JLE

Revue de neuropsychologie

MENU

La Semaine de la mémoire, 3e édition Volume 10, numéro 3, Juillet-Août-Septembre 2018

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

  • Figure 3

  • Figure 4

La troisième Semaine de la mémoire a eu lieu à Montpellier du 17 au 21 septembre dernier. Une quarantaine de manifestations ont été organisées par l’observatoire B2V des mémoires et des scientifiques locaux, dans différents lieux de la ville et toujours face à un public nombreux (figure 1). D’autres manifestations ont eu lieu à Caen et à Bordeaux, les deux villes qui avaient mis en place les précédentes éditions. Les conférences et manifestations diverses qui se sont déroulées dans ces trois villes ont connu un immense succès, preuve que la mémoire « sous toutes ses formes » est bien un enjeu majeur de société. Nous rapportons ci-dessous quelques exemples des événements survenus à Montpellier pendant cette semaine mémorable.

La petite musique qui éveille le cerveau

C’est non en fanfare mais sous la subtile impulsion digitale du pianiste Jean-François Zygel qu’a débuté, à l’Opéra Comédie, la troisième Semaine de la mémoire avec le thème « mémoire et musique ». Le musicien, qui « a choisi de devenir improvisateur pour éviter les défauts de mémoire », se saisit du thème : « Le matériau du musicien, ce n’est pas le son, contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est la mémoire ». La musique naît de la répétition d’une suite de sons ou de rythmes qui prend sens, devient attendue et se retrouve avec plaisir. Une intuition confirmée par les spécialistes présents à la table ronde qui a suivi le concert.

« La musique et l’art en général, sont des outils extraordinaires de soins dans toutes sortes de pathologies », rappelle Catherine Thomas-Antérion. Des patients atteints de maladies neurodégénératives sont capables de retrouver ou de renforcer certains souvenirs lorsqu’on les associe à des musiques. Ils parviennent même à apprendre de nouvelles mélodies, tandis que les paroles des chansons disparaissent mais chaque patient est différent : « Nous faisons de la neuropsychologie de dentellière ».

Quant à la pratique de la musique : « Nous avons trouvé des différences entre musiciens et non musiciens dans les zones auditive et motrice du cerveau, mais également dans l’hippocampe », livre Hervé Platel. Les musiciens âgés conservent d’ailleurs une excellente mémoire. Mais il n’est jamais trop tard pour commencer !

Traumatisme : de la nécessité de donner du sens

Mémoire individuelle et mémoire collective sont nécessairement imbriquées. On ne peut faire l’économie de l’une pour comprendre l’autre et réciproquement. C’est sur ce postulat que se sont retrouvés Boris Cyrulnik, Francis Eustache et Denis Peschanski.

« La mémoire saine est évolutive, décrit Boris Cyrulnik, ce n’est pas le retour du passé mais la représentation du passé, ce qui donne la possibilité de la faire changer. Dans le traumatisme, on est happé par une image, une sensation, qui nous empêche d’évoluer, d’aimer, de travailler. On est prisonnier du passé figé. » Nous ne sommes pas tous égaux devant le traumatisme et certains facteurs favorisent la résilience. C’est le cas de l’attachement sécurisant qui se construit avec la mère et l’entourage familial de l’enfant. « Les facteurs de protection sont acquis au corps à corps et la relation naît dans la parole », précise le psychiatre. Les interactions sont fondamentales pour la constitution du lobe préfrontal, socle du contrôle et de l’anticipation. Chez les enfants isolés, on observe une disproportion du siège des émotions, l’amygdale, et une atrophie du cortex préfrontal.

C’est justement cette amygdale qui va « flamber » après un événement traumatique, plongeant la personne dans un état de sidération. « Si on fait parler les gens trop tôt, on les met sur le tapis roulant du syndrome post-traumatique, prévient Boris Cyrulnik. Il faut d’abord les sécuriser, ne pas les laisser seuls. Ensuite, viendra le temps de faire le travail du sens ». Donner du sens est également essentiel pour la mémoire collective, qui est une représentation sélective du passé, participant à la construction identitaire du groupe. Là se rejoignent les deux mémoires. Lorsque le vécu traumatique est en décalage avec le récit collectif, les victimes sont privées de parole. C’est le cas notamment des familles qui ont vécu les bombardements alliés sur la Normandie durant l’été 1940. « Cet événement n’avait pas de sens pour la mémoire collective, pourtant il a fait plus de morts en trois mois que pendant toute l’Occupation en Normandie », souligne Denis Peschanski. La parole, dans un environnement favorable, est susceptible de faire évoluer cette mémoire traumatique.

