des salariés. Nous avons décidé de conserver pour cette revue des articles qui portaient aussi bien sur des questions de sécurité [5], que de santé et de comportements favorables à la santé [6].

Critères d’exclusion

Pour les quatre derniers termes anglais, après vérification de la requête dans la base de données bibliographiques Pubmed, il a été décidé d’exclure « telemedicine » pour éviter les articles ayant trait aux soins curatifs et pour limiter la population d’étude aux salariés.

Les doublons ont été supprimés, de même que les documents ne portant pas sur la sphère professionnelle. La question des effets délétères de l’utilisation de ses objets et applications sur la santé est exclue du champ de ce travail.

Typologie d’usage

Un classement des articles a d’abord été fait selon que l’objet ou application connecté(e) est en lien avec la sécurité, d’une part, ou avec la santé et les comportements favorables à la santé, d’autre part. Les articles ont ensuite été décrits selon leurs auteurs, la date de parution, le pays ou les pays de conception et/ou d’intervention de l’objet ou application connecté(e), le type d’article (conceptuel, étude quantitative, étude qualitative, étude à méthodes mixtes, protocole d’étude), le type d’objet ou d’application connecté(e) et la finalité recherchée.

Ces articles ont alors été classés par auteurs, types de protocole et modalité, principaux résultats, ainsi que selon une typologie d’usage. Cette typologie se base sur celle définie par Podgórski et al. en sept catégories applicables à la sécurité [5], à laquelle nous avons ajouté trois catégories supplémentaires qui relèvent de la prévention/promotion de la santé. Cela donne une liste de dix domaines d’application qui sont présentés dans le tableau 2.

Résultats

La figure 1 présente les résultats de la sélection d’articles. À partir d’une base de 180 articles repérés, l’application de nos critères a conduit à sélectionner 23 publications. D’abord, 70 doublons ont été retirés ; ensuite, sur les 110 articles restants, 89 n’étaient pas dans le périmètre retenu (interventions connectées en population générale ou hospitalière, articles d’ergothérapie ou présence du terme « smart » dans le titre mais n’ayant aucun lien avec des objets ou applications connecté(e)s, mobiles ou intelligentes). Au final, nous avons retenu 12 articles ayant trait à l’utilisation d’un objet ou application connecté(e) pour la sécurité au travail et 11 ayant trait à la santé ou la modification d’un comportement de santé.

Domaine de la sécurité

Sur les douze articles ayant trait à la sécurité au travail, cinq proviennent des États-Unis [7-11], deux de Corée du Sud [11, 12] et du Royaume-Uni [13, 14] et un d’Espagne [15], d’Allemagne [13], de Suède [13], du Portugal [13], de Chine [18], de Singapour [14], d’Italie [17] et du Nigeria [16]. Ils ont été publiés entre 2010, pour le plus ancien, et 2018, pour le plus récent. Trois articles portent sur les concepts généraux (comment penser des OC en sécurité au travail pour deux d’entre eux et un guide pour réaliser une application mobile pour les travailleurs agricoles) [7, 12, 13]. Sept articles rapportent des études quantitatives [8-11, 15-17]. Un article présente une étude qualitative [14] et un autre un protocole d’essai clinique randomisé pour une intervention [18]. Ces résultats sont reportés dans le tableau 3.

En matière d’usage, six articles décrivent des OC qui permettent l’activation d’un équipement de protection individuelle (EPI) au-delà d’un seuil d’exposition et de risque donné, comme un gant connecté qui peut être utilisé pour détecter l’assoupissement ou bien l’utilisation d’un smartphone (avec application mobile dédiée) pour capter le niveau sonore ambiant en lieu et place de dispositifs dédiés [8, 9, 12, 14, 16, 18]. Sept articles concernent des OC pour permettre l’acquisition de comportements favorables à la sécurité [7, 9, 13-15, 17, 18]. Cinq également ont étudié des OC permettant le suivi du niveau de protection par un EPI [8, 9, 12, 16, 17] et la détection des limites d’autonomie et/ou de la fin de vie d’un EPI [7, 9, 12, 16]. La faisabilité de l’OC ou d’une intervention les utilisant est étudiée dans six articles [7, 11-14, 17] et seulement trois articles se penchent sur les effets [8, 16, 18]. Parmi ceux-ci, deux concluent à la possibilité d’utilisation d’application sur smartphones en lieu et place de dispositifs dédiés et plus chers [8, 16]. Une seule étude analyse les mécanismes de l’acceptabilité de l’usage d’OC dans la construction avec des dispositifs différenciés pour les employés et les managers [11]. Aucune des douze études n’a trait à la prévention tertiaire (basée sur la logique de réparation) ou à la prévention des risques ne relevant pas des comportements individuels. Ces résultats sont reportés dans le tableau 4.

