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Pharmacodépendance induite par une prescription de traitement opiacé au long cours : réflexion autour de deux cas Volume 94, numéro 10, Décembre 2018

Tableaux

Introduction

Au xixe siècle, cent ans après la découverte de la molécule de la morphine, ont été décrits les premiers cas de dépendance aux opiacés. Parmi eux, une figure emblématique l’archiduc Rodolphe de Habsbourg-Lorraine (1858-1889), héritier de l’Empire austro-hongrois et polytoxicomane [1].

Depuis, les traitements opiacés sont largement utilisés en France et en Europe pour traiter les douleurs chroniques, cancéreuses et non cancéreuses. Malgré un cadre de prescription et de délivrance stricte [2], la crainte de la dépendance psychologique aux opiacés persiste, chez les patients et au sein de la communauté médicale [3]. Probablement pour cette raison, les patients dépendants aux opioïdes sont insuffisamment traités en cas de douleurs chroniques [4]. Or la douleur chronique affecte 37 à 68 % des patients traités par des médicaments de substitution des opioïdes [5]. On retrouve plusieurs publications sur le sujet qui présentent des résultats contradictoires [6].

En effet, l’utilisation des opioïdes est associée non seulement à l’apparition d’effets indésirables mineurs (troubles digestifs, constipation, somnolence) mais également, lors de prescription pour des périodes prolongées, à des phénomènes de tolérance et de troubles cognitifs [7] ou d’hyperalgésie induite [8], de possibles répercussions sur les systèmes immunitaire [9]et endocrinien [10], mais surtout à des phénomènes de mésusage et de dépendance. Toutefois une revue systématique de 17 études sur le développement d’une addiction dans les suites d’un traitement de douleurs par opioïdes trouve un taux très bas d’incidence et de prévalence d’addiction concluant que le traitement de douleurs non cancéreuses par opioïdes est associé avec un faible risque de développer un trouble d’usage des opioïdes [11]. De plus on note un défaut d’études de qualité sur le sujet [12]. Le traitement des douleurs chroniques par opioïdes expose un très petit pourcentage de patients à devenir dépendants et une sélection rigoureuse écartant ceux qui ont une histoire d’abus de drogue ou d’alcool pourrait encore plus réduire ce nombre [13].

Les morts par surdose de drogue ont augmenté de 6 % en Europe entre 2014 et 2015, selon le rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) [14], soit 8441 en 2015 ce qui peut inquiéter puisque le taux était à la baisse depuis 2008.

Les cas mortels sont à 81 % dus aux opiacés comme la morphine, l’héroïne ou le fentanyl dont la consommation va crescendo notamment par prescription médicale. Dans certains pays, les complications liées à la prescription d’opiacés représentent un réel problème de santé publique, voire épidémique, même si le nombre de morts en Europe reste bien inférieur à celui enregistré aux États-Unis. Dans ce pays, un rapport a même estimé le taux d’abus d’opioïdes à 26 % chez les patients traités par opioïdes en ambulatoire. En 2015, 52 404 décès par overdose ont été comptabilisés aux États-Unis, 64 000 en 2016, 63 000 en 2017. Cette évolution pourrait être expliquée par des prescriptions plus faciles, une possible iatrogénie avec des douleurs mal prises en charge et la disponibilité en pharmacie d’opioïdes à action prolongée. Les médecins témoignent de leur manque de confiance dans la prescription en toute sécurité d’opioïdes et leur capacité à détecter un mésusage ou une dépendance chez leurs patients. [15]. Les différences d’approche au niveau de la réglementation et de la prescription pourraient expliquer les variations dans l’ampleur des chiffres entre l’Europe et les États-Unis. La possibilité d’une sous-déclaration est aussi à prendre en compte.

