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ANALYSE D'ARTICLE

Retour sur l’agrégat de leucémies à proximité du site nucléaire de Krümmel (Allemagne)

L’excès de cas de leucémies infantiles observé à proximité de la centrale de Krümmel a fait l’objet d’un nombre restreint de publications par rapport aux deux autres agrégats confirmés, près d’installations nucléaires sur le territoire britannique. Cet article en relate l’histoire, expose les investigations réalisées et met les connaissances à jour.

La détection, en 1983, d’un excès de cas de leucémie infantile à proximité du site nucléaire de Sellafield (au nord-ouest de l’Angleterre) a marqué le début de plusieurs décennies d’investigations. Une revue de la littérature publiée en 2008 dénombrait 198 études ayant examiné l’incidence des leucémies ou la mortalité par leucémie chez des sujets de moins de 25 ans autour de différentes installations nucléaires dans 10 pays. L’agrégat de leucémies près de l’usine de traitement du combustible usé de Sellafield a été confirmé, ainsi que deux autres clusters, l’un près du site de Dounreay, en Écosse (centre de recherche et de retraitement) et l’autre près de celui de Krümmel, en Allemagne (centrale de production d’électricité et centre de recherche). Des nombreuses publications (une centaine) consacrées aux deux clusters britanniques ressort la conclusion générale qu’il est très improbable que l’exposition à des rayonnements ionisants (RI) liée à l’activité des sites en ait été la cause. L’hypothèse soulevée est celle du brassage de population (l’afflux de travailleurs dans ces zones géographiquement isolées ayant pu introduire un agent infectieux cancérogène, non identifié à ce jour).

Comparativement aux clusters britanniques, celui de Krümmel a donné lieu à peu de publications scientifiques, particulièrement en langue anglaise. Cet article de bilan s’appuie sur le rapport final des deux comités d’experts qui l’ont investigué (publié en 2004), ainsi que sur d’autres études, qui ne figuraient pas au programme de travail des comités ou dont les résultats sont parvenus postérieurement, et n’ont jamais été publiés. Les auteurs ont obtenu ces évaluations additionnelles en raison de leurs participations aux comités d’experts.

Le site de Krümmel

La centrale nucléaire (réacteur à eau bouillante) KKK (pour Kernkraftwerk Krümmel) est implantée dans le Land du Schleswig-Holstein, au sud-est de Hambourg (à environ 17 km), au bord de l’Elbe. A 1 km à l’est se trouve le centre de recherche nucléaire GKSS (pour Gesellschaft für Kernenergieverwertung in Schiffbal und Schiffahrt). La ville de Geesthacht avec ses districts urbains de Krümmel et Tesperhude est située sur la même rive nord, vallonnée, du fleuve. Sur la rive opposée, dans une zone de marais agricole, s’étendent plusieurs petits villages formant la communauté rurale d’Elbmarsch (Land de Basse-Saxe).

La centrale a été mise en service en mars 1984 et définitivement mise à l’arrêt en août 2011, mais la production d’électricité avait été stoppée dès juin 2007. En condition normale de fonctionnement, l’exposition de la population locale aux RI ne dépassait pas 1 μSv/an (adulte) et 2 μSv/an (enfant). Pour le GKSS, les valeurs étaient respectivement de 0,1 et 0,2 μSv/an. Depuis 2010, la dose délivrée au public (KKK + GKSS) est inférieure à 0,1 μSv/an. À titre de comparaison, celle due au rayonnement gamma ambiant « de fond » est d’environ 0,6 mSv/an dans la région.

L’agrégat de leucémies

Le cluster expertisé comportait 13 cas de leucémie infantile (11 leucémies aiguës lymphoblastiques [LAL] et deux leucémies aiguës myéloblastiques [LAM] chez des enfants de moins de 15 ans), auquel ont été ajoutés un cas de LAM chez un jeune adulte de 21 ans et un cas d’anémie aplasique chez un enfant de 7 ans. Tous les cas de leucémie infantile sont survenus dans un rayon de 5 km autour de la centrale, les neuf observés dans la communauté d’Elbmarsch intéressant des villages en bordure de fleuve. Le premier cas a été diagnostiqué en février 1990, suivi de quatre autres jusqu’en mai 1991. Puis un cas a été diagnostiqué en 1994, deux en 1995, un en 1996, un en 2001, un en 2002 et deux en 2003.

Selon les statistiques du registre national du cancer de l’enfant, 2,7 cas de leucémie infantile « auraient dû » survenir entre 1990 et 1999 dans la population cumulée de Geesthacht et d’Elbmarsch (qui comptaient respectivement 4 168 et 1 364 enfants de 0 à 14 ans au 31 décembre 1991). Le rapport entre le nombre de cas observés et le nombre attendu (rapport standardisé d’incidence [RSI]) pour cette décennie est égal à 3,4 (IC95 : 1,5-6,4). L’observation par période glissante de 10 ans identifie deux autres intervalles avec un excès significatif de cas de leucémies : 1994-2003 et 1995-2004 (RSI égal à 2,8 et borne inférieure de l’IC95 égale à 1,2 pour les deux intervalles, borne supérieure : 5,6 puis 5,5). Le nombre de cas observés rejoint le nombre attendu dans la période récente : RSI = 1,5 pour la décennie 2004-2013, puis 1,1 pour les décennies 2005-2014 à 2007-2016. Entre juin 2007 et décembre 2015, deux cas sont survenus, soit en moyenne 0,2 cas par an, un taux d’incidence comparable au taux national.

