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Une équipe mobile de crise à Mayotte. Penser un raccord qui soit en accord Volume 95, numéro 6, Juin-Juillet 2019

Introduction

Mayotte est un petit bout de terre française située au nord-ouest de Madagascar. Elle appartient à l’archipel des Comores mais, à la différence de ses sœurs (Grande Comore, Anjouan, Mohéli), sa population a opté pour le rattachement à la France. Depuis 2011, Mayotte est le 101e département français, un département original sur une terre métissée (issues de migrations bantoues, arabes et malgaches), une terre qui est le lieu d’une immigration clandestine importante venant des îles voisines. La majorité de la population est de religion musulmane mais a aussi des croyances animistes [1]. Une part non négligeable de celle-ci ne parle pas français.

Un service de santé mentale a vu le jour sur cette île en 2001. Il a pour caractéristiques principales d’avoir privilégié le déploiement d’un système de soins ambulatoire et d’avoir à sa disposition très peu de lits d’hospitalisation.

L’intégration française de Mayotte est à l’origine de mutations importantes qui impactent fortement la vie quotidienne, les comportements traditionnels mais aussi les représentations de la santé et les pratiques de soin [1]. L’équipe mobile de crise de psychiatrie est née dans une tentative d’accordage à ce contexte en mouvement.

Le service de psychiatrie

Le service de santé mentale de Mayotte a moins de 20 ans. Des missions psychiatriques venant de la Réunion étaient organisées dans les années quatre-vingt, avant qu’un médecin généraliste ne prenne le relais de la référence en psychiatrie. En 2001, Le Dr Ayrault est recruté pour organiser une politique de santé mentale. Il est aidé dans un premier temps d’un traducteur (toujours présent dans le service). L’année d’après une infirmière, une psychologue et une secrétaire sont recrutées et s’ouvre alors le centre de santé mentale [2].

À Mayotte, les patients présentant des troubles que nous considérons comme relevant de la santé mentale bénéficiaient et bénéficient encore de soins traditionnels au sein de la communauté, soins en lien avec des hypothèses culturelles locales de la maladie ayant à voir le plus souvent avec une possession par des esprits (les djinns) plus ou moins malfaisants ou une attaque de sorcellerie (grigris) [1].

Le service de santé mentale s’est ainsi résumé pendant de nombreuses années à un CMP adultes-enfants dont l’équipe soignante a toujours été très mobile, se déplaçant sur les diverses zones géographiques de l’île (Petite-Terre, Nord, Sud, Centre) pour réaliser des consultations en dispensaire et des visites à domicile. Cinq lits d’hospitalisation ont été ouverts en 2009 et 5 autres en 2012. Le service de psychiatrie fonctionne toujours à l’heure actuelle avec cette petite unité fermée de 10 lits d’hospitalisation pour 265 000 habitants. Quelques structures supplémentaires ont vu le jour ces dernières années : un CMP enfants (2015), un CMP dans le Sud (2017), un CATTP (2017). Des consultations et groupes thérapeutiques sont assurés au centre pénitentiaire.

L’équipe mobile de crise a débuté son activité fin 2016, reprenant l’activité d’urgence et de liaison (qui était assurée par une petite équipe depuis 2011) et proposant des prises en charge de crise ambulatoires sur quelques semaines.

Mayotte ne compte aucun secteur libéral en psychiatrie, les médecins généralistes sont en grand sous-effectif et le secteur médicosocial en développement reste encore très démuni.

L’équipe mobile de crise

Les origines

L’idée d’une équipe mobile de crise à Mayotte a émergé à la fois d’une nécessité institutionnelle dictée par l’urgence de mettre en place rapidement un dispositif complémentaire pour prendre en charge les patients en crise et d’une volonté d’accordage aux demandes de la population vis-à-vis des soins psychiatriques. Ces constats ont fait écho avec l’expérience que j’avais eue sur le groupe ERIC (équipe rapide d’intervention de crise) dans les Yvelines, 10 années auparavant au cours de mon internat de psychiatrie.

Un raccord institutionnel…

Face à une demande croissante de la population concernant les soins dits « de l’hôpital » (à comprendre comme « soins de la médecine occidentale » ou de « la biomédecine » versus « soins de la maison » ou « soins traditionnels »), notre petit service de psychiatrie rencontrait depuis quelques années beaucoup de difficultés pour répondre de manière adaptée aux demandes des patients et de leurs familles lors des périodes de crise.