Les opiacés sont à l’origine de 38 % de l’ensemble des demandes de traitement dans l’Union européenne. « En Europe comme en Amérique du Nord, l’apparition récente de nouveaux opiacés de synthèse à forte teneur en principe actif, principalement des dérivés du fentanyl, est extrêmement préoccupante », souligne l’OEDT [14]. Le fentanyl, cent fois plus puissant que la morphine, est un antidouleur de synthèse de plus en plus utilisé comme une drogue récréative. Aux États-Unis par exemple, les décès par surdosage d’opioïdes délivrés sur ordonnance figurent au deuxième rang des causes de décès accidentels après les accidents de la voie publique (16 500 cas en 2012, trois fois plus de cas en 20 ans) [16]. En France, les opiacés ont été et sont encore les substances les plus impliquées dans les décès par surdose [17]. Des données de pharmacovigilance récentes ont retrouvé 774 abus de traitements opioïdes déclarés entre 1996 et juin 2013 (en grande majorité du sulfate de morphine, obtenu par prescription dans près de la moitié des cas) [18]. Il existe de plus une sous-estimation de ces décès en raison de leur sous-déclaration [19].

La douleur et l’addiction partagent des voies neurophysiologiques communes au niveau du système nerveux central, et donnent lieu à des interactions complexes, chaque condition pouvant influencer l’autre. La présence d’une douleur chronique peut ainsi influencer le développement et l’évolution d’une conduite addictive et vice versa [6, 20, 21].

La pseudo-addiction est un concept inventé en 1989, qui est fréquemment cité pour souligner que le problème des douleurs sous-traitées, plutôt que la dépendance, est une préoccupation importante et un réel problème clinique actuel chez les patients recevant un traitement opiacé. Une revue de la littérature sur Medline à partir du terme pseudo-addiction retrouve 224 publications. Seulement 18 de ces articles ont contribué à une meilleure compréhension du concept ou ont mis en doute la pseudo-addiction aussi bien d’un point de vue anecdotique ou théorique et aucun n’a empiriquement testé ou a confirmé son existence. Seul douze de ces articles étaient en faveur de la pseudo-addiction » [22].

Nous abordons ici, sans être exhaustif, la pharmacodépendance induite par la prescription d’antalgiques opiacés dits forts (palier III défini par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1987) [23]. Nous excluons de cette réflexion les consommations d’opiacés hors prescription médicale (marché noir, mésusage).

Observations cliniques

Les deux vignettes cliniques portent sur des patients adressés par l’équipe mobile douleur de l’Institut Mutualiste Montsouris. Si leurs situations cliniques étaient totalement différentes, la demande de consultation était : « une difficulté au sevrage d’un traitement par opiacés ».

Ces patients ont été reçus plusieurs fois en consultation de l’équipe de liaison et de soins en addictologie (ELSA) à quelques semaines d’intervalle. Par contre nos patients ne se sont pas retrouvés en RCP (réunion de concertation pluridisciplinaire) à proprement parlé, il s’agissait plus d’échanges pluri-professionnels. En fait, la partie addictologique est venue en dernière ligne après les avis somatiques et de la consultation de la douleur.

M. J, 71 ans

Lorsque nous rencontrons M. J, il est hospitalisé dans le département d’oncologie médicale pour altération de l’état général, nausées et vomissements.

Ce patient est porteur d’un adénocarcinome de la prostate résistant à la castration chimique avec métastases osseuses. Cependant son pronostic vital n’est pas engagé et un projet de chimiothérapie est en cours.

Il n’a aucun antécédent psychiatrique mais il présente un antécédent de tabagisme évalué à 100 paquets années (PA) sevré depuis dix ans.

Son traitement antalgique comporte : oxycodone 20 mg toutes les 4 heures si besoin et chlorhydrate d’oxycodone LP 110 mg par jour prescrit initialement pour des douleurs osseuses métastatiques.

M. J n’a aucune douleur avec ce traitement mais il présente une asthénie, des nausées et des troubles de l’équilibre qui ne sont attribuables qu’aux morphiniques. Une IRM cérébrale a notamment été réalisée et est normale. Le patient a essayé à plusieurs reprises de diminuer spontanément les doses de morphiniques prescrites depuis plusieurs années sans succès (apparition de syndrome de sevrage sans recrudescence des douleurs osseuses pour lesquelles le traitement a été initialement prescrit). Il peut parfois prendre les traitements à une posologie plus importante que celle qui est prescrite malgré des effets secondaires qui l’empêchent de réaliser les activités de la vie quotidienne.

L’équipe médicale d’oncologie contacte l’équipe mobile douleur qui nous adresse M. J après évaluation.

À l’entretien M. J nous explique ses difficultés et son désir d’arrêter son traitement opiacé.

