JLE

ANALYSE D'ARTICLE

Électrohypersensibilité : baisse simultanée de la prévalence et de la couverture médiatique à Taïwan

La prévalence de l’électrohypersensibilité dans la population taïwanaise a pratiquement été divisée par trois entre 2007 et 2012 selon deux enquêtes suivant un même protocole. Cette tendance s’oppose à l’extension du réseau et de la consommation de téléphonie mobile, mais elle s’accorde avec la baisse du nombre d’articles de presse alarmants, qui représente une explication plausible.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a créé le terme d’intolérance environnementale idiopathique attribuée aux champs électromagnétiques (IEI-CEM) en 2005 pour qualifier un ensemble variable de symptômes non spécifiques (céphalées, fatigue, troubles du sommeil, myalgies, symptômes cutanés, etc.) ne trouvant pas d’explication clinique ni biologique, auto-attribué à une exposition à des CEM. Ce nouveau trouble, pour lequel aucune preuve scientifique de la responsabilité des CEM n’a pu être établie, était alors en pleine expansion apparente. Alignant les estimations de sa prévalence dans divers pays (Suède, Autriche, Allemagne, Irlande, Angleterre, États-Unis [Californie]) entre les années 1985 et 2004, deux auteurs prédisaient que 50 % de la population mondiale serait électrosensible en 2017 [1].

À Taïwan, une enquête effectuée en 2007 dans un échantillon représentatif de la population de l’île principale estimait le taux de prévalence de l’IEI-CEM à 13,3 % (IC95 : 11,2-15,3). L’échantillon avait été constitué par randomisation dans la liste des abonnés au téléphone fixe de l’unique fournisseur et couvrait les 25 régions administratives avec une répartition proportionnelle à la taille de leur population. Le taux de participation avait été de 22,2 % (5 643 foyers atteints et 1 251 personnes ayant accepté de répondre). L’électrosensibilité était identifiée sur la base de la question : « lorsque vous êtes à proximité d’une source de CEM telle qu’un téléphone portable, un appareil électrique ou un ordinateur, avez-vous l’impression d’y être allergique ou sensible ? ». Le questionnaire, administré par téléphone à l’un des membres de plus de 18 ans du foyer, l’interrogeait plus largement sur son état de santé (affections chroniques graves physiques et mentales, niveau de santé perçu sur une échelle de Likert à cinq points), sur sa perception du risque lié à 13 éléments de son environnement (dont quatre sources de CEM [antenne de télécommunication, téléphone portable, pylône électrique, ligne d’électricité à haute tension] ; auto-évaluation sur une échelle à trois points), sur son niveau d’études, son activité professionnelle (actif, sans emploi, incapable de travailler) et l’éventuelle restriction de ses activités professionnelles et dans la vie de tous les jours (déplacements, lecture, toilette, alimentation, contacts sociaux, etc.) pour raison de santé au cours des six derniers mois.

Nouvelle enquête cinq ans après

Postulant une extension de l’électrosensibilité, les investigateurs ont augmenté la taille de la population cible pour la répétition de leur enquête en 2012. La procédure d’échantillonnage, ainsi que le questionnaire et sa modalité d’administration, étaient les mêmes que précédemment. Le taux de participation a été similaire (23,6 %) et les réponses de 3 303 personnes ont pu être analysées.

Pondéré sur les données démographiques (sexe, niveau d’études et âge) de l’année 2007, le taux de prévalence de l’IEI-CEM était estimé à 4,6 % (IC95 : 4-5,4). La moindre prévalence dans la tranche d’âge des 65 ans et plus, observée dans la première enquête, n’était pas retrouvée, seule une tendance à la diminution avec l’âge étant notée. Les femmes étaient majoritaires (62,6 %) dans le groupe électrosensible, mais le risque d’IEI-CEM n’était pas significativement plus bas chez les hommes. L’enquête de 2007 indiquait des associations positives entre l’IEI-CEM et l’incapacité à travailler ainsi qu’un très mauvais état de santé perçu. Seule la seconde association persistait en 2012 (8,5 % des sujets classés électrosensibles se déclaraient en très mauvais état de santé versus 1,6 % dans la population totale : odds ratio [OR] = 5,4 [1,4-20,6] dans l’analyse multivariée), et une autre émergeait avec la restriction des activités quotidiennes (OR = 2,2 [1,2-3,8).

