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Médecine

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50 et une nuances de médecine générale Volume 14, numéro 9, Novembre 2018

Gestion du deuil et débordement

Famille S., sicilienne. Le grand-père, 69 ans, vient de décéder brutalement d’un infarctus. J’ai eu l’information par téléphone la veille.

Se présentent dans mon bureau la grand-mère, deux des filles dont l’une a des troubles psychotiques traités, la belle-fille et ses deux petits garçons, agités au possible et ayant déjà fracassé les oreilles des patients de la salle d’attente pendant une heure trente… Je préviens ma stagiaire, qui a les yeux ronds comme des billes, que ça va être rock and roll.

Avec précaution, aborder le deuil par le détail de la scène dramatique pour évoquer ensuite le personnage du grand-père, l’inhumation et la nécessité pour la grand-mère d’être entourée. Les larmes coulent.

Gérer la fille psychotique qui a déclenché un érysipèle de très belle facture avec suspicion de phlébite secondaire. Prescription du traitement, des examens complémentaires et prochain rendez-vous. Gérer et rassurer la deuxième fille qui me montre ses derniers dosages de cholestérol trop élevés, « je ne veux pas finir comme mon père ! ».

Les petits-enfants tentent avec méthode de démonter mon bureau et d’arracher les rideaux en braillant à tue-tête.

Il est temps maintenant de gérer la belle-fille, dont je me demandais ce qu’elle faisait là et qui souhaite s’entretenir seule à seul avec moi. Tout ce petit monde sort et j’apprends que cette dernière est en procès avec la maternité d’un grand hôpital parisien parce qu’elle a, pense-t-elle, perdu son premier bébé, mort in utero quatre jours après la date du terme, en raison des dysfonctionnements du service. On comprend mieux la folle agitation des petits. Nous évoquons donc le deuil non fait de cette femme qui s’est dit, à l’époque, que ce n’était qu’une fausse couche (!) et qu’il fallait vite oublier. La mort du grand-père est donc une sorte de boomerang émotionnel.

  • « Il faudrait en parler à vos enfants avec des mots simples. »
  • « Mais docteur, ils ne peuvent pas comprendre ! »
  • « Oh que si. Là, ils ressentent mais ne comprennent pas. Vous pleurez encore ce bébé perdu et ils ne savent pas pourquoi vous pleurez. C’est bien trop lourd pour eux. Parlez-leur quand vous le pourrez avec vos mots, avec votre cœur ».

Elle semble convaincue et apaisée à tel point qu’elle en oublie, et moi aussi, de régler la consultation …

Un grand verre d’eau et on repart.

Gestion du deuil à distance

Mme P., 65 ans, souffre de dépression chronique, grande tabagique, avec un passé douloureux d’addiction à l’alcool (actuellement sevrée). Elle vient me voir pour le renouvellement de son traitement habituel.

Serbe, avec, malgré 40 ans de vie parisienne, un accent de poissonnière cosaque et un manque de vocabulaire qui obligent à une écoute attentive, elle veut me parler de son mari décédé 6 mois auparavant. Je pose mon stylo. Cet homme, ancien ouvrier dans le bâtiment, très pataud, très gentil, très drôle, est brutalement décédé d’une myocardite aiguë avec défaillance multiviscérale. Les réanimateurs (le compte-rendu l’atteste) se sont battus comme des fous pour le sauver, en vain. Elle veut comprendre. Je lui explique que la cause exacte n’a pas été trouvée, même si l’hypothèse virale domine.

Elle veut me dire avec ses mots qu’hier soir elle a fait une crise d’angoisse. En allant acheter des vêtements de bébé pour sa petite-fille, elle est passée devant le rayon homme où elle faisait autrefois des achats pour son mari. Son cœur s’est serré si fort qu’elle en pleure encore. J’en ai les larmes aux yeux et discrètement je remonte mes lunettes…

Cette femme parle avec son cœur. Elle part en Serbie s’occuper de la tombe de son mari et voir sa petite-fille. Ses fils l’adorent et je lui dis que son mari a eu bien de la chance de l’avoir près de lui. Son deuil me semble parfaitement sain et naturel.

Me vient en mémoire cette autre patiente ayant vécu le même drame personnel et qui, incapable d’en dire le moindre mot, malgré l’implosion émotionnelle évidente, a fait une pancréatite biliaire aiguë dramatique quelques heures après notre entretien.

« Ça me fait beaucoup bien parler vous » me dit Mme P. en partant.

De la prévention en psychopathologie familiale

Mme D. 35 ans, a accepté la proposition que je lui ai faite de venir me voir avec ses deux enfants, Adem 6 ans et Yannis 4 mois. Il est temps que le « médecin de famille » fasse avec eux trois le point sur ce qui vient de leur arriver.

Mme D., d’origine algérienne de deuxième génération, émancipée et cultivée, vit une relation de couple difficile faite d’incompréhension et de silence qui lui sont insupportables. Pourtant elle a décidé avec son mari d’avoir un deuxième enfant. Une grossesse sans problème particulier, un accouchement à terme. Mais dès le post-partum une dépression marquée s’installe avec des difficultés réelles et clairement verbalisées dans la relation avec son bébé.

Elle a repris contact avec sa psychothérapeute et m’en a parlé à plusieurs reprises téléphoniquement. Le pédiatre de la maternité, inquiet, l’a adressée à un psychiatre. Dès lors qu’elle a prononcé la phrase taboue, comme un appel au secours « j’ai peur de faire une bêtise, de ne pas y arriver », la machine s’emballe. Elle est immédiatement hospitalisée en psychiatrie dans l’hypothèse d’un accès mélancolique, le bébé placé en pouponnière. Le parapluie est grand ouvert, tout le monde aux abris ! Je reconnais que ça sécurise, mais quels seront les dégâts collatéraux ?

Néanmoins une bonne communication ville-hôpital entre le psychiatre, la thérapeute et le MG couplée au temps de la sédimentation permettra au bout de deux mois (!) que le bébé retrouve les bras de sa maman.

Mme D. me présente donc Yannis qu’elle garde paisiblement dans ses bras tandis qu’Adem me fait la démonstration, petites lunettes cerclées de rigueur, de son intelligence, de ses facultés de lecture et de sa grande curiosité. Nous parlons donc librement du vécu des uns et des autres, du rôle du papa qui a clairement tenu sa place dans la tourmente. Adem n’est pas en reste. Les mots mettent du sens. La maman est fière et attendrie par son aîné tout en couvant son bébé, qui, du confortable point de vue qui est le sien, observe le monde.

Une approche globale et une connaissance, par la continuité des soins, de la famille va peut-être permettre de renforcer les liens familiaux et en tous cas le sentiment d’efficacité personnelle de la mère.

Qui d’autre que le MG ? Qui d’autre ?

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