Cette situation répond à plusieurs critères du DSM V définissant le trouble lié à l’usage de substance [24] :

  • Les opioïdes sont souvent pris en quantité plus importante ou pendant une période plus prolongée que prévue.
  • Il existe un désir persistant ou des efforts infructueux pour diminuer ou contrôler l’utilisation d’opioïdes.
  • Beaucoup de temps est passé à des activités nécessaires pour obtenir les opioïdes, utiliser les opioïdes ou récupérer de leurs effets.
  • Craving ou envie irrépressible de consommer les opioïdes.
  • Des activités sociales, occupationnelles ou récréatives importantes sont abandonnées ou réduites à cause de l’utilisation d’opioïdes.
  • L’utilisation des opioïdes est poursuivie bien que la personne sache avoir un problème psychologique ou physique persistant ou récurrent susceptible d’avoir été causé ou exacerbé par cette substance.
  • Tolérance définie par l’un des symptômes suivants :
    • besoin de quantités notablement plus fortes d’opioïdes pour obtenir une intoxication ou l’effet désiré,
    • effet notablement diminué en cas d’utilisation continue d’une même quantité d’opioïdes.
  • Sevrage, caractérisé par l’une ou l’autre des manifestations suivantes :
    • syndrome de sevrage aux opiacés caractérisé,
    • les opioïdes ou une substance proche sont pris pour soulager ou éviter les symptômes de sevrage.
Sur le plan psychiatrique, l’entretien avec M. J est par ailleurs normal, il n’existe pas de symptômes anxieux ou dépressifs.

M. M, 56 ans

M. M est hospitalisé pour explorations de douleurs abdominales et mise en place de saignées dans le cadre du traitement d’un syndrome d’hyperviscosité.

Il n’a aucun antécédent psychiatrique mais il présente un antécédent de tabagisme évalué à 15 PA sevré depuis 5 ans et une consommation occasionnelle d’alcool.

Son syndrome d’hyperviscosité évolue depuis un an, secondaire à une polyglobulie. Il présente également des douleurs chroniques de l’hypochondre droit depuis 2 ans, consécutives à une cholécystectomie dans les suites d’une cholécystite. Ces douleurs ont rapidement été traitées par des antalgiques de palier III de l’OMS prescrit par son médecin généraliste mais n’ont jamais été jugées efficaces. Pourtant, depuis 2 ans, le traitement a été maintenu et à son entrée M. M reçoit un traitement par sulfate de morphine 20 mg toutes les 4 heures si besoin.

Devant ces douleurs rebelles, l’équipe médicale de médecine interne contacte l’équipe mobile douleur qui nous adresse M. M après évaluation.

M. M nous explique ses difficultés liées aux douleurs et son souhait d’arrêter le traitement opiacé qu’il juge inefficace.

Le diagnostic addictologique est compliqué chez ce patient douloureux. Ces douleurs ont des conséquences psychiques et sur son fonctionnement au quotidien.

Cette situation répond également aux symptômes du trouble lié à l’usage de substance du DSM V [24] retrouvés chez M. J auxquels s’ajoutent d’autres critères :

  • Utilisation répétée d’opioïdes conduisant à l’incapacité de remplir des obligations majeures au travail à l’école ou à la maison.
  • Utilisation d’opioïdes malgré des problèmes interpersonnels ou sociaux persistants ou récurrents, causés ou exacerbés par les effets opioïdes.
  • Des activités sociales, occupationnelles ou récréatives importantes sont abandonnées ou réduites à cause de l’utilisation d’opioïdes.

M. M présente également des troubles du sommeil (il est réveillé par des douleurs la nuit et peine à se rendormir) et une hyporexie. Il existe une irritabilité importante et un fléchissement thymique sans idées noires. L’examen psychiatrique ne présente pas d’anomalie par ailleurs.

Par contre il n’a pas été possible de savoir si la décision de mettre les patients sous méthadone avait eu les résultats escomptés.

Discussion diagnostique et psychopathologique

Les situations de M. J et M. M apparaissent comme différentes de celles rencontrées en pratique clinique habituelle en consultation d’addictologie.