Investigations et bilan

Plusieurs groupes de travail ont été mis en place par les gouvernements des deux Länder pour déterminer les causes du cluster de Krümmel. Les facteurs de risque connus et suspectés de leucémie infantile ont été listés et leurs implications ont été recherchées selon une approche en cinq questions. Pour répondre à la première (« Le cluster est-il causé par l’Elbe ? »), les investigations menées ont inclus la recherche d’autres agrégats géographiques le long du fleuve, des mesures de polluants atmosphériques près d’un barrage et de contaminants dans le lait de vaches pâturant dans la plaine agricole, ainsi que des évaluations de la charge en polluants de l’eau du fleuve et de la contamination environnementale liée à l’utilisation de sédiments pour la construction de digues. Le rôle de l’exposition aux RI a été exploré dans le cadre des trois questions suivantes : « Existe-t-il des particularités de l’environnement local ? » (sources de RI [installation nucléaire, retombées de l’accident de Tchernobyl], de champs électromagnétiques [antennes relais, lignes électriques], de polluants chimiques [activités industrielles] et existence de sites [terrains de jeux] pollués) ; « Existe-t-il des facteurs de risque particuliers dans l’environnement domestique ? » (concentrations de radon ou de solvants [notamment de benzène] dans la maison, usage d’insecticides et de rodenticides, concentrations de métaux lourds et de composés organiques persistants dans le lait maternel, utilisation de fertilisants, de pesticides ou d’eau polluée dans le potager [la plupart des cas étaient survenus dans des familles consommant des aliments produits par elles-mêmes ou localement]) ; « Les cas présentaient-ils des facteurs de risque spécifique ? » (irradiation médicale, anticorps de virus leucémogènes). La dernière question traitée a été celle de la contamination potentielle de l’eau de boisson (pesticides, sols pollués).

L’article rapporte ces différentes investigations et détaille celles relatives aux RI, qui ont notamment inclus des études cytogénétiques comparant la population d’Elbmarsch (échantillons de 42 enfants et de 30 femmes) à celle d’un district du Schleswig-Holstein à environ 100 km au nord de Krümmel, ainsi que des mesures de la radioactivité ou de la concentration de radionucléides dans différents milieux (sol, poussière de maison, eau potable, viande et lait de vache : analyses comparées à celles d’échantillons prélevés dans des régions distantes de l’un ou l’autre Land).

Les rejets radioactifs des deux installations et leurs incidents de fonctionnement ont été soigneusement considérés. Aucun incident avec conséquence radiologique n’avait été enregistré dans la KKK et un était survenu dans le GKSS, qui avait entraîné un rejet d’iode 131 (demi-vie égale à 8 jours) excédant d’un facteur 4,6 la limite annuelle réglementaire en 1983 (seuls trois cas du cluster étaient alors nés).

Parmi les études épidémiologiques réalisées dans la région de Krümmel, l’une a montré la stabilité du taux de prévalence des malformations congénitales durant la période d’observation d’une incidence accrue de la leucémie infantile, et une autre l’absence d’augmentation du taux de mortalité standardisé sur l’âge entre 1982 et 1992. Plusieurs études cas-témoins ont inclus les cas de Krümmel, dont trois d’envergure régionale (Northern German Leukaemia and Lymphoma Study) ou nationale (incidence des cas de leucémie chez des enfants de moins de cinq ans dans un rayon de 5 km autour d’une centrale nucléaire, et investigation du rôle de nombreux facteurs de risque potentiels). Aucune de ces études n’a pu fournir d’explication plausible au cluster de Krümmel qui demeure un événement de cause inconnue, comme la plupart des agrégats de leucémie infantile identifiés, dont celui de Fallon aux États-Unis (16 cas entre 1997 et 2002 dans le comté de Churchill, Nevada), observé loin de toute installation nucléaire. Ce constat doit inciter à poursuivre les travaux sur l’étiologie de la leucémie infantile (les facteurs de risque connus n’expliquent qu’environ 10 % des cas). Pour les auteurs, de vastes programmes de recherche internationaux et interdisciplinaires, orientés notamment sur les interactions gène-environnement et l’épigénétique, seraient nécessaires.

 


Publication analysée :

* Grosche B1, Kaatsch P, Heinzow B, Wichmann HE. The Krümmel (Germany) childhood leukaemia cluster: a review and update. J Radiol Prot 2017 ; 37 : R43–R58. doi : 10.1088/1361-6498/aa8ce9.

1 Freising, Allemagne (retraité, auparavant Federal Office for Radiation Protection, Oberschleissheim, Allemagne).