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Values Based Medicine (VBM) Volume 14, numéro 4, Avril 2018

Dans la dynamique de « La personne en médecine », la « Clinique fondée sur les valeurs » enrichira vraiment l’Evidence Based Medicine si tant est qu’elle tienne compte aussi de la personne, de l’implication et des valeurs des soignants, qu’elle développe des outils pertinents pour expliciter l’implicite de « ce qui est important » pour patients, soignants et décideurs et qu’elle n’évacue pas les fragilités et défaillances des soignants et du système de soin.

La traduction en français de l’ouvrage de Bill Fulford « La clinique fondée sur les valeurs » est-elle un événement ou une nouvelle mode ? Ce psychiatre d’Oxford, qui était déjà intervenu à Paris en avril 2017 lors du congrès de l’EAPH [1] sur le thème « Being doctor and staying a person », développe cette approche depuis bien longtemps [2]. L’ouvrage s’inscrit dans une nouvelle collection au titre explicite de « La personne en médecine » [3] appuyée sur le Programme interdisciplinaire éponyme de l’Université Sorbonne Paris Cité.

Faits, intérêts, représentations et valeurs

Ce qui est important pour moi ne l’est pas forcément pour vous ou pour mon patient : ne plus avoir mal au genou ou avoir mal de temps en temps mais pouvoir continuer à m’occuper de mon jardin ? Changer d’équipe de référence pour le suivi de mon cancer s’il a récidivé par crainte d’avoir mal été soigné ? Poursuivre un établissement en cas d’infection nosocomiale ? Me livrer aux dépistages systématiques ? Arrêter de fumer ? La sécurité, la qualité ou le confort ou encore le prix ?

Les décisions sont influencées non seulement par les faits probants et plus ou moins connus et validés mais aussi par les intérêts de la collectivité et des décideurs censés agir pour elle. Comme les patients et les soignants, ces derniers sont tributaires de leurs représentations et de leurs valeurs et donc aussi de leur implication. Si les intérêts, même présentés sous forme de contraintes budgétaires et collectives, s’affirment de moins en moins timidement, les représentations et valeurs sont encore plus implicites et subtiles. Elles ne sont pas toujours, loin de là, conscientes pour les soignants. Il en est de même pour ce patient-là, impliqué dans une situation médicale et humaine spécifique : comment gère-t-il sa santé ? Qu’en est-il pour lui de la prise de risque, de son investissement, de son observance, de sa confiance et de ses attentes vis-à-vis de la Médecine et des médecins ? Quel sens sa maladie prend-elle dans sa vie ? Que craint-il ?

Six groupes de valeurs sont repérées dans la littérature médicale [4] : 1) les valeurs personnelles existentielles : ce qui est important dans ma vie et la personne que je souhaite être, 2) les valeurs sociales et culturelles collectives qui imprègnent chacun d’entre nous, 3) les valeurs de la discipline médicale, 4) les processus de décision sur ce qui est bien et important, 5) les processus de sélection des valeurs, 6) les processus d’organisation et de priorisation. Comme nous l’apprend François Laplantine [5], les représentations (l’idée que je me fais des choses : d’où viennent les maladies ? À quoi sert la médecine ?) sont toujours à la fois individuelles et collectives, multiples et souvent contradictoires. Il en est de même des valeurs (qu’est-ce qui est important ? qui porte à l’action ?). Elles sont aussi plus ou moins dominantes, certaines ayant plus de poids que d’autres. Enfin, elles sont évolutives comme les modèles de la pratique médicale.

Des modèles de référence évolutifs : VBM vs. EBM

Le premier modèle « moderne » de la médecine s’appuie sur la très fameuse Evidence Based Medicine (EBM) [6]. Si elle ne date que d’une trentaine d’années, l’EBM a conforté le tournant scientifique, engagé bien avant, mais jusqu’alors encore soumis à des influences parfois discutables. D’où viennent les données ? Sont-elles obtenues par des recherches méthodologiquement acceptables ? Sont-elles adaptées à la situation de ce patient dans ce contexte-là ? L’introduction des notions de niveau de preuve, puis celle de population concernée avec les données statistiques correspondantes, somme toute assez récentes, ont ouvert le champ de la qualité des soins puis celui de la sécurité des patients.

