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Synthèse publiée le : 15/06/2020

Synthèse :
Les fongicides inhibiteurs de la succinate déhydrogénase (SDHI) : une alerte

En 2019 une dizaine de chercheurs ont alerté sur les risques potentiels pour la santé d’une exposition à des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) initiant une controverse avec l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Quelles sont les bases de cette controverse avec comme conséquences la question des conditions d’application du principe de précaution ainsi que la différence de temporalité et d’objectifs entre les études réglementaires et la recherche académique.

 

Les SDHI utilisés en agriculture

Le Fungicide Resistance Action Committee (FRAC) recense 23 substances actives SDHI en 2019 parmi lesquelles 11 substances actives sont actuellement autorisées en France (https://ephy.anses.fr/). La première génération de molécules date de la fin des années 1960 (carboxim encore autorisé). La seconde génération possède un spectre d’activité contre un large ensemble de champignons pathogènes et pour certains fongicides les autorisations d’utilisation sont très récentes : benzovindiflupyr (2016), isofetamid (2017), fluxapyroxad (2018), penflufen (2019).

Les fongicides SDHI sont essentiellement utilisés comme des agents de contrôle de maladies majeures des céréales (septoriose, ramulariose, helminthosporiose) mais aussi dans le traitement de la vigne, des semences, en arboriculture, en cultures légumières et ornementales pour limiter le développement de la pourriture grise et autres champignons. De 2008 à 2017 environ 500 à 700 t/an ont été utilisées avec une diminution de l’emploi du boscalid (1ère autorisation 2005) remplacé par des molécules plus récentes et plus efficaces.

Exposition de la population générale et devenir des fongicides

Face à la diversité de leurs usages, les SDHI sont retrouvés comme contaminants des denrées alimentaires ainsi que dans différents compartiments environnementaux (air, eaux, et sols). La présence de boscalid est recherchée dans l’air ainsi que dans l’eau avec plusieurs autres fongicides SDHI. La quantification des SDHI effectuée dans les denrées alimentaires aboutit à des valeurs qui ne dépassent pas les limites maximales de résidus (LMR) réglementaires.

Suite à une exposition par voie orale, l’absorption est rapide et totale à faible dose suivie d’une large distribution dans les différents organes avec une absence d’accumulation. Les SDHI sont métabolisés au niveau hépatique produisant des composés inactifs lesquels sont éliminés par voie biliaire et urinaire. L’Anses indique qu’il n’existe pas actuellement de quantification des métabolites SDHI dans les fluides pour alimenter une base de données de biosurveillance humaine pour ces substances.

La cible des fongicides SDHI et ses dysfonctionnements

La chaîne respiratoire mitochondriale correspond à un ensemble de complexes protéiques présents au sein de la membrane interne des cellules qui sont responsables de la production d’énergie sous forme d’ATP. Cette production repose sur 4 complexes protéiques parmi lesquels le complexe II qui catalyse la transformation du succinate en fumarate. Cette étape du métabolisme implique la succinate déshydrogénase (SDH), composée de 4 sous-unités (SDHA, B, C, D) codées par le génome nucléaire et cible d’une classe de fongicides dénommés SDHI.

Un dysfonctionnement de la SDH conduit à une accumulation du succinate et une pseudo-hypoxie contribuant à une reprogrammation métabolique. De plus, l’accumulation de succinate participe aux processus (i) inflammatoire [1], (ii) d’angiogenèse, acteur potentiel en cancérogenèse [2], (iii) d’inhibition d’histones déméthylases nucléaires conduisant à une perturbation de l’épigénome [3]. Sur le plan mécanistique ces altérations du métabolisme cellulaire sont potentiellement en lien avec le processus de cancérogenèse [4]. D’après des données génétiques, une inactivation de la SDH par mutation est associée à des pathologies graves et souvent létales (paragangliome héréditaire, encéphalopathies), à un profil d’hyperméthylation de tumeurs et une hyperprolifération cellulaire des fibroblastes [5]. Deux SDHI, le penflufel et sedaxan, sont classés comme cancérogènes probables (carc 2) par l’ECHA et d’autres sont en cours d’analyse pour leur potentielle propriété cancérogène.

La structure des sites catalytiques est conservée pour de nombreux complexes enzymatiques retrouvés au cours de l’évolution des organismes. Ainsi, l’analyse de la structure protéique de la SDH montre une identité/similarité de séquence très importante entre espèces (champignons, levure, homme) pour SDHA et B et plus faible pour SDHC et D [6]. Le site de liaison des SDHI (Q-site) est conservé et implique des acides aminés des sous-unités SDHB, SDHC et SDHD [7].