Au vu de sa faible capacité en lits, notre unité d’hospitalisation fonctionne en réalité comme une unité de crise (sans lit d’aval…), seuls les patients les plus inquiétants y sont hospitalisés et cela pour une durée très limitée. La plupart des patients très symptomatiques sont donc chez eux et, n’ayant pas de dispositif approprié, le service pouvait difficilement proposer les soins ambulatoires intensifiés requis par l’état de crise.

Par ailleurs, à Mayotte, les urgences sont souvent le lieu de la première rencontre des patients et de leur famille avec la psychiatrie en tant que soin occidental, rencontre qui peut être le lieu de beaucoup d’incompréhensions mutuelles. Cette réalité de « la difficulté à se comprendre du premier coup » associé à l’absence de parcours facilitant pour accéder à des soins après un passage aux urgences était à l’origine de beaucoup de ratés.

…pour être en accord avec les familles ?

À Mayotte, beaucoup de patients et de familles se trouvent, en matière de trouble psychiatrique, dans une référence – explicitée ou non – à deux systèmes culturels différents d’interprétation et de prise en charge. Il n’est donc pas rare que les familles mettent en œuvre des soins traditionnels avant, pendant ou après les soins psychiatriques que nous proposons. Elles font appel à la psychiatrie lorsqu’elles sont en bout de course des soins traditionnels ou lorsqu’elles sont débordées par des symptômes ingérables au domicile mais aussi parfois pour des raisons financières (les soins traditionnels sont onéreux). Il arrive aussi assez souvent qu’un tradipraticien conseille à une famille de faire appel aux soins occidentaux car il a « diagnostiqué » une « maladie de l’hôpital ».

La société mahoraise et comorienne traditionnelle est communautaire. L’individu existe par la manière dont la communauté le reconnaît [1]. Même si cette tradition est en mouvement, fortement influencée par une culture occidentale qui met l’accent sur une grande individuation, nous constatons que l’intégration dans la communauté reste une priorité. C’est aussi plus souvent la communauté qui porte la demande de soin que le patient lui-même : ce sont ainsi souvent des symptômes externalisés (agitation, troubles du comportement, voire passage à l’acte…) qui mettent en mouvement la communauté et la famille qui recherche alors de l’aide [3].

Qu’il s’agisse de la nécessité de pratiquer des soins traditionnels ou bien de la volonté de la famille de ne pas se séparer de son malade, les familles que nous rencontrons ne désirent pas forcément une hospitalisation ou bien nous missionnent pour une hospitalisation de très courte durée (le temps « de calmer un peu » les symptômes).

Une expérience dans une équipe de crise mobile

Notre dispositif s’est inspiré du groupe ERIC (hôpital Charcot à Plaisir, Yvelines), service dans lequel j’avais fait un stage d’interne il y a plus de 10 ans. Créé par le Dr Kannas, ERIC est un dispositif qui propose des interventions d’urgence et des suivis de crise. L’équipe peut se déplacer pour intervenir sur le lieu de la crise [4]. De par sa réactivité et l’intense dispositif qu’elle peut mettre en place, l’équipe ERIC représente une réelle alternative à l’hospitalisation. Les interventions de crise reposent sur une approche systémique s’appuyant sur l’entourage des patients [5].

À l’inverse de la plupart des dispositifs de crise en France, la dynamique de création de notre équipe ne vient pas s’inscrire dans un processus de désinstitutionalisation des malades mentaux. Cependant, la volonté de ne pas tout miser sur de nouveaux lits d’hospitalisation a toujours été bien présente. Dans un lieu où l’intégration sociale est aussi vitale pour l’individu, prévenir la logique d’expulsion de la communauté liée à des hospitalisations répétées et trop longues [6] est une vraie préoccupation pour notre service.

Il semblait évident qu’un dispositif de crise reposant sur du travail ambulatoire, éventuellement en mobilité et centré sur les familles, était plein de sens à penser et à construire. Un groupe de travail pluridisciplinaire a permis d’élaborer le projet de cette équipe afin d’en faire un outil suffisamment bien accordé aux besoins de notre service ainsi qu’aux réalités locales.

Le dispositif

L’équipe est constituée de 1,5 temps médical, 1 temps de psychologue, 5 temps infirmier, 3 temps d’aide médico-psychologiques (AMP) traducteurs, 0,2 temps d’assistante sociale, 0,2 temps de cadre infirmier et 0,2 temps de secrétaire. C’est une petite équipe qui travaille de 7 h 30 à 18 h 30 en semaine et assure une permanence le week-end de 8 h à 15 h.