L’utilisation de l’annuaire des abonnés au téléphone pour constituer l’échantillon et recruter les répondants a pu entraîner une surestimation comme une sous-estimation de la prévalence réelle de l’IEI-CEM (les sujets électrosensibles évitant les téléphones mobiles pourraient être des plus forts souscripteurs de lignes fixes, mais les plus sévèrement atteints fuyant les deux types d’appareils auraient échappé à l’entretien téléphonique). En tout état de cause, ces sources de biais grèvent les deux enquêtes qui indiquent une baisse significative de la prévalence du trouble sur la période 2007-2012.

Les auteurs ont examiné la littérature publiée jusqu’en 2013 pour savoir si Taïwan constituait un cas isolé. Une même tendance à la baisse de la prévalence de l’IEI-CEM est rapportée aux Pays-Bas (7 % en 2009 et 3,5 % en 2011) et en Allemagne (10 % en 2009 et 7 % en 2013), au travers d’enquêtes utilisant diverses définitions du trouble et modalités d’administration des questionnaires, présentées dans l’article.

L’hypothèse d’un déclin de la couverture médiatique

Alors que les études de provocation (exposition réelle versus fictive) n’ont pas mis en évidence une aptitude particulière des personnes se déclarant électrosensibles à détecter un CEM ni pu relier l’exposition (intensité, durée) aux symptômes (survenue, importance), quelques travaux soutiennent un rôle de la diffusion d’informations inquiétantes dans la genèse du trouble [2]. En alertant sur les dangers des CEM et en diffusant des témoignages de personnes électrosensibles, les médias favoriseraient l’attribution à la « cause » proposée de symptômes banaux, ou simplement de manifestations somatiques normales, mais désagréablement perçues.

À Taïwan, le volume des articles de presse dans le champ des téléphones portables, des antennes relais et des CEM a brutalement décliné entre 2006 et 2008, renforçant la notion d’un lien entre la couverture médiatique de l’électrosensibilité et sa prévalence. Une recherche sur la période 2005-2012 dans la base de données archivant les articles des 10 journaux les plus vendus dans l’île rapporte 1 345 coupures de presse dont une majorité peut être classée dans la catégorie « confrontation » (48,7 % des articles couvrant un conflit lié à l’implantation d’une station de base ou d’une ligne électrique). Les deux autres catégories bien représentées sont : « groupes environnementaux » (23,4 % des articles relayant les activités d’organisations de protection de l’environnement non gouvernementales) et « politique officielle » (12,2 % des articles couvrant notamment les questions de réglementation de l’exposition aux CEM). Le reste se répartit entre des articles commerciaux (présentant des produits en particulier censés protéger contre les ondes électromagnétiques), issus de compagnies de télécommunication et d’électricité, et des nouvelles à l’international. Le contenu des articles est négatif dans plus de 90 % des cas (message véhiculé incitant à éviter ou réduire l’exposition aux CEM présentée comme dangereuse pour la santé). La fréquence de ces articles a atteint un pic en 2006 (avec plus de 450 articles de confrontation notamment), puis a fortement chûté jusqu’en 2008 avant de se stabiliser. Entre 2006 et 2012, le taux de disparition a été respectivement de 25,2 ; 13,4 et 7,4 % par an pour les articles de confrontation, de groupes environnementaux et de politique intérieure.

Dans le même intervalle de temps, la densité des stations de base s’est accrue de 0,24 par km2 en 2005 à 0,46/km2 en 2012. Il en est de même pour l’utilisation des services de téléphonie mobile (statistiques publiques) avec 22,2 millions d’abonnés en 2005 et 29,5 millions en 2012, la durée totale des appels (+ 23,1 milliards de minutes par an) et le nombre de sms échangés (+ 8,15 milliards par an) qui pourrait représenter le seul facteur de diminution de l’exposition aux CEM dans cet ensemble, en supposant qu’envoyer un message expose de façon moins intense et plus brève que passer une communication.