L’alerte sur les SDHI et les réponses institutionnelles

Sur la base de la respiration mitochondriale, activité commune aux organismes vivants, des pathologies tumorales associées à un dysfonctionnement de la SDH, de tests non pertinents pour caractériser un effet cancérogène par modification de l’épigénome, d’une exposition environnementale aux SDHI et d’un impact sur des organismes non cibles (poissons, ver de terre…) des chercheurs ont lancé une alerte à l’automne 2017 sur les risques potentiels pour la santé auprès de l’Anses. Cette alerte relancée en 2018 par voie de presse a obtenu une réponse de l’Anses avec la création d’un groupe d’expertise collective d’urgence (GECU) qui a rendu son rapport [8], avec le financement de projets de recherche et deux auto-saisines en 2019 ainsi que la création d’un nouveau groupe d’experts sur appel d’offre pour mai 2020.

Différentes instances ont été mobilisées pour répondre à la question de risques potentiels pour la santé humaine dans le cadre du principe de précaution parmi lesquelles la commission nationale Déontologie et Alertes en santé publique et environnement (cnDAspe) (avis du 18/11/2019), le Comité de la Prévention et de la Précaution (CPP) du Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire, le Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) (séance du 23/01/2020), l’INSERM dans le cadre de l’expertise collective « Pesticides et Santé » avec la commande d’une monographie sur les SDHI (à paraître à l’été 2020).

L’alerte sur les SDHI et quelques éléments de réflexion

Le fluotalonil testé sur extraits mitochondriaux inhibe l’activité SDH d’ascaris (le parasite) 800 fois plus efficacement que celle du porc (l’hôte) avec une analyse en biochimie structurale (diffraction RX) qui a établi, comme attendu, une similarité de structure [9]. À contrario, une étude très récente sur des extraits de cellules humaines, de lombric, d’abeille, et de champignon démontre un potentiel inhibiteur des 11 SDHI autorisés du même ordre de grandeur sur ces différents organismes [10]. Cependant les extraits utilisés pour cette expérimentation ne sont pas équivalents ce qui peut modifier la concentration inhibitrice de l’activité SDHI. D’autres expérimentations sont nécessaires pour mieux caractériser les affinités des SDHI en fonction des organismes avec en particulier des mesures de la respiration cellulaire après exposition aux SDHI.

Quoiqu’il en soit, l’activité d’une molécule au niveau de sa cible est fonction des paramètres d’absorption, distribution, métabolisme et excrétion qui conditionnent la dose interne. Dans le cas des SDHI, tous les dérivés sont rapidement absorbés mais aussi métabolisés en composés inactifs, avec des réactions variables selon les organismes, ce qui peut expliquer la différence entre le in vitro et in vivo et les différences de toxicité inter-espèces. Ce différentiel d’activité in vitro/in vivo représente l’un des problèmes à surmonter dans le domaine de la recherche de médicaments.

Puisque des dérivés ont été mis sur le marché à la fin des années 1960, qu’en est-il des données épidémiologiques suite à ces expositions ? Dans la base du Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RN3PV), aucun cas de paragangliomes ni de phéochromocytomes chez des salariés exposés aux pesticides n’a été rapporté. D’autre part, aucune étude épidémiologique n’a analysé de manière spécifique le lien entre une molécule fongicide SDHI et un effet de santé. Des effets spécifiques du boscalid sur la santé des agriculteurs n’ont pu être mis en évidence (expertise collective INSERM 2020). Cependant de nouvelles molécules SDHI mises sur le marché très récemment avec une activité inhibitrice de la SDH supérieure aux molécules plus anciennes ne peuvent être évaluées par les épidémiologistes en particulier en cancérologie, processus pathologique de long terme.

En raison de la résistance aux anthelminthiques de nématodes parasites, une recherche de nouveaux médicaments en médecine vétérinaire et humaine s’intéresse aux SDHI avec Caenorhabditis elegans comme espèces d’intérêt pour le criblage [11]. Des données pharmaco-toxicologiques seront disponibles en cas de demande d’autorisation de mise sur le marché de nouveau dérivés SDHI.

Si les perturbations mitochondriales d’origine génétique prédisposent à pléthore de pathologies, une inhibition de l’activité SDH par des composés chimiques pendant une période temporelle courte n’aboutit pas ipso facto à un effet physiopathologique. Cependant certaines personnes peuvent montrer d’une part, une plus grande sensibilité à la toxicité d’un SDHI en raison de leur patrimoine génétique et d’autre part selon la phase de contact en particulier en périnatalité. De plus, les effets d’une exposition chronique, tout au long de la vie, restent à ce jour inexplorés.