Traitement opiacé et risque de dépendance

Le risque de conduite addictive lors de la prescription d’opiacés est le sujet de nombreux articles et revues de la littérature depuis les années 1980. Ces articles ne sont pas toujours comparables du fait de la variabilité des critères d’évaluation de l’addiction et des populations étudiées. Par ailleurs la dépendance aux antalgiques est probablement sous-estimée car sous-déclarée [17].

Dans les années 1980, ce risque était considéré comme faible (0,03-5 %), ce qui est revu à la hausse dix ans plus tard (3,2-19 %) [25]. Les données d’études plus récentes sont résumées dans le tableau 1.

Ces articles (tableau 1) font état du risque de dépendance aux opiacés dans leur ensemble. Toutefois les situations ne sont pas les mêmes selon les cas : opiacés de palier II, accessibilité plus importante (ordonnance simple, vente libre jusqu’en juillet 2017), traitement de substitution aux opiacés et population à risque, opiacés antalgiques de palier III. Notons que le changement législatif récent vis-à-vis de la prescription des traitements opiacés de palier II pourrait modifier ces données de prévalence.

Des études observationnelles sur les situations à risques de dépendance aux opiacés ont permis le développement d’outils de dépistage, notamment l’outil de dépistage Opioid Risk Tool[30], présenté dans le tableau 2.

Des critères et échelles de surveillance ont également été construits afin d’être utilisés une fois le traitement introduit. En effet, les facteurs de risques de dépendance sont dynamiques et évoluent dans le temps d’où la nécessité d’évaluer le risque d’addiction tout au long du suivi.

Les critères de Portenoy (1990) [31]

Un désir intense du patient pour le médicament

  • Usage compulsif, pour traiter des symptômes autres que la douleur ou dans des phases asymptomatiques.
  • Certains comportements peuvent être associés comme un nomadisme médical, un usage inapproprié d’autres substances ou des achats de médicaments au marché noir.

Les critères de Savage (2002) [32]

Retards aux rendez-vous.

  • Prétendues allergies médicamenteuses limitant le choix de l’antalgique.
  • Une demande de prescription en toute fin de rendez-vous.
  • Échecs avec tous les antalgiques sauf avec les opiacés.
  • Problèmes relationnels avec les médecins peuvent également être présents.

L’échelle de POMI [33]

L’échelle de POMI (Prescription Opioid Misuse Index) est un auto-questionnaire de dépistage d’un mésusage comprenant six questions :

  • 1.Vous arrive-t-il de prendre plus de médicaments, c’est-à-dire une dose plus importante, que ce qui vous est prescrit ?
  • 2.Vous arrive-t-il de prendre plus souvent vos médicaments, c’est-à-dire de raccourcir le temps entre deux prises, que ce qui est prescrit ?
  • 3.Vous arrive-t-il de faire renouveler votre traitement contre la douleur plus tôt que prévu ?
  • 4.Vous arrive-t-il de vous sentir bien ou euphorique après avoir pris votre traitement antalgique ?
  • 5.Vous arrive-t-il de prendre votre médicament antalgique parce que vous êtes tracassé ou pour vous aider à faire face à des problèmes autres que la douleur ?
  • 6.Vous est-il arrivé de consulter plusieurs médecins y compris les services d’urgence pour obtenir votre traitement antalgique ?

Une réponse positive à l’une des questions marque un point et un score total supérieur ou égal à 2 objective un mésusage.

Les recommandations de Limoges (2010) [34]

Les facteurs de risques de dépendance sont un âge jeune, des antécédents personnels ou familiaux d’abus ou de dépendance à une substance (comprenant les troubles du comportement alimentaire), des antécédents d’automédication, la présence d’un trouble psychiatrique, des antécédents médicolégaux.

Les signes de dépendance sont une augmentation inhabituelle des doses de traitement opiacé, une majoration de la plainte douloureuse sans aggravation de la pathologie à l’origine des douleurs, la présence de prescripteurs multiples, la non-production des ordonnances par les patients ou des prescriptions et traitements déclarés perdus. Une résistance au changement de traitement et un refus de traitement par générique peuvent être associés.

M. M et M. J n’auraient probablement pas été considérés comme à risque de développer une dépendance aux opiacés : score à 0 pour l’Opioid Risk Tool dans les deux situations. À notre connaissance ces patients n’ont pas répondu à ce type de test, mais ils auraient pu bénéficier d’outils de surveillance.