Elle couvre de nombreuses missions : elle donne les avis et oriente les patients qui arrivent aux urgences du centre hospitalier de Mayotte (hôpital général). Elle peut effectuer des entretiens en urgence sur ses locaux ou en mobilité et des prises en charge de crise sur quelques semaines. Enfin, elle assure aussi une activité de liaison dans les autres services de l’hôpital.

L’équipe soignante de l’équipe de crise a été pensée dès l’origine comme une équipe pluridisciplinaire où les fonctions d’origine de chacun sont respectées mais dans laquelle tout le monde est amené à devenir compétent sur les techniques d’intervention.

Calqué sur le modèle d’ERIC [7], le travail (entretiens aux urgences, en liaison, entretien de crise sur nos locaux ou à l’extérieur, appels téléphoniques) ne se fait jamais par un soignant seul mais est toujours effectué en binôme ou trinôme. Le travail en trinôme se justifie à la fois par la nécessité fréquente de traduction et par la complexité de certains entretiens qui se font avec un grand nombre de personnes de l’entourage. Les collègues AMP traducteurs (originaires de Mayotte) représentent une ressource importante de l’équipe : ils traduisent en présence des membres de la famille non francophones et accompagnent précieusement l’ajustement de nos pratiques aux enjeux locaux [8]. En effet, le reste de l’équipe est constitué pour la plus grande part de wazungus (terme qui signifie blancs ou métropolitains).

Une pause systématique durant les entretiens permet aux soignants en présence de se concerter et de penser ensemble à la suite à donner. Les temps d’échange clinique quotidiens sont bien définis, les décisions importantes, les hypothèses de travail et les objectifs y sont partagés.

La philosophie

Travailler avec les familles

Une évidence ?

Travailler avec les familles à Mayotte pouvait sembler aller de soi. Dans notre pratique, la présence des accompagnants n’était pas une innovation tant en consultation qu’en hospitalisation. Nous savons que ces familles que nous rencontrons peuvent déployer des moyens immenses pour rechercher un ou des tradipraticiens, trouver les finances nécessaires et mettre en œuvre des soins traditionnels. Bien que présentes dans la salle d’attente ou en consultation, elles sont souvent spontanément plus en retrait dans la filière « soins de l’hôpital ». Leurs représentations de « ce qui se passe pour le patient » ne sont pas toujours verbalisées spontanément (qu’il s’agisse de représentations traditionnelles de la maladie ou d’hypothèses « plus occidentalisées » d’origine des troubles) mais influencent dans tous les cas son circuit de soin.

En leur proposant un espace adapté dès la première rencontre (souvent les urgences), nous souhaitions travailler de manière plus harmonieuse avec ces familles, et les mettre ainsi au centre des prises en charge « de l’hôpital ». Dans ce département en mouvement, nous espérions voir ainsi se déployer les ressources communautaires et les compétences familiales dans notre champ.

Se situer dans un itinéraire de soin

Que peut-on essayer de faire pour vous et avec vous là maintenant pour vous soutenir sans s’imposer ? La psychiatrie est-elle engagée ? D’emblée licenciée ? Est-elle envisagée comme un appoint ? Est-elle le cadre de soin principal ?

Un patient arrivé aux urgences de l’hôpital n’est pas forcément « entre nos mains ». « Se situer » est une étape très rentable qui permet non seulement d’adapter et d’optimiser notre prise en charge mais surtout de favoriser un bon niveau d’alliance avec des familles dont on espère que si elles ne nous « embauchent pas », elles pourront au moins nous identifier comme un recours possible et suffisamment bienveillant pour un éventuel second temps.

Les membres de la famille nécessitent régulièrement d’un temps de concertation pour s’accorder sur ce qu’ils veulent de la part de l’hôpital, surtout si une personne importante de l’entourage n’est pas là et doit être consultée. « Questionner notre place » peut parfois mettre en évidence un rapport complexe de la famille à la gestion des tensions entre modernité et tradition qui se trouve parfois à l’origine de conflits intrafamiliaux exprimés ou latents.

