JLE

ANALYSE D'ARTICLE

Agent cancérogène ? Organiser la recherche d’arguments mécanistiques à l’appui de la décision

Les données de type mécanistique prennent de plus en plus d’importance dans l’évaluation du potentiel cancérogène des agents chimiques, physiques et biologiques. Cet article présente une nouvelle approche qui pourrait faciliter l’analyse de la littérature expérimentale et l’estimation du niveau de preuve qui s’en dégage.

Mechanistic data are increasingly used to assess the carcinogenic potential of chemical, physical, and biological agents. This article presents a new approach that could facilitate both analysis of the experimental literature and estimation of the level of evidence it provides.

Le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a récemment publié une revue des agents cancérogènes pour l’homme (Volume 100 A-F des monographies) qui actualise les connaissances sur ces agents dont environ la moitié avait été classée dans le groupe 1 il y a plus de 25 ans. L’inflation des données mécanistiques a confronté les évaluateurs aux difficultés de les rassembler, les organiser et les synthétiser de la manière la plus utile possible, d’autant que les connaissances relatives à la cancérogenèse ont évolué. La notion d’agents, soit initiateurs, soit promoteurs, a laissé place à une conception moins compartimentée du processus de développement tumoral, dans laquelle les cancérogènes peuvent agir à plusieurs étapes via différents mécanismes entraînant diverses altérations de l’expression génique et de la signalisation cellulaire. Toutes les cellules cancéreuses présentent des altérations de ce type, qui sont les marques de l’action d’un agent cancérogène, quel qu’il soit. Le travail du Circ a permis de les rapporter à dix propriétés communément partagées par les agents du groupe 1. Cette liste de « caractéristiques clés » des agents cancérogènes pour l’homme (qui ne sont pas des mécanismes d’action à proprement parler) pourrait permettre de systématiser l’analyse d’une littérature expérimentale souvent pléthorique. Ainsi, plus de 1 800 études sont disponibles pour le benzène et près de 3 900 le sont pour les polychlorobiphényles (PCB) – les deux exemples choisis par les auteurs de cet article pour illustrer la démarche proposée – et la plupart de ces études rapportent des résultats pour de nombreux paramètres biochimiques et moléculaires

 

Les caractéristiques des agents cancérogènes

Les cancérogènes sont souvent des molécules électrophiles, qui cherchent à se lier à des donneurs d’électrons, formant des adduits à l’ADN ou à d’autres macromolécules cellulaires portant des sites nucléophiles (ARN, protéines, lipides). L’électrophilie peut être une caractéristique du composé parent (époxide ou quinone par exemple) ou d’un métabolite (cas des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des nitrosamines, des aflatoxines et du benzène, qui deviennent réactifs après biotransformation).

La génotoxicité est une caractéristique habituelle des agents du groupe 1. Elle peut se manifester par des dommages à l’ADN (cassures de brins, ponts inter-brins, alkylation, etc.) ou par des mutations, qui surviennent généralement lors des tentatives de réparation de l’ADN. L’altération des capacités de réparation (propriété du cadmium et du formaldéhyde par exemple) ou l’induction d’une instabilité génomique, qui se manifeste parfois après plusieurs cycles de multiplications cellulaires (rayonnements ionisants, arsenic, cadmium) est la troisième caractéristique de la liste. Des données plus récentes montrent que la dérégulation de l’épigénome peut affecter l’expression génique et la capacité de réparation de l’ADN, ce qui amène à considérer l’aptitude à produire des altérations épigénétiques (méthylation de l’ADN, modification des histones, expression de micro-ARN) comme une propriété des agents cancérogènes. Un cinquième trait fréquent des agents du groupe 1 est leur capacité à induire un stress oxydant (amiante, rayonnements ionisants, agents infectieux, etc.), l’attaque de l’ADN par des radicaux libres pouvant entraîner divers dommages. Étroitement liée au stress oxydant et également aspécifique, l’inflammation chronique, générée par des agents infectieux ou des fibres d’amiante par exemple, peut contribuer au développement d’un cancer en activant des voies extrinsèques comme intrinsèques. L’immunosuppression favorise la survie et la croissance de clones tumoraux qui auraient été éliminés par un système immunitaire compétent. La cancérogénicité de certains agents (comme le VIH ou la ciclosporine), qui ne provoquent pas la transformation de cellules normales en cellules malignes, est essentiellement due à une immunosuppression profonde et persistante.

Les agents du groupe 1 peuvent aussi se caractériser par leur capacité à perturber la signalisation intracellulaire et l’expression des gènes par l’activation de protéines réceptrices (récepteurs nucléaires ou de surface) auxquelles ils se lient (cas des PCB et de la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo- para-dioxine [TCDD]).

Des virus oncogènes de différentes familles (Epstein-Barr, hépatites B et C, papillomavirus, etc.) ont développé des stratégies visant à rendre immortelles les cellules de leurs tissus cibles en inhibant leur sénescence. L’immortalisation est la neuvième caractéristique retenue. La vie des cellules peut aussi être affectée par des agents qui entraînent la sécrétion de facteurs de croissance ou angiogéniques, ou qui inhibent l’apoptose, ce qui constitue le dernier élément de la liste.

 

Application pratique

Les études in vitro et in vivo concernant le benzène et les PCB ont été examinées dans l’objectif d’y trouver des modifi cations des paramètres biologiques soutenant les différents points de la liste. Cette recherche orientée aboutit à attribuer au benzène huit des caractéristiques clés d’un agent cancérogène, les PCB en possédant sept. Pour les deux agents, les groupes d’arguments mécanistiques peuvent être reliés en une représentation graphique globale du mécanisme cancérogène. L’entrée par l’électrophilie pour l’exposition au benzène ouvre ainsi sur la génotoxicité d’une part, sur le stress oxydant, d’autre part (auquel sont reliées l’altération de la réparation de l’ADN, la génotoxicité et l’immunosuppression), sur l’altération épigénétique en troisième lieu, et sur la liaison au récepteur intracellulaire AhR (aryl hydrocarbon receptor) en dernier. Ces voies interagissent pour déboucher sur l’événement fi nal (prolifération d’un clone de cellules souches transformées) conduisant à la leucémie.

Cette nouvelle approche jette les bases d’une estimation plus structurée du niveau de preuve fourni par la littérature expérimentale. Elle peut aider à identifi er un mécanisme d’action complexe ou à mettre sur la piste d’une propriété à explorer par des études complémentaires. Elle peut également faciliter la mise en évidence d’écarts entre les résultats obtenus sur des cellules humaines et sur un autre matériel, qui nécessitent d’être expliqués. Par ailleurs, elle offre la possibilité de comparer le profi l de différents agents en termes de similarité ou de différences dans le jeu des caractéristiques considérées.

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Smith M, Guyton K, Gibbons C, et al. Key characteristics of carcinogens as a basis for organizing data on mechanisms of carcinogenesis. Environ Health Perspect 2015 ; 24 : [epub ahead of print].

Division of Environmental Health Sciences, School of Public Health, University of California, Berkeley, États-Unis.

doi: 10.1289/ehp.1509912