Notion de pseudo-addiction

Certains auteurs ont développé le concept de pseudo-addiction. Plusieurs articles ont décrit la pseudo-addiction comme un problème iatrogène résultant d’une « retenue » dans la prescription des opiacés pour traiter la douleur. Elle pourrait être empêchée et/ou traitée avec un traitement opioïde plus agressif. La preuve empirique soutenant la pseudo-addiction comme un diagnostic distinct de la dépendance n’est pas évidente. Néanmoins, le terme a été accepté et a proliféré dans la littérature comme une justification de la thérapie opioïde des douleurs non terminales chez les patients qui peuvent sembler être devenus dépendants mais ne doivent pas, dans la perspective de pseudo-addiction, être diagnostiqués comme dépendants. Des études futures devraient examiner si l’acceptation du concept de pseudo-addiction a compliqué la prise en charge adéquate de la douleur ou s’il a contribué ou reflété les changements médicaux-culturels qui ont produit l’épidémie de dépendance opioïde iatrogène [22]. Même s’il répond aux critères du DSM V du trouble lié à l’usage d’opiacés, un sujet « pseudo-addict » agirait dans l’espoir de contrôler sa douleur [35].

À l’opposé, un « sujet addict » agirait pour obtenir d’autres effets que le soulagement de la douleur comme le bien-être, la sédation ou l’amélioration de l’humeur. La différence tient à la raison qui motive le comportement. La disparition du comportement addictif quand la douleur est contrôlée constitue l’élément principal de diagnostic différentiel. En 2006, une étude a tenté de distinguer les deux situations (pseudo-addiction et addiction vraie) grâce à des questionnaires discriminant les symptômes liés à la douleur et les symptômes non liés à la douleur. Mais le diagnostic reste à ce jour compliqué en pratique [35].

Hotsjed et al. en 2007 [26] ajoutent que les critères du DSM IV comme ceux de la CIM 10 ne sont pas adaptés pour le diagnostic de dépendance aux opiacés dans le cadre de douleur et entraînent surestimation de la prévalence des addictions dans cette population.

Chez nos deux patients, les symptômes de sevrage et la tolérance peuvent être attribués à des effets secondaires du traitement au long cours. Chez M. J qui n’est plus algique, le diagnostic de dépendance ou « addiction vraie » est plus facile que chez M. M qui est toujours douloureux (diagnostic différentiel avec « pseudo addiction »). Notons ici que chez ces deux patients la représentation et l’usage du traitement opiacé sont proches. L’usage principal et rapproché du traitement est dû à la crainte du syndrome de sevrage avant même qu’apparaissent les premiers symptômes de celui-ci.

Ils déclarent un désir franc d’arrêter les traitements opiacés dans leur ensemble mais restent très ambivalents ; tous deux ne se considèrent pas comme « dépendants » ou « addicts ». Cette ambivalence correspondrait au stade de contemplation décrit dans le modèle de Prochaska et Di Clemente [36]. À ce stade l’entretien motivationnel est un outil essentiel du soin [37]

Toutefois il est important de considérer lien entre pseudo-addiction et iatrogénie. Cet aspect avait déjà été évoqué en 1989 par Weissman et Haddox. Dans leur note clinique, ils introduisent la notion de pseudo-addiction pour décrire un syndrome iatrogène avec le développement d’un comportement anormal comme directe conséquence d’une conduite thérapeutique inadéquate dans le traitement de la douleur chez un jeune de 17 ans admis pour leucémie.

Selon les auteurs, l’histoire naturelle de la pseudo-addiction repose sur 3 phases caractéristiques mises en route dans la progression de la gestion de la douleur :

  • 1.prescription inadéquate d’analgésiques pour régler le stimulus douloureux,
  • 2.escalade par le patient dans la demande d’analgésiques associé avec des changements comportementaux qui permettent de convaincre les autres de la sévérité des algies,
  • 3.finalement une crise de confiance entre le patient et l’équipe qui l’a en charge.