L’approche systémique de la crise

La pertinence de l’approche systémique pour penser et travailler autour de la crise [9, 10] ainsi que la volonté forte de travailler avec les familles en se situant en partenaire plus qu’en substitut ont guidé notre choix de s’appuyer sur ce type de référentiel.

L’approche systémique nous permet de penser la crise comme une crise du groupe dont le patient n’est que le signal d’alerte et de dépasser l’analyse du (des) symptôme(s) mis en avant pour préciser son (leur) rôle dans le fonctionnement de la famille ou de la communauté. Dans notre pratique, il est fréquent que le patient signale par des symptômes (souvent impressionnants) une place « intenable » dans son groupe qu’il ne peut nommer explicitement. Et pourtant, la présence de ce groupe semble l’élément déterminant pour pouvoir l’aider.

Ces entretiens ont pour but de se dégager du bilan des « déficits et incapacités » du patient, de redonner du sens à ses troubles au sein de son groupe et enfin d’ouvrir le champ des solutions envisageables par la famille. L’équipe travaille avec l’idée que les compétences sont du côté de la famille [11] et nos faibles moyens nous encouragent tous les jours à maintenir une position basse.

Le choix d’un outil systémique pour travailler avec ces familles autour de la crise a nécessité une formation minimale des professionnels que nous avons mise en place en partenariat avec le groupe ERIC.

S’accorder à la réalité locale

Approche systémique et accordage

En faisant parler des systèmes de valeurs, des règles de fonctionnement, des objectifs prioritaires de chacun à conserver ou à changer, l’outil systémique permet en partie de contourner l’obstacle de la méconnaissance de la culture et des différences culturelles [12] et de travailler avec les représentations de chacun. Dans un lieu qui a la particularité d’avoir une identité traditionnelle à la fois très marquée et fortement mouvementée, il est important de se demander où en est chacun, tant par rapport à sa famille ou sa communauté que par rapport à son référentiel culturel.

Par ailleurs, comme certains auteurs l’ont souligné [12], le concept de maladie dans la pensée traditionnelle a des points de similitude avec la notion de patient désigné de la théorie systémique : à Mayotte, le patient, est selon la tradition, possédé par un djinn passé de génération en génération, venu sur lui car il est « le plus fragile » ou bien « le préféré », ou encore l’objet de grigris envoyés par la nouvelle femme de son père qui serait jalouse de sa mère… Une approche de la maladie qui « fait sens » et qui laisse une vraie place aux représentations de la famille a pour intérêt de soutenir le déploiement des ressources et ainsi de favoriser le maintien ou la réhabilitation du patient dans sa communauté. À l’inverse, il a été montré qu’imposer une perception très biomédicale précocement pouvait favoriser l’extinction des ressources de la communauté, contribuant peu à peu à l’exclusion des patients [13].

Transmission et traduction

Incarnant une sorte de « pont » entre deux styles de pensée et de vivre, l’implication des collègues AMP traducteurs est une source inestimable de richesse pour l’équipe dans ce travail d’accordage au contexte et aux familles. Le travail d’interprétariat effectué dans les entretiens est particulièrement fatiguant et complexe (grand nombre de personnes, interventions thérapeutiques parfois difficiles à traduire…), c’est un sujet de réflexion permanent pour l’équipe qui cherche à en faire une ressource plutôt qu’une entrave. Ils sont aussi une aide considérable quand il s’agit de déceler les alliances, les émotions, les contradictions dans l’implicite et le non verbal. Ce sont des dimensions qui tiennent une place importante dans la culture mahoraise [1]. Certains sujets difficiles qui ne peuvent être abordés que de cette manière par le patient ou leur famille impliquent la présence de soignants identifiés comme partageant la même « connaissance culturelle » [14]. Par ailleurs, considérés comme un soutien ou comme « ceux qui peuvent vraiment comprendre » par les membres de la famille, nos collègues AMP ont un rôle important à jouer dans le travail « en complémentarité » avec les hypothèses et les soins traditionnels ainsi que dans la révélation et la régulation de tensions diverses. La contre partie est qu’en tant que membres de la communauté, ils doivent aussi régulièrement négocier avec des problématiques de loyauté dans leur lien avec certains membres de la famille ou encore avec des collègues de l’hôpital.