Domaine de la santé

Sur les onze articles retenus, huit proviennent des Pays-Bas [19-26]. Ils ont été publiés entre 2012 et 2017, dont six en 2017 [20, 21, 23, 24, 27, 28]. Six articles relatent des études quantitatives [20, 21, 25, 27-29], dont une a la particularité de revenir sur un dispositif dont l’adoption a été un échec pour prévenir les troubles musculo-squelettiques [29]. Quatre présentent des études à méthodes mixtes [22, 24, 26, 30] et une seule est une étude qualitative exploratoire [23]. Ces résultats sont reportés dans le tableau 5.

Le seul et unique OC dont il est question dans ces études est le smartphone pour lequel sont développés des applications mobiles ou des sites accessibles (« web app »). Sept articles présentent des applications relatives à l’acquisition de comportements individuels favorables à la santé [20-22, 27-30]. Trois articles relèvent de la prévention tertiaire [24-26] et un de la prévention des facteurs de risques hors comportement individuel [23]. Cette dernière étude analyse les leviers et les freins pour la réalisation d’une application visant à prévenir les risques professionnels pendant une grossesse. Sept articles ont pour but l’évaluation d’une intervention mixte comprenant une prise en charge habituelle (en particulier en santé mentale) plus un module de santé connectée contre une intervention avec prise en charge habituelle [21, 22, 24, 25, 27, 29, 30] : ils montrent des effets modestes mais le plus souvent significatifs pour le retour au travail ou la perte d’indice de masse corporelle. Néanmoins, les questions de la montée en charge des dispositifs et d’une mise en place en conditions réelles et non expérimentales est toujours un facteur d’inquiétude pour les personnes en charge de déployer à plus grande échelle les dispositifs. La faisabilité demeure aussi une question centrale, mais c’est souvent l’acceptabilité qui est au centre des débats [28] (tableau 6). Enfin, on retrouve dans deux articles des OC dont l’usage est décrit comme permettant de suivre la santé du salarié par la mesure de paramètres physiologiques d’intérêt (température, pression artérielle, pouls, respiration, etc.), suivre son confort au travail/étudier sa posture et le géolocaliser vis-à-vis de zones et situations potentiellement à risque [11-14]. Ces résultats sont reportés dans le tableau 6.

Discussion

Comme souvent, on constate un décalage entre la diffusion rapide d’une technique et les résultats permettant d’en juger la pertinence et l’efficacité. Cette revue de la littérature ne montre pas de résultats probants sur la valeur ajoutée des objets et applications connecté(e)s. Ce n’est pas étonnant, mais il fallait le vérifier.

Les importants investissements dans ce domaine reposent donc sur une promesse et une hypothèse que les objets et applications connectés pourraient être utiles à une amélioration des conditions de travail et à la réduction des risques. La discordance est frappante entre le foisonnement des offres commerciales et la pauvreté des recherches publiées sur l’impact de ces dispositifs.

En termes méthodologiques, le modèle de l’essai thérapeutique reste la référence pour démontrer la causalité et estimer l’efficacité attendue. S’il est difficile d’organiser ici un double aveugle, la procédure d’allocation aléatoire de l’OC permet de contrôler les nombreux facteurs de confusion qui peuvent influencer les résultats. Si l’opérateur a conscience d’utiliser un objet ou une application connecté(e), le choix de celui-ci aura été réalisé aléatoirement et ne biaisera pas les résultats. Parmi les 23 articles analysés, quatre ont eu recours à ce type de protocole.

Deux problématiques d’évaluation doivent être distinguées. La première concerne les propriétés intrinsèques des outils qui devront être appréciées en termes de validité, de sensibilité et de spécificité. La seconde concerne l’impact de ces outils sur la santé des populations concernées et les risques auxquels elles sont exposées.