« On comprend à la lumière de ces croisements entre mémoire individuelle, mémoire collective et mémoire traumatique, à quel point nous avons absolument besoin d’une science de la mémoire, qui n’est pas celle des neuropsychologues, des psychiatres, des neurobiologistes, des historiens, des sociologues… mais la science de tous les scientifiques qui doivent travailler ensemble », conclut Francis Eustache.

Programme « 13-Novembre » : explorer la mémoire d’un événement traumatique

Bientôt trois ans se sont écoulés depuis les attentats du 13 novembre 2015. Dans leur souci « citoyen » de saisir ce moment traumatique et ses conséquences, l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache ont lancé le programme 13-Novembre. « Nous l’avons mis en place très rapidement après les attentats pour essayer de comprendre comment se construit, année après année, les mémoires individuelle et collective », présente Denis Peschanski.

L’objectif était d’une part, de recueillir les témoignages de 1000 personnes après l’attentat, deux ans, cinq ans et 10 ans plus tard, et d’autre part de mener une étude biomédicale sur 200 d’entre elles. Dans l’étude 1000, les volontaires ont été répartis en quatre cercles en fonction de leur proximité avec l’événement : le premier cercle est constitué des personnes directement exposées telles les victimes, les professionnels intervenus sur place, les témoins et les parents endeuillés ; dans le deuxième cercle on retrouve les habitants des quartiers concernés, dans le troisième les habitants de Paris et sa banlieue, enfin le quatrième est composé de personnes vivant à Caen, Metz ou Montpellier. Au total, 1431 heures d’interviews ont été enregistrées en 2016, et tout autant en 2018, avec un retour de 80 % des personnes. L’analyse du vocabulaire recueilli permet déjà de voir se dessiner certaines tendances en matière de sociologie de la famille, des professions, du couple. La totalité des témoignages et les modifications des récits au fil des années pourront montrer la manière dont les mémoires individuelle et collective interagissent.

En parallèle, l’étude Remember menée à Caen se concentre sur 200 personnes, dont 120 issues du cercle 1. Elles ont accepté de participer à une étude biomédicale associant neuropsychologie, psychopathologie et imagerie cérébrale en 2016, 2018 et 2021. L’objectif est d’identifier les mécanismes du trouble de stress post-traumatique, qui se caractérise par « des intrusions, sous la forme d’images, de bruits ou d’odeurs, qui s’imposent au présent à la conscience de la personne » indique Francis Eustache. Les chercheurs tentent de comprendre pourquoi des personnes qui ont vécu le même événement parviennent ou non à inhiber ces intrusions. « Nous voyons déjà des réponses cérébrales très différentes d’un sous-groupe à l’autre ». Parmi les personnes exposées à l’attentat, celles qui ne souffrent pas de stress post-traumatique semblent avoir des circuits neuronaux plus denses entre la zone frontale, responsable du contrôle, et la zone de la mémoire, tandis qu’ils semblent affaiblis chez les victimes qui souffrent du syndrome de stress post-traumatique.

Big data : un système à double tranchant

Cette conférence, animée par Francis Eustache, a été donnée par Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste d’intelligence artificielle et Bernard Stiegler, philosophe. Chaque jour, Twitter publie sept téraoctets de données. Cela représente la moitié du contenu de la Bibliothèque nationale de France qui compte 14 millions d’ouvrages. Les masses de données, ou Big data, sont d’une quantité faramineuse. Elles enregistrent et conservent toutes les informations, sans échantillonnage, ce qui permet d’une part de réaliser un profilage des utilisateurs, d’autre part de traiter des données en masse. « On ne sait pas toujours à quoi elles vont servir, mais elles permettent de trouver des corrélations entre les paramètres, comme par exemple le mode de vie et certaines maladies, explique Jean-Gabriel Ganascia. Cela donne des résultats extraordinaires, le programme Facenet de Google, par exemple, a été entraîné à reconnaître les visages sur 200 millions d’images et son taux de fiabilité est de 99,63 % ». Un résultat qui ne serait pas possible sans la main de l’homme qui a fourni les images, les a étiquetées et a conçu le programme.