Accompagnement anthropologique

Pour penser au mieux l’ajustement de notre dispositif au contexte socio-culturel de Mayotte, nous avons obtenu un financement pour un accompagnement anthropologique. Il a été réalisé par Juliette Sakoyan (LaSSA, laboratoire de sciences sociales appliquées) sollicitée en raison de ses nombreux travaux sur le terrain de Mayotte et des Comores [15]. Cet accompagnement a aidé l’équipe à maintenir un haut niveau de préoccupation à propos de l’ajustement de son dispositif et de sa pratique quotidienne et l’a renforcé dans ses connaissances du terrain de Mayotte et des Comores. Il en a également émergé des questions importantes que nous portons avec nous au quotidien, et qui sont continuellement remises à la réflexion : comment s’appréhende la question de « la mobilité » à Mayotte lorsqu’une grande partie de la population est en situation administrative irrégulière et par essence limitée dans sa possibilité de venir aux soins ? Ou encore : comment une crise familiale peut s’appréhender dans la crise plus globale de ce département ?

Accompagnement, disponibilité et mobilité

Le travail de l’équipe de crise avec l’entourage des patients a pour objectif de soutenir et d’accompagner les familles afin qu’elles puissent continuer à s’occuper de leurs proches souvent très symptomatiques dans des conditions acceptables pour elles. La disponibilité et la démarche « d’aller vers » de la mobilité sont des outils importants de ce travail.

Nous consacrons beaucoup de temps aux familles pendant les entretiens (qui durent rarement moins d’une heure) et cela dès la première rencontre qui se fait souvent aux urgences. Le travail téléphonique représente une part importante de notre activité. Ces appels nous permettent de rester présents et de soutenir les patients et leurs familles entre les entretiens (rendez-vous téléphoniques programmés) ainsi que d’offrir un certain niveau de disponibilité (nous essayons d’être le plus joignable possible en cas de besoin).

« En inversant la démarche psychiatrique » [16], la mobilité marque de manière très perceptible un engagement fort de notre part et favorise l’alliance aux soins de patients et de familles que nous avons souvent vu dans un premier temps sur l’hôpital. Elle nous permet d’accéder au milieu de viedu patient, d’observer directement le contexte dans lequel s’inscrivent les symptômes. Elle nous permet aussi de rencontrer des personnes importantes pour la prise en charge mais qui se déplacent peu (par exemple la coco, la grand-mère à Mayotte). Il nous arrive aussi de nous mobiliser « pour aller vers » sans pour autant aller à la maison : nous pouvons alors par exemple nous retrouver dans un dispensaire à proximité du domicile.

Aller à domicile fait sortir les professionnels de leur zone de confort habituel [16]. À Mayotte, les entretiens à domicile se font parfois avec beaucoup de monde et imposent de tolérer un certain niveau de va-et-vient de personnes (de la famille, du voisinage, du village). Les AMP traducteurs sont des personnes ressources importantes lors des déplacements au domicile. Qu’il y ait besoin de traduction ou pas, ils sont souvent une aide précieuse pour s’accorder dans la relation et dans le lieu intime que représente le domicile des gens.

En pratique

Un succès…

L’équipe fonctionne maintenant depuis 2 ans. Elle s’occupe pour la plus grande part de patients étant passés aux urgences, pour une part plus faible mais non négligeable de patients non stabilisés sortant de notre unité d’hospitalisation ou de patients provenant d’autres services de l’hôpital. Elle fait le lien après une prise en charge de durée très aléatoire (allant d’un seul rendez-vous à un maximum de 6 semaines) avec le CMP lorsqu’une poursuite des soins est indiquée.

Les patients dont elle s’occupe en « prise en charge ambulatoire de crise » sont souvent très symptomatiques. Dans un autre département français, un grand nombre de ces patients auraient sûrement été hospitalisés. « Agitation » ou « trouble du comportement » sont de loin les motifs qui donnent le plus lieu à des prises en charge par l’équipe, suivis par « tentative de suicide » et beaucoup moins fréquemment : « délire » (sans agitation), « dépression », ou « anxiété ».

Maintenir le patient au sein de la communauté lors de la crise favorise la mise en œuvre d’un travail plus serré et plus harmonieux avec les familles. Elles sont de fait fortement impliquées donc prêtes à déployer beaucoup de ressources et de compétences que nous-mêmes sommes en mesure d’accompagner. En effet, il s’avère souvent plus difficile de faire ce travail lorsque les patients sont hospitalisés car malgré notre désir de les inclure, les proches sont visiblement tentés de se retirer d’un système de soin peu familier dans lequel ils « n’ont pas la main ».