Le domaine de la santé et de la sécurité au travail offre des perspectives potentiellement intéressantes dans ce domaine. On peut raisonnablement penser qu’il pourrait bénéficier de ces techniques. Déjà, le fait que les populations de travailleurs soient bien identifiées, circonscrites et connues, est un facteur qui peut aider à l’implantation des OC et le suivi de leurs usages. Ensuite, la dispersion des travailleurs entre les unités de travail crée un besoin de mise en relation auquel les OC peuvent répondre en partie. Enfin, la baisse des effectifs de médecins du travail [31] et le coût des campagnes de mesurage des agents exposants pourraient être au moins partiellement compensés par le déploiement des outils connectés.

On note que le recueil de données sur les expositions professionnelles n’a pas encore fait l’objet de publication. C’est pourtant un des secteurs les plus prometteurs. On peut imaginer des dispositifs qui permettront de recueillir au niveau individuel ou collectif des informations sur le stress et ses facteurs, les expositions chimiques, le niveau de bruit, le climat de travail, etc. Aussi, le fait de pouvoir faire des mesures en continu serait une véritable valeur ajoutée pour les démarches de prévention [6, 32]. Même pour des facteurs subjectifs comme les pratiques managériales ou l’organisation du travail, on peut imaginer des applications qui recueilleraient l’avis des employés et qui pourraient servir dans les procédures d’évaluation des compétences.

Pour l’instant, ce sont les EPI connectés qui ont fait l’objet de plus de travaux publiés. On connaît la difficulté d’assurer le respect des consignes dans ce domaine. Le suivi à distance peut apporter une aide pour l’améliorer, mais encore faudrait-il comprendre comment les opérateurs réagiront à leur introduction.

Cette problématique ne devrait pas être analysée sous un angle uniquement technologique. Si les perspectives de progrès de qualité des capteurs et du suivi sont réelles, plusieurs facteurs, notamment d’ordre éthique, pourraient les diminuer. La crainte de l’intrusion dans la vie privée, de « flicage », est sûrement la principale. De même, les questions de savoir qui sera propriétaire des données, comment l’anonymat sera garanti et qui pourra décider de leur usage feront l’objet de débats. Si ces questions ne sont pas anticipées et débattues dans le cadre du dialogue social, on peut s’attendre à ce que surviennent des situations de blocage, voire de sabotage.

Compte tenu de l’ensemble de ces enjeux, de leur diversité au-delà des perspectives financières, on pourrait réfléchir à deux mécanismes de gestion ; d’une part, instaurer une procédure d’autorisation de mise sur le marché ou un dispositif de labellisation ; d’autre part, construire un processus d’évaluation qui, logiquement, pourrait être situé au sein de la Haute Autorité de santé (HAS). Ce processus jugerait de la qualité des preuves et pourrait faire des recommandations sur les protocoles d’évaluation des risques et des bénéfices.

Conclusion

Dans cette période de foisonnement, il est vraisemblable que la situation de relative pauvreté des preuves d’efficacité disponibles va se poursuivre encore quelques années. On ne dispose pas à l’heure actuelle de résultats probants de la valeur ajoutée de l’utilisation d’applications ou d’objets connecté(e)s sur la santé des salariés. Les effets observés sont au mieux modestes. En outre, les questions d’acceptabilité, d’éthique et de propriété des données collectées par ces appareils et applications sont insuffisamment discutées. On pressent que les applications et objets connectés pourraient rendre des services en matière de santé et de sécurité au travail, mais pour l’instant c’est une promesse.

Fondamentalement, la question qui est soulevée ici est la distinction entre l’innovation et le progrès. Toutes les innovations techniques, numériques en particulier, ne sont pas porteuses de résultats tangibles en matière de santé et de sécurité. Ce constat peut être étendu à toutes les applications de santé qui sont proposées de façon quasi quotidienne. Il appartient aux chercheurs et aux professionnels concernés de créer les conditions pour que les motivations commerciales, qui ne sont pas nuisibles en soi, ne constituent pas le seul moteur de ce développement et que celui-ci ne soit pas une nouvelle religion fondée sur l’illusion technique.

Remerciements et autres mentions

Financement : Chaire Entreprise et Santé, financée par le Cnam et Malakoff-Médéric ; liens d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt.

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