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ANALYSE D'ARTICLE

Transmissibilité des effets épigénétiques de l’exposition au plomb

En montrant que le profil de méthylation de l’ADN d’un nouveau-né dépend de la plombémie de sa mère lorsqu’elle est née, cette étude prouve indirectement que les modifications épigénétiques induites par l’exposition au plomb peuvent se transmettre sur deux générations

By demonstrating that the DNA methylation profile of newborns depends on their mothers’ neonatal blood lead levels, this study provides indirect proof that epigenetic changes caused by lead exposure can be passed on through two generations.

Les études chez l’animal ont montré que des modifications épigénétiques (telles qu’une méthylation ou une déméthylation de régions de l’ADN) résultant d’une exposition in utero pouvaient être transmises à la descendance. Cette étude est la première à démontrer la possibilité de ce phénomène sur deux générations chez l’homme. L’hypothèse testée est la suivante : l’exposition au plomb de la mère (génération « F1 ») qui porte un enfant (génération « F2 ») a un impact sur les enfants qu’il concevra à son tour (génération « F3 ») du fait de l’exposition des cellules germinales fœtales de l’individu F2.

 

Plan de l’étude

Les auteurs ont utilisé le matériel d’une cohorte de 35 paires mères-enfants qui avaient été recrutées dans une clinique de Détroit en 2012 pour participer à une première étude sur les effets de l’exposition au plomb. Les mères étaient toutes nées dans le Michigan après 1984 et leurs enfants étaient âgés de 2 à 5 ans au moment du recrutement. Les niveaux de concentration du plomb ont été déterminés dans les échantillons de sang néonatal (gouttes de sang séché) de la mère et de l’enfant. La plombémie dans le sang néonatal de la mère (représentant ici l’individu F2) a été considérée comme reflétant l’exposition au plomb de la grand-mère (individu F1) lorsqu’elle était enceinte. L’influence de cette exposition sur le profil de méthylation de l’ADN de l’enfant (individu F3) a été examinée en comparant le niveau de méthylation de plus de 450 000 petits segments d’ADN entre enfants nés de mères dont la plombémie néonatale était supérieure à 5 μg/ dL (grand-mère fortement exposée) et enfants nés de mères avec une plombémie néonatale inférieure à 5 μg/dL (grand-mère faiblement exposée). Ces segments, appelés îlots CpG, sont caractérisés par leur richesse en dinucléotides cytosine-phosphate-guanine (CpG), les cytosines pouvant être méthylées (5-méthylcytosine) ou pas. Ils sont principalement situés au niveau des régions promotrices des gènes et leur degré de méthylation influence l’expression génique. L’analyse génomique à haut débit (Infinium Human Methylation 450K array [HM450K]) a été réalisée en contrôlant les covariables maternelles âge gestationnel, tabagisme pendant la grossesse et âge à la naissance de son enfant, ainsi que le sexe de l’enfant.

 

Résultats

L’analyse HM450K identifie 564 îlots CpG, regroupés en 183 clusters, dont le degré de méthylation diffère significativement entre petits-enfants de grand-mères très et peu exposées. L’exposition est plus souvent associée à une hyperméthylation (151 clusters) qu’à une hypométhylation (32 clusters), et dans la majorité des cas (65 % des clusters) les différences de méthylation dépassent 5 %.

L’exposition est associée en particulier à une augmentation d’environ 14 % de la méthylation de l’ADN dans le site d’initiation de la transcription de NDRG4. Cette hyperméthylation est susceptible de diminuer l’expression de ce gène, or, chez la souris, l’hypo-expression de NDRG4 a été associée à la diminution du niveau d’un facteur neurotrophique (Brain Derived Neurotrophic Factor [BDNF]), entraînant une altération des capacités d’apprentissage spatial et de mémorisation. L’hypométhylation (de l’ordre de - 24 %) du promoteur de NINJ2 (Nerve Injury Induced Protein 2), impliqué dans la croissance neuronale, est une autre modification potentiellement biologiquement pertinente. Les gènes NDRG4 et NINJ2 constituent ainsi deux biomarqueurs « candidats » pour des études à venir sur les effets transgénérationnels de l’exposition au plomb.