« Le système est admirable, mais extrêmement dangereux, interpelle le philosophe Bernard Stiegler. Nous avons produit une technologie purement et simplement computationnelle qui pose que tout est calculable et c’est absolument faux. » Un système dynamique laisse la place pour la création, l’anomalie, la divergence ou l’innovation, mais la machine évacue les exceptions, prend pour référence l’homme moyen et n’est capable que de répétition. Chaque utilisateur est profilé à travers ses actions. Il confie au système sa mémoire externalisée sur laquelle la machine opère des calculs bien plus rapides que le cerveau humain. En devançant ses désirs, il le court-circuite et lui enlève la capacité de réflexion. « L’enjeu est de mettre les algorithmes au service de la raison. Le calcul, il faut bien s’en servir, mais il faut le limiter », conclut-il (figure 2).

La mémoire au futur : un paradoxe qui coule de source

La Mémoire au futur est un titre qui semble tout à fait paradoxal et pourtant, sans souvenir pas d’anticipation et sans projection pas de décision. Ce nouvel ouvrage, réalisé sous la direction de Francis Eustache, rassemble les travaux et réflexions des sept chercheurs membres du conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires. « Dans ce livre, on trouve deux grandes idées : tout d’abord le fait que ce paradoxe est en réalité une évidence, ensuite nous cherchons à amener une réflexion sur la place de cette mémoire du futur, support de notre libre arbitre, et sur la manière dont elle est modifiée, notamment par le contexte social ».

La mémoire du futur ce n’est pas seulement celle qui est à l’œuvre lorsqu’on doit penser à acheter du pain ou à se rendre à un rendez-vous chez le dentiste. On retrouve cette mémoire dans plusieurs fonctions essentielles du cerveau. Elle est définie comme la « capacité que nous avons à envisager une expérience en créant mentalement un scénario réaliste associant images, pensées, actions. » Expériences et connaissances forment ainsi le socle de toute anticipation, et s’avèrent indispensables aux prises de décision.

L’ouvrage transdisciplinaire explore les implications de cette mémoire du futur à travers ses mécanismes mis en évidence sur les modèles animaux, mais aussi ses troubles. Il évoque la difficulté de réaliser des modèles prédictifs pour évaluer les risques qu’une personne a de développer la maladie d’Alzheimer. Au-delà de la neurologie, le livre aborde la dimension collective de la mémoire du futur et soulève la question des nouvelles technologies. La mémoire est désormais enregistrée sur des supports externes numériques, interrogeant l’indépendance de l’être humain et la fragilité de ces supports, qui archivent le passé, enregistrent le présent et permettent, par une puissance de calcul inégalée, de réaliser des prédictions.

Faire parler les archives du vivant

Il y a 3,8 milliards d’années apparaissent sur Terre, les premières cellules procaryotes, mais c’est à partir de 540 millions d’années que la vie explose en diversité et se développe jusqu’à nos jours. De ces milliards d’années ne subsistent que des fossiles, empreintes du passé qui ont permis d’identifier 160 000 espèces disparues, un simple échantillon au regard des millions d’autres qui se sont volatilisées sans laisser de trace. « Les fossiles sont rares et la fossilisation de la matière organique est encore plus exceptionnelle », commente la paléontologue, Monique Vianey-Liaud, qui décrit sa discipline comme « la science qui réveille la mémoire des fossiles ».

Ces traces du passé sont des vestiges d’organismes qui ont été piégés dans les roches sédimentaires, l’argile d’une poche karstique, l’ambre ou le phosphate. Isolés du milieu extérieur, certains sont en très bon état. Sur le site de Liaoning en Chine, par exemple, un écosystème entier vieux de 130 millions d’années a été conservé. Des centaines de spécimens ont été retrouvées : organismes aquatiques, larves d’insectes, coquillages, plantes, oiseaux, un dinosaure à plume... Autant de précieux échantillons qui permettent aux paléontologues de mener l’enquête. En les comparant aux espèces actuelles, ils parviennent à reconstituer l’allure générale, mais également parfois l’apparence extérieure, l’alimentation, le mode de déplacement, de communication d’espèces disparues depuis bien longtemps… ou les conditions de leur extinction. « Voilà 50 millions d’années, la surface de la Terre a connu une augmentation de température de 6 ̊C en moyenne en quelques dizaines de millions d’années, provoquant la disparition faramineuse de groupes de mammifères archaïques. On voit ce que peut donner une augmentation de température rapide », glisse Monique Vianey-Liaud.

Collégiens et seniors font fine équipe

Autre cadre : dans l’amphithéâtre de Pierrevives, l’ambiance est survoltée. Près de cent cinquante collégiens du département sont venus soutenir leurs champions qui ont pris place devant les pupitres : cinq équipes composées de deux collégiens et un « senior » vont s’affronter sur des jeux de mémoire.