La solution provient de la mise en place de stratégies thérapeutiques qui rétablissent le lien entre équipe et patient et posent les bases de l’apport d’un traitement anti-douloureux approprié au contrôle du niveau algique du patient [38]. Dans le cas de nos patients il nous est difficile de préciser s’il y a eu iatrogénie ou pas. La demande de consultation émanait de la consultation douleur de l’IMM qui a une grande expérience en la matière en lien avec le centre Curie dans la gestion des douleurs oncologiques notamment, nous avons considéré que nous n’avions pas la compétence pour remettre en cause la conduction de cette gestion.

Discussion

Comment expliquer l’apparition d’une dépendance chez ces patients ?

La principale hypothèse est que la dépendance constitue un nouvel état d’équilibre apparaissant à la suite de l’usage massif et répété d’une substance afin de guérir ou colmater une blessure psychique. Ce nouvel état d’équilibre peut être prudemment mis en lien avec l’état consécutif aux nombreux remaniements neurobiologiques du cerveau du sujet dépendant [39].

L’hypothèse d’une dépendance affective peut être soulevée chez ces patients

Selon certains auteurs, la conduite addictive est une quête d’affranchissement de la dépendance affective vis-à-vis des objets externes et internes. En cela elle induit une autre forme de dépendance qui en prend le relais et la renforce paradoxalement [40]. L’addiction apparaît comme une revanche, une vengeance des déceptions et des frustrations, mais plus fondamentalement comme une négation d’une dépendance affective qui n’en persiste pas moins de diverses manières [41]. Les addictions seraient une nouvelle façon de penser ou de panser la souffrance psychique selon Philippe Jeammet [42].

Bien que l’ayant tous deux peu évoqué au cours des entretiens, on retrouve chez ses deux patients des blessures psychiques ou traumatismes antérieurs aux douleurs et à la mise en place du traitement opiacé. M. M nous a décrit des conflits récurrents avec sa compagne et se posait la question d’une séparation avec elle. Le fils cadet de M. J est décédé à l’âge de douze ans d’une maladie chronique. Évidemment ces constructions psychiques ne peuvent se substituer à ce que pourraient dire l’un et l’autre.

Les addictions en général, seraient caractérisées par une certaine destructivité au moyen du toxique. Il y aurait ainsi l’assouvissement d’un besoin d’autopunition, paradoxe source de jouissance et de culpabilité. Les résolutions d’arrêt démenties dans nos deux cas pourraient être une destruction inconsciente devant peut-être la culpabilité des conflits conjugaux pour l’un, l’impuissance devant la mort de l’enfant pour l’autre. Cette difficulté ici à supporter la possible emprise affective de l’autre pourrait pousser le sujet à adopter des objets subjectivement moins dangereux, c’est-à-dire moins menaçants psychiquement les antalgiques opiacés [43, 44]. La conduite addictive, est donc une quête d’affranchissement de la dépendance affective

Leurs conduites addictives, sont-elles une défaillance d’élaboration des processus de séparation ? Il est clair qu’en liaison Elsa (Équipe de liaison de soins en addictologie) le temps nous manque pour explorer des pistes psychopathologiques pouvant tenter une explication du primum movens des conduites addictives des patients vus. Ici on pourrait également s’interroger sur la fonction d’anesthésique de l’addiction induite. En effet, leur vie trop lourde, imposée par la maladie, les pertes ou la solitude des conflits conjugaux, n’inflige que peines et déceptions, comme le soulignait Freud. Pour la supporter disait-il, il nous faut des « échafaudages de secours », des « briseurs de soucis » [45]. Le renforçateur toxique est-il encore plus efficace s’il est médicalement prescrit, qui plus est pour une maladie « honorable » ? On retrouve alors donc à la fois une forme pratique de satisfaction et une « mesure d’insensibilisation », dans une double finalité, substitutive et défensive [45]. L’aide du toxique, devient une protection pour colmater leur faille, à l’insu de leur plein gré et révèle une fonction spécifique dans l’économie psychique des sujets [46]. De même dans ces maladies à terme létales la question d’une maîtrise de l’évolution par l’utilisation du corps et la proximité de la destructivité se pose comme l’évoque Pédinielli [43].

Aspect particulier

Après des essais infructueux de sevrage en traitement opiacé chez ces patients, des échanges pluridisciplinaires incluant un médecin oncologue ou interniste, un médecin de la douleur, des médecins addictologues et une interne en psychiatrie ont eu lieu.