Par ailleurs, il est très intéressant de constater que le changement de paradigme opéré (qui dit que les symptômes du patient ne sont qu’un signal d’alerte d’un problème plus global concernant la famille) est plutôt bien accueilli par les familles et surtout particulièrement efficient pour s’occuper de patients très symptomatiques. Cette approche décentrée des patients favorise la mise en place d’une alliance de qualité, enraye l’escalade symptomatique (souvent agressive) et permet de réaliser des entretiens récurrents, de plus d’une heure avec eux et leur famille. La prescription pharmacologique est la plupart du temps nécessaire mais toujours associée à cet accompagnement du patient et de son entourage dans la recherche « de sens » (qu’il s’agisse d’hypothèses traditionnelles, systémiques ou des deux à la fois) et de solutions.

… avec certaines limites

L’équipe de crise de Mayotte est confrontée comme toutes les équipes qui travaillent avec l’urgence et la crise au burn out des professionnels et à la violence [5]. Son statut de « raccord » pour l’institution implique que ses limites sont d’autant plus difficiles à poser : elle n’existe pas « en plus d’un autre dispositif » (sur lequel elle pourrait un peu se décharger…) puisqu’elle est venue combler un vide. Elle est régulièrement saturée et doit revoir à la baisse ses impératifs dans un système de soin très précaire, ce qui est difficile à supporter pour des professionnels de la santé. La question récurrente du lien plus ou moins fluide ou en tension qu’elle entretient avec les autres unités du service de psychiatrie mais aussi avec les autres services de l’hôpital est probablement inhérente à sa place « d’unité à l’interface » ayant à négocier avec des enjeux relationnels tant au niveau de sa pratique avec les familles et les patients qu’avec les autres équipes de l’institution.

Par rapport à ses objectifs initiaux, elle a dû revoir sa réactivité et ses possibilités de mobilité. En pratique, elle ne réalise jamais d’intervention d’urgence en mobilité ou de manière extrêmement rare. Elle se contente de « visites ponctuelles » optimisées c’est-à-dire de visites validées et suffisamment travaillées avec l’entourage pour « être réussie » – les personnes qui devaient être là sont bien là, à l’heure et disponibles pour le type de travail qu’elles savent que nous réalisons (des entretiens qui durent un certain temps avec de drôles de questions et de commentaires…) – et prendre tout leur sens…

Ses multiples domaines d’intervention (avis et évaluation aux urgences, prise en charge de crise, liaison) et leurs temporalités différentes demandent un réajustement permanent et usant au quotidien.

Enfin, une des difficultés majeures est liée au terrain de Mayotte : il s’agit du turnover important de soignants, source importante de fragilisation des êtres humains (patients et soignants qui restent) et de la philosophie du soin…

Conclusion

Dans son article « Harmonie dans le soin » [17],Céline Roussin, une médecin généraliste ayant longtemps exercé à Mayotte reprend le concept de mwafaka c’est-à-dire de « concordance » ou d’harmonie. À Mayotte, le traitement traditionnel fonctionnera seulement s’il existe une mwafaka entre un tradipraticien et son patient. De même, les soignants en psychiatrie qu’il s’agisse de ceux de l’équipe de crise ou de ceux des autres dispositifs ne pourront être réellement soignants que s’ils trouvent la « place juste dans la relation thérapeutique ». Dans ce jeune département français au rythme comorien, la psychiatrie est une discipline récente, elle n’est qu’un recours parmi d’autres dans l’itinéraire de soin, un recours souvent objet de controverses au sein des familles elles-mêmes. Les attitudes vis-à-vis de la psychiatrie évoluent, de plus en plus de patients et de familles semblent compter sur « ces soins de l’hôpital ». Cependant, la représentation traditionnelle n’est jamais loin malgré des discours individuels qui la rejettent, le poids de la communauté est toujours très important malgré des individus qui tentent de s’en défaire… Notre petit équipe se retrouve finalement bien dans les concepts actuels du courant de la santé mentale communautaire [18] : « le patient expert de sa guérison », « la psychiatrie comme partenaire », « le renoncement à être la solution unique », « le pouvoir de l’inclusion sociale », « le rétablissement défini par les termes du patient et de sa communauté ». Modernes malgré nous ? Ou bien, en accord avec l’idée systémique selon laquelle un système institutionnel « en crise » porte en lui la créativité nécessaire à développer des solutions innovantes…

Liens d’intérêt

l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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