ANALYSE D'ARTICLE
Exposition aux bactéries antibiorésistantes via l’alimentation : estimation de la situation en Suisse
Indiquant que la prévalence des souches antibiorésistantes peut être élevée au sein des espèces bactériennes isolées de différents produits alimentaires sur le marché suisse, ce travail engage à réunir les données nécessaires à l’évaluation des risques pour les consommateurs.
Si les produits alimentaires peuvent être contaminés par des micro-organismes pathogènes qui déclencheront une infection chez les consommateurs, ils véhiculent de manière plus banale des bactéries commensales d’origine animale ou humaine. Or, qu’elles soient commensales, pathogènes opportunistes ou pathogènes strictes, les bactéries ingérées peuvent transmettre au microbiote intestinal des gènes de résistance aux antimicrobiens (RAM) si elles en sont pourvues. En ce sens, la chaîne alimentaire est aussi une chaîne de transmission de la RAM.
Cet aspect de la dynamique de l’antibiorésistance est mal couvert par les programmes européens récemment mis en place pour surveiller l’émergence et la diffusion de souches résistantes. Les auteurs de cet article relèvent en particulier le manque d’informations sur la présence de bactéries résistantes dans les produits alimentaires au niveau du commerce de détail, prérequis à l’évaluation de l’exposition des consommateurs. Les programmes de surveillance de la RAM de bactéries zoonotiques (comme Campylobacter, Salmonella et Listeria) ou indicatrices (Escherichia coli, Enterococcus, Staphylococcus) chez l’homme, l’animal et dans les aliments, fournissent essentiellement des données pour la viande crue. Les connaissances sont extrêmement limitées pour d’autres catégories d’aliments et/ou de bactéries, dont les espèces dites à intérêt technologique : ferments lactiques ou cultures « starters » et probiotiques.
Une revue systématique de la littérature publiée entre 1996 et 2016 (en anglais, français, allemand et italien) a été organisée pour évaluer la prévalence des bactéries résistantes dans les produits alimentaires sur le marché suisse. Ses caractéristiques en font un bon modèle pour d’autres pays à la fois producteurs et importateurs d’une large variété de produits. Le taux d’autosuffisance alimentaire de la Suisse est estimé entre 50 et 60 % : l’agriculture couvre à peine la moitié de la consommation de produits d’origine végétale et l’élevage environ 75 % de celle des produits d’origine animale, pratiquement 100 % des produits de la pêche étant importés.
Littérature rassemblée
Les auteurs ont considéré 18 catégories d’aliments non transformés ni stérilisés par traitement thermique ou irradiation, produits localement et/ou importés, l’objectif étant de couvrir 95 % de la quantité importée pour chaque catégorie. Les études réalisées au niveau du site de production ou d’un intermédiaire (centre de collecte du lait, abattoir, etc.) ont été écartées pour conserver uniquement celles concernant des produits vendus au détail. À l’issue du processus de sélection, 313 publications étaient disponibles, rapportant les résultats des analyses de 122 438 échantillons d’aliments et de 38 362 isolats bactériens extraits de denrées provenant de 37 pays ou zones géographiques. Les produits analysés et la majorité des échantillons avaient été collectés et examinés en Europe (30 %) ou en Amérique du Nord (59,5 %).
Les produits carnés étaient sur-représentés (viandes crues et fraîches surtout : 160 publications ; produits salaisonnés ou fermentés : 21). Respectivement 54 et 52 articles fournissaient des données concernant des produits de la pêche (frais) et des produits laitiers (fermentés : 36 articles ; crus : 16). Elles étaient relativement rares pour les produits végétaux (43 articles) et quasi inexistantes pour les « nouveaux » aliments (insectes : un article), ainsi que les « starters » et probiotiques (cinq articles).
Au total, 30 092 échantillons (24,6 %) et 8 799 isolats (23 %) contenaient des bactéries antibiorésistantes. Dans la catégorie des aliments avec les données les plus nombreuses (au moins 100 échantillons analysés), la viande crue et le fromage recueillaient des pourcentages élevés d’échantillons positifs (respectivement 35,5 et 26,2 %). Parmi les aliments peu étudiés (entre 10 et 20 échantillons analysés), la crème glacée se distinguait par un taux de 50 % d’échantillons positifs.
Analyse quantitative
Seules 108 des 313 publications remplissaient les critères d’une étude de prévalence conforme à la règle et avaient une dimension considérée suffisante (au minimum30 échantillons ou 15 isolats testés) pour une analyse de type quantitative. Leurs données ont été extraites pour déterminer l’étendue de la RAM (pourcentage d’échantillons/d’isolats positifs : valeurs minimale, médiane et maximale) par catégorie et type d’aliment, espèce bactérienne et famille médicamenteuse.
L’analyse indique une prévalence élevée de la RAM (médiane dépassant 50 %) des Campylobacter, Enterococcus, Salmonella, E. coli, Listeria et vibrions isolés de la viande et des produits de la pêche. Parmi les espèces contaminant le plus souvent la viande, les bactéries des genres Enterococcus et Campylobacter présentent la plus forte diversité de résistance, à respectivement 17 et 11 classes d’antimicrobiens.
Dans l’objectif d’évaluer le risque pour le consommateur, les auteurs ont construit un score d’exposition aux bactéries antibiorésistantes à trois niveaux (de 0 à 2) à partir de données de consommation nationales pour différents types d’aliments (par exemple pour la viande : porc, volaille, bœuf, veau, mouton, gibier et viande mixte) et des données de la littérature passées en revue pour le taux de contamination bactérienne et la prévalence des souches résistantes. Le score d’exposition est maximal (2) pour Campylobacter, E. coli, Enterococcus et des sous-espèces de salmonelles dans la viande de volaille et d’origine mixte. Il est intermédiaire (1) pour les vibrions, E. coli et Enterococcus dans les poissons et fruits de mer.
La pertinence de ces estimations est à relativiser en tenant compte des habitudes de préparation culinaire et de facteurs liés à l’hygiène qui peuvent considérablement influencer le risque. Ainsi, dans la plupart des cas, une pièce de viande crue sera consommée après une étape de cuisson qui aura réduit la quantité de bactéries présentes et les éventuelles souches résistantes en proportion. Pour les produits fermentés généralement consommés tels quels, la probabilité de transfert de RAM est nettement plus élevée. L’analyse quantitative indique une prévalence importante de la résistance aux aminosides (63 %) et aux fluoroquinolones (98 %) de certaines bactéries d’intérêt technologique dans les produits laitiers fermentés avec un score d’exposition égal à 2, mais le niveau de preuve est faible (neuf études).
Pour engager une véritable démarche d’évaluation de risque, il est nécessaire d’acquérir des données plus nombreuses couvrant mieux le panier des produits consommés et de meilleure qualité que l’existant. Sur les 108 études utilisées pour l’analyse quantitative, 74 présentaient un risque de biais élevé et 20 un risque intermédiaire en raison de méthodes d’échantillonnage douteuses.
Publication analysée :
* Jans C, Sarno E, Collineau L, Meile L, Stärk KDC, Stephan R. Consumer exposure to antimicrobial resistant bacteria from food at Swiss retail level. Front Microbiol 2018 ; 9 : 362. doi : 10.3389/fmicb.2018.00362
1 Laboratory of Food Biotechnology, Institute of Food Nutrition and Health, Department of Health Science and Technology, École Polytechnique Fédérale de Zürich (ETH Zürich), Suisse.