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ANALYSE D'ARTICLE

Faut-il abandonner le gavage oral pour étudier la toxicité des perturbateurs endocriniens ?

Appuyé sur une revue des études expérimentales concernant le bisphénol A, cet article plaide pour l’abandon du gavage oral comme méthode d’administration par défaut pour l’évaluation des risques des perturbateurs endocriniens.

Based on a review of experimental studies of bisphenol A, this article argues that oral gavage should be abandoned as the default route of administration for hazard assessment of endocrine disrupting chemicals.

En toxicologie, l’administration intragastrique – à l’aide d’une sonde introduite par la bouche et descendue jusqu’à l’estomac – est communément utilisée pour étudier les effets d’expositions orales à des substances chimiques. Cette méthode, qui permet de contrôler précisément, à la fois la dose administrée et le moment du traitement, est classiquement employée, et parfois requise d’une point de vue réglementaire, pour évaluer les risques sanitaires liés à l’exposition environnementale à des perturbateurs endocriniens, même lorsqu’il existe d’autres voies d’entrée dans l’organisme (comme les voies cutanée et respiratoire pour les phtalates présents dans les cosmétiques tels que le diéthylphtalate [DEP]). Concernant le bisphénol A (BPA), pris pour exemple dans cet article, la population est principalement exposée via l’alimentation et la boisson. Pour autant, l’administration intragastrique ne constitue pas une méthode d’étude adéquate selon les auteurs, qui développent plusieurs arguments sur la base d’une revue de la littérature. 

 

Faible pertinence des données pharmacocinétiques 

Lorsque l’exposition survient avec la prise d’un aliment, la substance est en contact avec les muqueuses buccale, sublinguale, gingivale, palatale et labiale, richement vascularisées et faiblement kératinisées. L’absorption à ce niveau est plus rapide que l’absorption intestinale, et permet à la substance d’échapper à l’effet de premier passage hépatique. Une récente étude chez le chien, comparant l’administration sublinguale de BPA à son administration intragastrique, montre ainsi que la première voie d’administration aboutit à une large présence du produit parent dans la circulation systémique, tandis que 99 % du BPA circulant après administration intragastrique est un métabolite glycuroconjugué. Dans une autre étude chez le singe rhésus, moins de 1 % du BPA administré par gavage est retrouvé dans le sang sous forme non conjuguée, alors que la fraction biodisponible s’élève à 7 % quand le BPA est introduit dans un fruit donné aux animaux. L’introduction directe du produit dans l’estomac n’est pas la seule raison pour laquelle les données pharmacocinétiques issues des études par gavage sont peu pertinentes pour l’élaboration des hypothèses et modèles toxicocinétiques. Du fait de la difficulté technique de la procédure et du temps nécessaire, les protocoles se limitent généralement à un seul gavage quotidien. Cette administration en bolus entraîne un pic de concentration plasmatique beaucoup plus rapide, moins élevé et plus bref que l’exposition alimentaire, comme le montre une étude chez la souris (espèce chez laquelle l’absorption orale est moindre que chez le chien ou les primates en raison d’un épithélium buccal plus kératinisé).

 

Stress et complications propres au gavage 

Une littérature fournie montre que le gavage provoque une réaction de stress rapide et prononcée. L’activation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien a été objectivée chez la souris par l’augmentation de l’excrétion fécale de corticostérone, et chez le rat par l’augmentation de la pression artérielle et du rythme cardiaque. Certaines études indiquent que les effets cardiovasculaires surviennent même lorsqu’un petit volume de liquide est administré (contredisant la notion d’un stress lié à un volume excessif) et persistent pendant au moins 1 heure après le gavage. Les changements physiologiques, métaboliques (liés notamment à l’impact sur les systèmes enzymatiques de détoxication), endocriniens et comportementaux induits par le stress sont susceptibles d’interférer avec les effets de la substance à étudier. Le facteur de confusion « stress » peut augmenter le risque de faux positifs (effet attribué à tort à la substance) comme de faux négatifs (effet de la substance masqué par celui du stress). En l’absence de groupes témoins adéquats, les résultats des études sont ainsi difficilement exploitables : un résultat positif peut seulement être interprété comme le fruit d’une interaction entre le stress induit par le gavage et l’exposition à la substance. Par ailleurs, le gavage entraîne divers états pathologiques et altérations de l’organisme qui en diminuent la valeur. Outre la perforation de l’œsophage ou de l’estomac, le gavage expose à des complications telles que l’introduction accidentelle de liquide dans la trachée et les poumons, une apoptose hépatique, un reflux gastro-œsophagien, une inflammation chronique, des saignements et une perte de poids. Certains rapports font état d’un taux de morbimortalité dépassant 50 %.

 

Alternatives

D’autres façons d’administrer une substance par voie orale existent, en l’incorporant à un aliment, en la dissolvant dans l’eau ou en l’administrant à la pipette. Toutes les méthodes présentent des avantages et des inconvénients qui nécessitent d’être considérés, en gardant en mémoire l’utilisation des données expérimentalement produites. Le gavage peut représenter le meilleur choix dans certains cas et pour certaines substances, mais ne devrait pas être employé pour le BPA et d’autres perturbateurs endocriniens au motif qu’il représente un modèle d’exposition alimentaire humaine, ce que les données ne soutiennent pas.

Par ailleurs, l’intérêt d’alternatives à la voie orale, comme les implants sous-cutanés en silastic ou les pompes osmotiques, mérite d’être examiné, particulièrement quand les sources d’exposition sont multiples et que l’exposition est chronique. Ces dispositifs permettent de mimer une exposition constante à de faibles doses d’une substance, et de produire des concentrations plasmatiques proches de celles mesurées chez l’homme.

 

Laurence Nicolle-Mir


Publication analysée :

Vandenberg LN1, Welshons WV, vom Saal FS, Toutain PL, Myers JP. Should oral gavage be abandoned in toxicity testing of endocrine disruptors ? Environmental Health 2014; 13: 46. doi: 10.1186/1476-069X-13-46

 

1 Division of Environmental Health Sciences, University of Massachusetts – Amherst, School of PublicHealth, Amherst, États-Unis.