À droite, les collèges Paul-Dardé de Lodève et Le Bérange de Baillargues. À gauche les établissements Louise-Michel de Ganges, Max-Rouquette de Saint-André de Sangonis et les Escholiers de la Mosson de Montpellier. Au centre, Guillaume Bagnolini anime ce championnat de la mémoire, accompagné du neurobiologiste Robert Jaffard. Pendant un peu plus d’une heure, les questions vont défiler sur l’écran, faisant appel à différentes facettes de la mémoire et issues de protocoles de recherche éprouvés : listes de mots à retenir, memory, images déplacées, chiffres à manipuler, extraits musicaux… Les différents aspects de la mémoire sont mis à rude épreuve.

Ponctuant le match, les interventions du neurobiologiste Robert Jaffard apportent une couleur scientifique et pédagogique à ce championnat intergénérationnel. « La mémoire n’est pas une copie, elle ne cesse de reconstruire nos souvenirs et le sommeil améliore le travail du cerveau », glisse-t-il en guise de conseil. Décrypter les exercices lui permet d’aborder les mémoires procédurale, épisodique, de travail ou l’émergence de faux souvenirs… Le quiz permet ainsi aux collégiens de toucher du doigt les différentes compétences cognitives qui font appel à la mémoire au quotidien. L’équipe du collège de Max Rouquette de Saint-André de Sangonis s’est illustrée, remportant le championnat. Les trois équipes accédant au podium se sont vu remettre une dotation pour leur établissement. Tous les participants sont repartis avec une coupe, une médaille et un jeu de société intergénérationnel pour poursuivre ce moment d’échanges.

Expérimenter la mémoire dès le plus jeune âge

Pendant que de nombreux auditeurs assistent tout ouïe à différentes conférences, à Genopolys les enfants touchent à tout et c’est permis. Quatre classes de CM1-CM2, des lycéens et des étudiants ont pu expérimenter la mémoire « des cinq sens » à travers des dispositifs concoctés par l’équipe de médiation scientifique (figure 3).

Pour les plus jeunes, des ateliers les mettaient au défi à travers de petits jeux de reconnaissance ou de découverte d’intrus. L’astronaute-chercheur Marie Pequignot leur confiait une mission de la plus haute importance : explorateurs d’une nouvelle planète, ils devaient tout observer, sentir, toucher, pour raconter sur Terre ce qu’ils avaient découvert. Dans un décor réalisé avec le Centre de l’imaginaire scientifique et technique (CIST), les enfants n’en perdaient pas une miette. Un quiz les attendait à l’atterrissage, permettant de mettre en évidence leurs trouvailles et leurs faux souvenirs. Entre deux ateliers, une pause musicale proposée par Radio Clapas permettait aux scolaires de découvrir la mémoire musicale montpelliéraine.

Pour les lycéens de première et terminale du lycée Joffre de Montpellier, deux ateliers étaient organisés par des chercheurs. L’un en génétique où ils ont pu comprendre pourquoi et comment la petite mouche drosophile était un si bon modèle d’étude pour la mémoire, notamment humaine. L’autre en informatique, où de petits jeux mathématiques les emmenaient dans le monde des algorithmes. Les étudiants de l’école ArtFX de création de jeux vidéo ont pu rencontrer le spécialiste de l’intelligence artificielle Jean-Gabriel Ganascia et lui poser toutes leurs questions. La mémoire était bien au cœur de la ville de Montpellier comme le montre aussi ce memory géant organisé place de la Comédie (figure 4).

Les patients et les maladies de la mémoire ont été aussi omniprésents lors de cette Semaine de la mémoire, qui s’est terminée le 21 septembre, journée mondiale contre la maladie d’Alzheimer. Plusieurs événements ont été organisés sur ce thème. Une conférence en duplex a rassemblé des chercheurs de Montpellier, de Caen et de Bordeaux, permettant de souligner les dernières avancées en matière de recherche et d’innovation. À Montpellier, Tangui Maurice et Jean-Michel Verdier ont présenté des travaux de recherche fondamentaux qui conduisent à de nouvelles pistes thérapeutiques. À Caen, Olivier Martinaud et Alexandrine Morand ont présenté un programme de recherche qui vise à comprendre le poids des stéréotypes négatifs du vieillissement au moment du diagnostic de la maladie d’Alzheimer. Enfin, Hélène Amieva, de Bordeaux, a présenté un projet de « village Alzheimer », qui est en train de voir le jour dans les Landes. Cette initiative permet de réfléchir à comment intégrer ces patients, y compris au stade de dépendance, dans notre société actuelle. Voici quelques exemples des manifestations de cette semaine de la mémoire qui en attend bien sûr d’autres…

Licence Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International