La Values Based Medicine (VBM), alias clinique fondée sur les valeurs, serait-elle le deuxième tournant majeur d’une médecine désormais centrée sur la personne ?

Elle s’appuie sur un certain nombre de notions fondamentales : 1) la conscience de la diversité des valeurs individuelles, 2) la capacité à raisonner sur les valeurs, 3) la primauté des valeurs de l’individu singulier sur les données générales à propos des valeurs, 4) les compétences en communication pour faire émerger les valeurs et résoudre les conflits, 5) la centration sur les valeurs du patient en tenant compte aussi de celles de ceux qui sont impliqués dans le soin, 6) la diversité des valeurs des membres de l’équipe multidisciplinaire, 7) un lien fort et systématique avec les données probantes toujours présentes (principe de « la double assise »), 8) la conscience que les valeurs ne se remarquent que lorsqu’elles posent problème (principe de « la roue qui grince »), 9) le fait que les progrès scientifiques et technologiques induisent aussi des progrès sur les valeurs (principe de « la science qui conduit »), 10) et enfin le partenariat dans la prise de décision basée à la fois sur le consensus (développant des cadres partagés de valeurs) et sur le dissensus impliquant que les différences de valeur restent en jeu pour être pondérées et reconnues.

La position et l’implication, clés des valeurs

Interpeller les gens sur leurs valeurs, s’ils l’acceptent, a le mérite de leur montrer à quel point ils n’y pensent le plus souvent pas. Si le questionnement est collectif, il mettra très probablement en évidence à la fois l’existence de valeurs partagées et de positionnements très différents vis-à-vis de ces valeurs. Entre un questionnaire théorique du type de ceux des magazines de l’été (« S’il ne vous restait qu’un an à vivre » ? « Êtes-vous pomme ou poire » ? ...) et la vraie vie, il n’y a pas forcément de lien direct et nombre d’entre nous ne feraient probablement pas ce qu’ils ont dit s’ils étaient vraiment dans la situation évoquée. La conscience des valeurs, leur hiérarchisation et leur articulation dépendent avant tout de la position et donc de l’implication de la personne concernée dans une situation donnée. Et le différentiel entre les valeurs alléguées et les choix effectivement effectués est d’autant plus grand que la situation est difficile pour la personne : si ma vie est en jeu ou que, sur un autre plan, je suis impliqué dans une erreur médicale, je ne raisonnerai et n’agirai probablement pas forcément comme je l’aurais prévu s’il s’agissait simplement d’en discuter entre collègues bienveillants et tranquilles.

Si tous les gars du monde…

Tenir compte à la fois des faits probants disponibles et de ceux qui ne le sont pas, des attentes, craintes, besoins, désirs, représentations et valeurs des patients et des soignants dans un échange bienveillant… le philosophe Jürgen Habermas [7] décrit abondamment et de manière ardue pour nous médecins, les « interactions communicationnelles » dans lesquelles les participants sont d’accord pour coordonner en bonne intelligence leurs plans d’action… Et d’ajouter : « Mais alors que dans l’activité stratégique l’un influe sur l’autre empiriquement (que ce soit en le menaçant d’une sanction ou en lui faisant miroiter des gratifications) afin d’obtenir la continuation escomptée de l’interaction, dans l’activité communicationnelle, chacun est motivé rationnellement par l’autre à agir conjointement et ce, en vertu des effets d’engagement illocutoires inhérents au fait que l’on propose un acte de parole. C’est parce qu’elle rend possible la participation et non la connaissance, que l’argumentation est nécessaire. »

On ne peut qu’être d’accord là-dessus !

