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Bulletin du Cancer

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La transformation cellulaire maligne revisitée une nouvelle fois Volume 91, issue 9, Septembre 2004

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Auteur(s) : Christian-Jacques Larsen

L’une des caractéristiques habituelles des cellules tumorales est leur caractère aneuploïde, autrement dit l’existence d’anomalies chromosomiques, tant au niveau de leur nombre (gain ou perte de chromosomes) que de remaniements affectant certains d’entre eux (amplification ou délétion de fragments chromosomiques, translocations, etc.). Ces phénomènes d’instabilité chromosomique ont été retenus comme des événements causaux du phénomène de transformation cellulaire maligne et/ou de la progression tumorale. Plusieurs faits justifient cette thèse. Notamment, plus de 90 % des cellules d’adénomes coliques (assimilables à des cellules précancéreuses) présentent des pertes et des gains de matériel chromosomique. Cette précocité plaide en faveur de sa participation à la transformation cellulaire.
Bien entendu, le modèle dit mutationnel nous explique que ce sont des mutations activant des proto-oncogènes ou inactivant des gènes suppresseurs qui font évoluer une cellule normale vers un phénotype malin. L’existence de ces deux processus pose donc la question récurrente de déterminer la part relative de chacun dans l’acquisition d’un phénotype malin. Un remarquable travail publié en juin dernier dans Genes and Development apporte de nouveaux éléments de réponse [1].
En fait, les conditions de culture in vitro des cellules de mammifères (en l’occurrence des fibroblastes embryonnaires murins ou FEM) jouent un rôle essentiel dans la destinée de ces cellules. Rappelons ici quelques faits bien connus : 1) dans des conditions standard (cultures en présence de sérum fœtal), des fibroblastes primaires de mammifères ont un nombre de divisions fini (une vingtaine chez la souris) puis cessent de proliférer et entrent dans un état de sénescence réplicative. Parfois (rarement), émerge un clone de cellules immortelles au sein de la population sénescente, qui sont aneuploïdes ; 2) l’analyse du caryotype de FEM au cours des passages successifs montre qu’il existe vers le 15e passage, autrement dit avant l’arrêt en sénescence, une proportion importante (> 35 %) de cellules aneuploïdes1 ; 3) les FEM peuvent être transformés par la classique combinaison d’oncogènes E1A-Ras oncogénique (ou Ras*) ; 4) lorsqu’on les transfecte par le seul Ras*, ces FEM entrent en sénescence, ce que l’on a interprété comme une réponse adaptée à un stress oncogénique. En revanche, lorsqu’ils sont privés d’une protéine p53 fonctionnelle (FEM-p53–/–), Ras* est suffisant pour qu’ils accèdent à un stade pleinement transformé.

Dans des conditions de culture où le sérum, qui contient une variété de facteurs mitogènes plus ou moins bien définis, est remplacé par un cocktail de facteurs parfaitement identifiés (conditions serum free ou SF), les mêmes FEM désignés FEM-SF prolifèrent indéfiniment sans présenter de signe de sénescence ou d’anomalie caryotypique. De manière frappante, des FEM-p53–/– cultivés en conditions SF ne développent pas non plus de phénotype aneuploïde. Ces résultats confirment des données parfois anciennes émanant de plusieurs laboratoires, qui suggéraient que ce sont les conditions de culture (sérum versus cocktail de facteurs définis) qui conditionnent le comportement des fibroblastes normaux et l’acquisition d’un phénotype aneuploïde, synonyme d’instabilité chromosomique. De fait, en transférant des FEM diploïdes cultivés dans un milieu SF sur une longue période dans du milieu standard, on observe l’apparition rapide de la sénescence qui s’accompagne d’une expression élevée de p53 et de p21waf1, alors qu’elle était à des niveaux de base dans les FEM-SF. L’explication de ce comportement est que les conditions standard de culture créent un stress (dénommé culture shock par les auteurs anglo-saxons) dû à l’excès de signaux mitogènes du sérum qui peuvent générer des lésions dans l’ADN, l’activation permanente de points de contrôle du cycle et la sénescence.