Les auteurs reconnaissent deux limites à leur travail. La première est l’absence de prise en compte d’autres sources d’information que les journaux (télévision, radio, sites Internet, réseaux sociaux) en l’absence d’archivage de leur contenu. Toutefois, il est probable que le désintérêt pour les sujets touchant à l’électrosensibilité mis en évidence dans la presse écrite ait également touché ces médias. La seconde limite tient à l’analyse à l’échelle nationale qui ne renseigne pas sur l’impact de la baisse du traitement médiatique dans le sous-groupe particulier des individus hypersensibles. Enfin, une autre piste peut être ouverte : celle de l’acquisition d’une « tolérance » de la population aux CEM après une période de « réaction » à l’augmentation de l’exposition. Un phénomène d’adaptation physiologique a pu survenir, participant à expliquer la diminution de la prévalence de l’IEI-CEM.

 

Commentaires

Ce travail pose la question de la responsabilité des médias lorsqu’ils couvrent des sujets « santé ». Certes, il s’agit d’une étude isolée, et elle est du type « écologique temporelle » qui apporte un niveau de preuve faible. La corrélation constatée entre, d’une part, la baisse du nombre d’articles consacrés aux dangers des champs électromagnétiques (CEM) et, d’autre part, la prévalence des symptômes qui leur sont attribués peut s’expliquer par une origine commune : le mécanisme le plus probable serait qu’au fur et à mesure que les technologies émettrices de CEM se banalisent, elles sont de moins en moins perçues comme « nouvelles », et de ce fait font moins peur au public. Écrire sur les risques sanitaires qui pourraient leur être liés devient alors moins « vendeur » pour les organes de presse.

Néanmoins, il y a au moins trois raisons qui poussent à prendre cette étude au sérieux et à s’interroger sur ce qu’il conviendrait de faire : 1) L’existence d’un mécanisme psychologique faisant le lien entre la lecture d’articles anxiogènes et les symptômes d’intolérance environnementale idiopathique attribuée aux champs électromagnétiques (IEI-CEM) est tout à fait plausible et de tels mécanismes ont déjà été mis en évidence pour d’autres pathologies par des travaux antérieurs qui sont cités dans cet article. Même s’il existe un facteur de confusion tel que l’accoutumance du public qui rendrait le sujet moins rentable pour les médias, il est hautement probable que la presse peut être un co-facteur de morbidité ; 2) L’IEI-CEM, même si elle s’avérait in fine être d’origine exclusivement psychologique, ne doit pas être considérée comme sans gravité : elle provoque des souffrances réelles, avec même une traduction organique qui peut être objectivée par imagerie cérébrale comme l’ont montré des travaux récents ; 3) L’argument du principe de précaution, souvent brandi par les lanceurs d’alerte et les médias qui relaient leurs messages, peut être retourné dans ce cas : s’il n’est pas exclu que l’on puisse créer (ou au minimum aggraver) un problème de santé en étant alarmiste, un peu de prudence dans l’expression serait la bienvenue.

Ceci posé, il faut éviter (surtout en ces temps d’utilisation politicienne du concept de « fake news ») de se précipiter sur des propositions drastiques, du type « commission de contrôle », qui s’apparenteraient au rétablissement d’une forme de censure. Mais il faut utiliser des résultats de ce type pour alimenter les débats citoyens, et pour tenter de convaincre et former les journalistes.

Georges Salines

 

  • [1] Hallberg O., Oberfeld G. Letter to the editor: will we all become electrosensitive ? Electromagn Biol Med. 2006;25:189-191.
  • [2] Environ Risque Sante 2017 ; 16 : 453-5.

Publication analysée :

* Huang P-C1, Cheng M-T, Guo H-R. Representative survey on idiopathic environmental intolerance attributed to electromagnetic fields in Taiwan and comparison with the international literature. Environ Health 2018 ; 17 : 5. doi : 10.1186/s12940-018-0351-8

# Huang P-C1, Li K-H, Guo H-R. Association between media coverage and prevalence of idiopathic environmental intolerance attributed to electromagnetic field in Taiwan. Environ Res 2018 ; 161: 329-335. doi : 10.1016/j.envres.2017.11.034

1 Department of Environmental and Occupational Health, College of Medicine, National Cheng Kung University, Taiwan.