Les effets sur des espèces non-cibles ont été étudiés dans le cadre de la réglementation avec des essais très souvent conduits à forte concentration (100x à 1000x les concentrations retrouvées en pollution des eaux) et donnant des résultats positifs en toxicité. Cependant, certaines expérimentations ont été conduites à des doses d’exposition en rapport avec la pollution des eaux avec par exemple une toxicité hépatique observée chez le poisson zèbre et qui est associée à la production d’espèces oxygénées réactives potentiellement dues à une inhibition de la SDH [12]. L’impact écotoxicologique nécessite d’autres résultats expérimentaux sur diverses espèces à des concentrations retrouvées dans l’environnement.

En conclusion, si la controverse n’est pas close l’application du principe de précaution devrait être décidée non sur la base de pétitions publiées dans les journaux mais de données scientifiques fiables et issues de plusieurs laboratoires. Des expérimentations sont en cours en France (par exemple projets financés par l’Anses, le plan Ecophyto2) qui devraient apporter des résultats sur la question du risque sanitaire qui diffère du danger lequel est clairement identifié. Un paramètre de l’évaluation relève aussi de la prise en compte du rapport bénéfice/risque qui est systématique pour le médicament mais en moindre mesure pour les produits de l’agrochimie avec la prise en compte d’un impact sur les écosystèmes. La question des SDHI alimente la réflexion sur les tests de toxicité in vitro dont certains sont peu pertinents et d’autres absents tels que la mitotoxicité voire la toxicité sur le microbiote intestinal. Enfin, la gestion des différentes situations de discordance entre le "temps de la recherche" et le temps de la "toxicologie réglementaire" et la mise en œuvre de dispositions de sauvegarde représente un des sujets d’étude actuel pour le CPP sur demande de la cnDAspe.

 

Références

[1] Mills E, O'Neill LA. Succinate: a metabolic signal in inflammation. Trends Cell Biol 2014 ; 24 : 313-20. doi:10.1016/j.tcb.2013.11.008

[2] Mu X, Zhao T, Xu C, et al. Oncometabolite succinate promotes angiogenesis by upregulating VEGF expression through GPR91-mediated STAT3 and ERK activation. Oncotarget 2017 ; 8 : 13174-85.

[3] Zhao T, Mu X, You Q. Succinate: An initiator in tumorigenesis and progression. Oncotarget 2017 ; 8 : 3819-53828.

[4] Dalla Pozza E, Dando I, Pacchiana R, et al. Regulation of succinate dehydrogenase and role of succinate in cancer. Semin Cell Dev Biol 2020 ; 98 : 4-14. doi:10.1016/j.semcdb.2019.04.013

[5] Moosavi B, Zhu X-l, Yang W-C, Yang G-F. Molecular pathogenesis of tumorigenesis caused by succinate dehydrogenase defect. Eur J Cell Biol 2020 ; 99 : 151057. Doi : https://doi.org/10.1016/j.ejcb.2019.151057

[6] Huang S, Millar AH. Succinate dehydrogenase: the complex roles of a simple enzyme. Curr Opin Plant Biol 2013 ; 16 : 344-9. doi:https://doi.org/10.1016/j.pbi.2013.02.007

[7] Cecchini G. Function and structure of complex II of the respiratory chain. Annu Rev Biochem 2003 ; 72 : 77-109. doi:10.1146/annurev.biochem.72.121801.161700

[8] Anses. Avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail relatif à « l’évaluation du signal concernant la toxicité des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI)», Maisons-Alfort, 15 janvier 2019.

[9] Inaoka DK, Shiba T, Sato D, et al. Structural Insights into the Molecular Design of Flutolanil Derivatives Targeted for Fumarate Respiration of Parasite Mitochondria. Int J Mol Sci 2015 ; 16 : 15287-308. doi:10.3390/ijms160715287

[10] Bénit P, Kahn A, Chretien D, et al. Evolutionarily conserved susceptibility of the mitochondrial respiratory chain to SDHI pesticides and its consequence on the impact of SDHIs on human cultured cells. PloS one 2019 ; 14 : e0224132. doi:10.1371/journal.pone.0224132

[11] Burns AR, Luciani GM, Musso G, et al. Caenorhabditis elegans is a useful model for anthelmintic discovery. Nat Commun 2015 ; 6 : 7485. doi:10.1038/ncomms8485

[12] Teng M, Zhou Y, Song M, et al. Chronic Toxic Effects of Flutolanil on the Liver of Zebrafish (Danio rerio). Chem Res Toxicol 2019 ; 32 : 995-1001. doi:10.1021/acs.chemrestox.8b00300