La vraie vie : vulnérabilités des soignants

Et si le monde n’était pas aussi parfait ? Si même en évacuant les « méchants » (qui n’ont droit qu’à une demi-colonne dans l’ouvrage de Fulford), on acceptait de travailler aussi dans la vraie vie, là où on ne se comprend pas toujours très bien et où patients et surtout soignants n’agissent pas toujours en fonction des données actuelles de la science ni même de leurs intérêts. Et encore, même si tout est disponible, bonne volonté en plus, comment pondérer et donc comparer entre elles des valeurs de registres différents, et plus encore celles de l’un et celles de l’autre. Le patient est prioritaire, c’est évident mais que se passe-t-il si son besoin, par exemple d’un arrêt de travail antidaté, vient solliciter la trop grande bienveillance du médecin tenté de « rendre service » ou au contraire légitimement intransigeant sur son registre de valeurs à lui en tant que soignant inséré dans une collectivité et soumis à des règles ? Les soignants peuvent être défaillants et en tension par rapport à des valeurs contradictoires. D’autant qu’ils ne sont absolument pas préparés à gérer les conflits de valeurs. C’est d’ailleurs l’un des critères majeurs de la souffrance des soignants aujourd’hui enfin reconnue [8].

Quelles méthodes pour travailler les valeurs avec des outils adaptés ?

Le fait de reconnaître qu’il existe des valeurs et qu’elles peuvent être en tension est une première étape d’éclairage du hidden curriculum[9], processus largement implicite qui, en plus des enseignements formels et informels, transforme une personne en soignant. Ces valeurs, si importantes et délicates qu’on n’en parle pas, ont trait notamment à la gestion de l’implication, l’émotion, l’incertitude, les défaillances, la hiérarchie, l’intégrité morale, l’idéal professionnel…

La seconde étape est la formation à la gestion de ces valeurs. Or, les cadres de référence des faits et ceux des valeurs sont fondamentalement différents. Leur approche est tout logiquement elle aussi, différente. Décrire les faits visibles et indiscutables, décortiquer, faire des comparaisons, généraliser, est autrement plus difficile lorsqu’il est question de valeurs forcément individuelles, très largement implicites et souvent inconscientes. Pour les patients, une situation médicale se raconte avec plus ou moins de détails. Il en est de même pour les soignants appelés à ne pas se limiter à la 3e personne (le malade, la maladie) mais à inclure, dans la narration, la 1re personne (j’ai vécu, ressenti, constaté, recherché…) [10]. Il s’agit là de la réflexivité [11] bien connue des internes de médecine générale : réfléchir, au sens cognitif du terme, sur son reflet, au sens descriptif du terme. D’où l’intérêt des Récits de Situations Complexes Authentiques (RSCA) eux aussi bien connus par nos internes : décrire une situation impliquée et contextualisée pour en tirer enseignement, ce qui peut être une définition de la clinique. Signalons également dans la même dynamique, des enseignements sur l’erreur médicale [12] ou les soins aux soignants [13].

Vigilance : une évolution positive… à surveiller

Un guide de la Haute Autorité de Santé [14] précise les modalités de la « décision médicale partagée » qui comprend échange d’informations et délibération entre un professionnel de santé et un patient en vue d’une prise de décision acceptée d’un commun accord.

L’EBM, telle qu’elle était conçue par ses fondateurs, se donnait pour objectif de prendre des décisions fondées non seulement sur les preuves, mais aussi, sur l’expertise du clinicien et sa façon d’exercer la médecine, d’une part, et les préférences et donc les valeurs du patient, d’autre part [15]. Ces deux registres, pratiques du soignant et valeurs du patient, sont interchangeables, enrichis qu’ils sont des pratiques du patient et des valeurs du soignant. Comme le dit encore Laplantine [5], « les processus d’échange entre soignants et soignés ne s’effectuent pas seulement entre l’expérience vécue du malade et le savoir scientifique du médecin mais aussi entre le savoir du malade sur sa maladie et l’expérience vécue du médecin ». Or, on retient plus volontiers de l’EBM « l’évidence » et les faits probants que l’expérience et les préférences. Dans la dynamique de l’Approche Centrée Patient, elle-même largement issue de l’Approche Centrée sur la Personne de Rogers [16], la VBM ne serait-elle finalement qu’un rappel à l’ordre pour réintroduire les personnes du patient et du soignant dans les décisions médicales ? D’aucuns pourraient considérer qu’elle enfonce des portes ouvertes oubliant qu’elle en souligne au moins l’existence et la nécessité de les appréhender et de les travailler. N’est-ce pas ce qu’a fait en son temps, la révolution EBM ?

Liens d’intérêts

l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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