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Bulletin du Cancer

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Origine du cancer de l’estomac : cellules gastriques ou cellules médullaires ? Volume 92, issue 2, Février 2005

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Auteur(s) : François Lavelle

Le cancer de l’estomac illustre le lien existant entre infection, inflammation et cancer. Chez l’homme, une inflammation chronique gastrique se met en place suite à l’infection rémanente par la bactérie Helicobacter pylori ; survient ensuite une apoptose des cellules gastriques. Au fil des réparations cellulaires, les erreurs génétiques s’accumulent, une hyperprolifération cellulaire se développe et va évoluer finalement vers un carcinome gastrique… Rien de nouveau dans cette séquence classique et connue… si ce n’est que les cellules donnant naissance à la tumeur ne sont pas des cellules gastriques mais des cellules médullaires ! Tel est le résultat inattendu que J. Houghton et T.C. Wang, tous deux chercheurs à la faculté de médecine de l’université du Massachusetts, viennent de publier dans un numéro récent de Science [1].
Il existe un modèle de cancer gastrique mimant cet enchaînement chez la souris C57BL/6 infectée par Helicobacter felis, une bactérie de la même famille. Six à huit semaines après l’infection suivie par l’inflammation chronique attendue, une apoptose des cellules de la muqueuse gastrique se déclenche ; on assiste au développement d’une métaplasie puis d’une dysplasie de la muqueuse gastrique qui sont détectables dès la 20e semaine et qui aboutissent au bout d’un an à la formation d’un carcinome gastrique. L’astuce expérimentale des auteurs a été d’étudier cette séquence chez des souris C57BL/6 infectées par Helicobacter felis et ayant subi au préalable une irradiation létale afin de détruire intégralement et irréversiblement la moelle osseuse originelle puis ayant été greffées avec la moelle osseuse de souris transgéniques C57BL/6 Jgtrosa26 exprimant le gène de la β-galactosidase. La coloration bleue bien connue associée à la mesure de l’activité β-galactosidase permet alors de distinguer les cellules d’origine médullaire BMDC (bone marrow-derived cells) de toutes les autres. À partir de la 30e semaine suivant l’infection/inflammation, on assiste à l’apparition de BMDC bleues au niveau de l’épithélium gastrique et au bout de 52 semaines, ce sont 90 % des cellules qui sont colorées en bleu. Deux zones de prolifération cellulaire se développent au sein de la muqueuse gastrique, l’une superficielle et l’autre au niveau de structures glandulaires plus profondes ; toutes deux apparaissent colorées. Enfin, l’étude par immunofluorescence établit que toutes les tumeurs gastriques expriment simultanément la β-galactosidase et les cytokératinines signant à la fois des caractéristiques épithéliales et médullaires. Une première série d’expériences de contrôle a pu valider la réalité de ces observations. 1) La migration et l’installation des BMDC au sein de la muqueuse gastrique sont bien liées au duo infection-inflammation : en l’absence d’infection par Helicobacter, la proportion de cellules bleues retrouvées dans la muqueuse gastrique est négligeable (0,1 %) ; l’inflammation chronique est, elle aussi, requise puisqu’on ne retrouve aucune cellule bleue après une ulcération gastrique aiguë. 2) Il convenait évidemment de s’assurer que la coloration cellulaire bleue n’était pas due à des globules blancs infiltrant la tumeur : éventualité rapidement écartée puisque toutes les cellules bleues n’expriment pas CD45, marqueur spécifique des cellules hématopoïétiques différenciées.
Mais le point principal est de savoir si ces cellules bleues à l’origine des tumeurs gastriques correspondent à des cellules médullaires ayant migré puis s’étant différenciées en cellules pseudo-gastriques ou bien si, étant donné la plasticité des cellules médullaires, ces cellules bleues proviennent d’une fusion entre cellules médullaires et cellules gastriques. Les données disponibles à ce jour vont dans le sens de la différenciation et éliminent l’hypothèse d’une fusion cellulaire mais J. Houghton et T.C. Wang reconnaissent que le débat est encore ouvert. 1) L’histologie des tumeurs BMDC ne montre que la présence de cellules tumorales mononucléaires ; aucune cellule binucléaire n’a été détectée. 2) La cytométrie de flux ne montre pas de différences des taux d’ADN entre cellules gastriques normales et cellules BMDC. 3) Le troisième argument vient d’une étude particulièrement fouillée effectuée cette fois chez des souris C57BL/6 femelles infectées par Helicobacter au préalable irradiées puis greffées avec la moelle osseuse de souris transgéniques C57BL/6 mâles exprimant la GFP (green fluorescent protein). Quand les tumeurs sont détectables au bout de 15 mois, une suspension totale des cellules gastriques est préparée puis triée en cytométrie de flux pour l’expression de la GFP et du marqueur leucocytaire CD45. Les trois populations cellulaires principales GFP + /CD45 +, GFP + /CD45-, GFP-/CD45- font l’objet d’une mesure de l’expression des cytokératinines et d’une analyse des chromosomes sexuels par FISH (fluorescent in situ hybridization). Seules les populations CD45- expriment des cytokératinines, ce qui confirme leur nature épithéliale, tandis que les populations CD45 + sont logiquement négatives pour ces marqueurs. Alors que les cellules GFP-/CD45- contiennent deux chromosomes X, seules les cellules tumorales GFP + /CD45- contiennent un chromosome X et un chromosome Y : les tumeurs gastriques proviendraient bien de cellules médullaires ayant migré dans la muqueuse gastrique puis s’y étant différenciées en cellules gastriques. Restent aussi à connaître d’une part la nature des cellules médullaires responsables de cet effet et d’autre part le mécanisme de recrutement de ces cellules médullaires au niveau de la muqueuse gastrique endommagée. Quelques données préliminaires invalident les cellules souches hématopoïétiques et orientent vers les cellules souches médullaires mésenchymateuses. 
Et puis plus généralement, ce travail stimulant et provocateur ne manquera pas de susciter travaux et expériences afin de savoir si un tel modèle pourrait s’appliquer à d’autres cancers ! 

Référence

1. Houghton J, Stoicov C, Nomura S, Rogers AB, Carlson J, Li H, et al. Gastric cancer originating from bone marrow-derived cells. Science 2004 ; 306 : 1568-71.