Les auteurs ont réalisé une seconde analyse utilisant le sang de l’enfant âgé de 2 à 5 ans pour tester l’hypothèse d’une réversibilité des changements épigénétiques induits par l’exposition aiguë des cellules germinales fœtales maternelles, en l’absence d’exposition postnatale chronique. Le niveau élevé de la plombémie néonatale de la mère (> 5 μg/dL) détermine des différences de méthylation mineures de l’ADN de l’enfant (qui portent sur 37 îlots CpG formant 14 clusters seulement), ce qui suggère qu’un profil de méthylation « anormal » de l’ADN à la naissance peut se « normaliser » (rejoindre celui d’enfants nés de mères avec une plombémie néonatale inférieure à 5 μg/dL) au fur et à mesure des divisions cellulaires au cours des premières années de vie.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Commentaires

Le fait que l’hérédité soit portée par les chromosomes, avec pour unité fondamentale le gène, est admis depuis les travaux de Morgan dans les années 1930, et l’étude même de la transmission des caractères acquis a été un sujet presque tabou pour les biologistes pendant presque tout le XXe siècle.

Ce n’est qu’au début des années 2000 que des cas bien documentés ont suggéré que l’hérédité génétique, portée par les chromosomes, pouvait être modulée par des expositions toxiques, des comportements, ou des expériences des parents des parents. Ce serait, entre autres, un mécanisme pour expliquer des effets dits « tératogènes » liés à une exposition paternelle avant la conception, sujet controversé depuis longtemps.

Ce champ est appelé épigénétique, et le concept d’hérédité transgénérationnelle décrit la capacité de certains facteurs d’induire un phénotype ou une maladie, pas seulement chez un individu, mais aussi chez ses enfants et les générations ultérieures. Les informations épigénétiques sont des « indications » pour la cellule. À partir d’elles, la machinerie cellulaire « peut » allumer ou éteindre tel ou tel type de gène selon tel ou tel tissu : activation des gènes nécessaires au fonctionnement du muscle dans le muscle, désactivation dans le foie. Ces marques sont des sortes d’étiquettes indiquant aux cellules d’exécuter telle ou telle tâche en fonction du tissu dans lequel elles se trouvent, mais également en fonction de l’âge de l’individu ou encore en réponse à des influences extérieures. Dans les cellules germinales, les marques épigénétiques aident à déterminer la séquence des événements du développement embryonnaire et par conséquent, jouent un rôle primordial dans la construction d’un nouvel individu.

L’épigénétique semble expliquer divers phénomènes transgénérationnels observés. Ainsi, une famine subie par un individu pourrait induire aux générations suivantes un métabolisme et/ou des comportements menant à l’obésité. De même, le stress pourrait induire des modifications transmissibles à la descendance. Ces facteurs de risque ne sont pas mutagènes, et donc n’induisent pas ni ne promeuvent des mutations génétiques ou altérations de séquences d’ADN. Au contraire, ils ont la capacité d’affecter l’épigénome. Ce sont ces « épimutations » qui, si elles affectent les cellules de la lignée germinale (spermatozoïdes ou ovules), sont transmises. Le présent travail teste l’hypothèse que l’exposition in utero d’un fœtus au plomb par l’intermédiaire de sa mère pourrait avoir des effets indésirables sur les enfants de ce fœtus, donc sur les petits-enfants de la femme exposée pendant sa grossesse. Cette étude, qu’on peut classer dans le champ de l’épidémiologie moléculaire, utilise des technologies récentes d’étude de profils de méthylation de l’ADN, corrélés à des niveaux de plombémie, et vient confirmer l’existence d’une transmission épigénétique de marqueurs d’exposition à des toxiques tels que le plomb.

Les propriétés uniques de l’épigénome, qu’il s’agisse de sa mise en œuvre au cours de fenêtres critiques telles que la vie intra-utérine, de son héritabilité, ou de la réversibilité possible de ses effets, ouvrent des perspectives pour la prévention des maladies. Les professionnels de santé pourraient en concevoir des outils sans précédent pour prédire, détecter et prévenir très tôt certaines maladies, et briser des chaînes de transmission intergénérationnelles, avec des avancées remarquables tant en termes de santé, de qualité de vie, qu’en termes économiques.

Elisabeth Gnansia

 

 

Publication analysée :

Sen A, Heredia N, Senut MC, et al. Multigenerational epigenetic inheritance in humans : DNA methylation changes associated with maternal exposure to lead can be transmitted to the grandchildren. Sci Rep 2015; 5: 14466.

Institute of Environmental Health Sciences, Wayne State University, Detroit, États-Unis.

doi : 10.1038/srep14466