Comment les conditions de culture SF retentissent-elles sur la stabilité chromosomique des cellules ? L’introduction de Ras* dans des FEM-SF ne modifie pas le caractère diploïde de ces cellules. Par contre, dans des FEM-SF-p53–/–, une instabilité chromosomique se fait jour (> 35 % des cellules sont aneuploïdes), ce qui indique que la présence d’une protéine p53 sauvage suffit à bloquer les effets de Ras* sur la stabilité des chromosomes. L’acquisition de cette aneuploïdie est rapide (quelques tours de cycle tout au plus).
On a rappelé plus haut que des FEM placés dans des conditions standard de culture répondent à Ras* en entrant en sénescence [2]. Il en va différemment pour les FEM-SF puisqu’une analyse fine montre qu’une proportion non négligeable des cellules de ces cultures est en apoptose. Par contre, des FEM-SF-p53–/– ne présentent pas de signe d’apoptose, ce qui suggère que Ras* induit une apoptose, laquelle requiert p53 pour se manifester. En accord avec ces observations, une irradiation (5 Gy) des FEM-SF induit une apoptose significative (> 30 % des cellules tuées en moins de 16 h) mais donne une réponse très atténuée chez les FEM-SF-p53/. Ces faits incitent à penser que Ras* stimule la voie p53. De fait, p53 est surexprimée dans les FEM-SF et la protéine est phosphorylée sur la sérine 18 (sérine 15 chez p53 humaine), ce qui est une signature de son activation en réponse à des lésions dans l’ADN. Dans le droit fil de cette piste, les auteurs ont montré que Ras* induit dans les FEM-SF la génération d’espèces réactives de l’oxygène ou ROS qui sont responsables de cassures dans l’ADN. L’apparition des ROS est bloquée par la N-acétyl-cystéine ou NAC, un précurseur du glutathion réduit. Tout cet ensemble conduit au scénario suivant : dans un contexte où les cellules sont génétiquement stables (conditions SF), Ras* stimule la production de ROS dont la présence va activer la voie p53 (phosphorylation de Ser18) et induire l’apoptose. L’absence de p53 fait avorter cette séquence et facilite l’apparition de l’instabilité chromosomique.
Comment ces FEM-SF immortalisés mais normaux se comportent-ils lorsqu’ils sont soumis à des tests de transformation ? La réponse est univoque : la classique combinaison d’oncogènes Ras* + E1A n’induit pas leur transformation maligne (appréciée par la capacité à former des colonies en agar mou et le pouvoir tumorigène chez la souris nude) au moins pendant les 2 mois d’observation des cultures. Parallèlement, ces FEM en conditions standard de culture sont efficacement transformés. La même combinaison induit la transformation de FEM-SF-p53–/–, quoique moins efficacement que dans des conditions standard (sérum). De manière significative, ces cultures cellulaires transformées présentent une proportion élevée de cellules aneuploïdes.
Au final, ces travaux montrent que les altérations chromosomiques induites par Ras* dans un contexte où p53 est absent participent à la transformation cellulaire maligne. Toutefois, cette action n’est pas suffisante puisque des MEF-SF-p53–/– transduits par Ras* seul deviennent aneuploïdes mais restent non transformés. Sur ce fond p53–/–, il faut une coopération avec un oncogène (Ras*) et l’inactivation d’un gène suppresseur de tumeur (par E1A). Pris dans leur ensemble, ces résultats établissent un lien entre des lésions oncogéniques (mutations de Ras) et l’apparition d’une instabilité chromosomique qui préluderait à la transformation en collaborant avec la précédente. 
Il reste que ce modèle est un modèle murin qui ne peut être généralisé sans précautions à des modèles humains. En fait, le modèle popularisé par Hahn et al. [3, 4] utilisant l’antigène T de SV40, une protéine Ras* et la télomérase est capable de transformer des cellules embryonnaires humaines de rein sans que ces cellules présentent des marques d’instabilité chromosomique. Toutefois, la même combinaison génétique introduite dans des cellules épithéliales mammaires ou dans des fibroblastes humains induit des translocations chromosomiques avec, respectivement, une amplification et une aneuploïdie. L’implication de l’instabilité chromosomique pourrait donc dépendre du type de cellule chez laquelle se produisent les événements. Tout en connaissant les recettes pour y parvenir, nous n’avons pas encore déchiffré tous les mystères de la transformation maligne d’une cellule. 

1 On notera que des cellules humaines « primaires » ont une capacité de division beaucoup plus élevée que les FEM, ce qui peut traduire une meilleure capacité à surmonter les dommages engendrés par l’environnement des cultures.

Références

1. Woo RA, Poon RYC. Activated oncogenes promote and cooperate with chromosomal instability for neoplastic transformation. Genes Dev 2004 ; 18 : 1317-30.

2. Serrano M, Lin AW, McCurrach ME, Beach D, Lowe SW. Oncogenic ras provokes premature cell senescence associated with accumulation of p53 and p16INK4a. Cell 1997 ; 88 : 593-602.

3. Hahn WC, Counter CM, Lunberg AS, Beijersbergen RL, Brooks MW, Weinberg RA. Creation of human tumour cells with defined genetic elements. Nature 1999 ; 400 : 464-8.

4. Larsen CJ. Ce n’est qu’un début, continuons le combat. Bull Cancer 1999 ; 86 : 603-4.