Ces discussions nous ont permis de comprendre que dans ces situations les objectifs thérapeutiques des médecins n’étaient pas les mêmes selon les spécialités. Les médecins oncologues mettaient en avant l’intérêt de la prise en charge de la douleur, les médecins addictologues soulignaient l’importance de la prise en charge de la dépendance.

Nous savons que la prise en charge de la douleur chronique dépend de l’expérience du praticien [47] et que des différences de prise en charge existent entre les médecins généralistes et les médecins spécialistes de la douleur [48]. Certaines données de la littérature suggèrent même que l’évaluation et le traitement de la douleur pourraient être influencés par les caractéristiques démographiques des médecins [49]. Notons cependant qu’à notre connaissance, il n’y a pas de consensus sur la prise en charge des cas particuliers correspondants aux situations de Mr. M et M. J. Il a finalement été décidé pour ces deux patients la mise en place d’une prise en charge en addictologie et l’introduction d’une substitution par méthadone après une information claire et leur consentement éclairé. L’introduction et la titration de la méthadone ont été réalisées en milieu hospitalier. Il a été souligné aux patients l’importance d’un suivi pluridisciplinaire et ils ont été incités à entamer une prise en charge psychothérapeutique.

Conclusion

Ces situations sont peu fréquentes mais posent de nombreuses questions notamment lorsqu’on essaie prudemment d’en généraliser les conclusions.

Qui prend en charge ces patients ? Vers quels médecins les adresser ? Les médecins de la douleur, les médecins somaticiens de la spécialité concernée, les médecins addictologues ? En effet chacun des praticiens entend une partie de la plainte du patient mais peu l’entendent dans sa globalité. La démarche doit donc être nécessairement pluridisciplinaire.

La prise en charge multi-partenariale est depuis longtemps instaurée en médecine notamment en oncologie, spécialité pour laquelle les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) sont inscrites dans le code de la Santé publique. La Haute autorité de santé a précisé en 2013 que le rôle des RCP ne se limitait pas aux situations de cancers et que toutes les prises en charge complexes pouvaient en bénéficier [50]. Les bénéfices liés aux prises en charges multi-partenariales ont ainsi déjà été démontrés dans la gestion des douleurs chroniques cancéreuses et non cancéreuses [51]. Dans tous les cas, il est nécessaire que soient représentées toutes les disciplines indispensables pour le diagnostic et pour le traitement.

Cet échange multi-partenarial est d’autant plus important que la perception de la douleur et de ce fait sa prise en charge peuvent être différentes selon les spécialités.

Quel doit être l’objectif de la prise en charge ? Est-ce l’introduction d’un traitement de substitution aux opiacés ou un sevrage complet et définitif ? Cet objectif varie-t-il en fonction de l’espérance de vie ?

La prise en charge doit-elle être ambulatoire ou hospitalière ? Ces décisions doivent être prises au cas par cas en incluant les préférences du patient.

Doit-on s’étonner du fait que le risque addictif et la réponse addictive ne figurent pas dans les effets secondaires du sulfate de morphine et de l’oxycodone parmi d’autres morphiniques de palier III ? En effet, seuls la « dépendance physique », le « syndrome de sevrage » et la « tolérance » sont présents dans les différentes monographies.

Soulignons que par la crainte du risque de dépendance, les praticiens risquent de mal prendre en charge la douleur de leurs patients. Alors, le risque est l’utilisation d’opiacés obtenus de manière illicite et une éventuelle entrée vers un mésusage [35].

Insistons finalement, les opiacés doivent être prescrits selon les recommandations de bonne pratique existantes [52]. Leur posologie doit être adaptée à l’aide d’une titration. Les formes à libération prolongée doivent être utilisées. La rotation des opioïdes, soit le changement d’un opiacé pour un autre, permet une diminution de la tolérance et des effets secondaires liés aux traitements. Les maladies occasionnant des douleurs chroniques étant évolutives, il est important de réévaluer fréquemment la pertinence clinique des prescriptions opiacées.

L’ensemble des professionnels de santé prenant en charge des patients douloureux devrait être formé au dépistage des pathologies addictives.

Liens d’intérêt

les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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