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Paranoïa et délires chroniques. Approches phénoménologiques et cliniques Volume 94, numéro 9, Novembre 2018

Paranoïa et délires chroniques peuvent être considérés ensemble car ils manifestent des caractéristiques communes à la fois positives et négatives, cela vis-à-vis des délires schizophréniques. Cette association justifie une exploration détaillée du noyau phénoménologique paranoïaque. Telle est la voie que nous proposons d’emprunter, tout en sachant que ce n’est pas la seule possible ; il apparaît néanmoins utile d’en assumer la logique générale et de la conduire à son terme.

Positions nosographiques de méthode

La notion de délires chroniques vise à isoler un ensemble hétérogène d’évolutions délirantes atypiques au regard des délires schizophréniques, thymiques et paranoïaques.

Ces caractéristiques positives et négatives qui semblent les réunir peuvent être rassemblées ainsi :

Positives :

  • les délires y obéissent à des modalités de développements particulières, en secteur, sur des thèmes ou des champs problématiques spécifiques, ou restreints. Un clivage permet de ne pas engager toute la personnalité ;
  • ils sont d’évolutions différentes de celles de la schizophrénie, par leurs débuts plus tardifs, leurs évolutions plus insidieuses, souvent à l’insu initial de l’entourage, la possibilité d’une disparition et de réapparitions soit d’une façon fragmentaire ou à l’identique, en situation de crise ou d’une façon endogène. Ils peuvent s’enkyster, ce qui constitue un risque évolutif assez spécifique. On peut donc les caractériser comme plutôt résistants.

Négatives :

  • il n’y a pas de dissociation et les délires chroniques sont donc vécus, lorsqu’ils sont exprimés, d’une façon ordonnée, narrative, avec des arguments pseudo-rationnels. On peut les rapporter dans leurs principaux développements et arguments ;
  • le principe d’appartenance à soi, la mienneté de soi, n’y est pas fondamentalement affecté ;
  • ils ne sont pas thymiquement dépendants ; ils ne sont pas sous-tendus par une humeur expansive ou dépressive, au sens fort du terme « thymique ». Nous formulerons cependant deux réserves sur ce point : la paranoïa, tout d’abord, est très fréquemment portée par une énergie thymique, tant positive que défaillante. S’il ne s’agit pas d’un trouble thymique à part entière, cela d’autant qu’il n’est pas limité dans le temps, on ne peut nier qu’il existe une composante proche sinon parallèle à celle du thymique et qu’elle joue un rôle dans l’énergie pour soutenir la position paranoïaque et assumer les dénégations qui l’accompagnent. Donnons à cette forme d’humeur son nom véritable, celui de phorique1. Pour les délires chroniques, de même, certains délires, dits paraphréniques, sont portés par une humeur expansive atypique, subaiguë, qu’entretient parfois le délire lui-même, à ce point que la sortie du délire devient impossible car elle renvoie à la perte insupportable d’un monde parallèle.
  • On peut mieux comprendre leurs économies internes, les bénéfices narcissiques ou identitaires qui s’y attachent, cela à la différence des délires de la schizophrénie, plus chaotiques dans leurs développements. Ainsi, l’accompagnement thérapeutique est-il davantage possible et nécessaire à l’intérieur des thèmes délirants, non pas pour les contester (ce que tout thérapeute sait), les faire disparaître ou les abolir mais pour les contenir et pour maintenir le lien par-delà cette barrière que constitue la proclamation ou la revendication délirante. Nécessaire aussi car certains grands délires chroniques ne peuvent se construire qu’avec un certain isolement social, relationnel, affectif, etc., tel qu’on les rencontre chez des personnes en rupture de liens, notamment, chez des SDF, grands précaires, etc. L’isolement est à la fois la condition nécessaire mais aussi de continuation et de développement de ces troubles.

Nous prenons une série d’options pour analyser cet ensemble de pathologies psychotiques. Celle, tout d’abord de considérer que la paranoïa reste le modèle de référence de ces délires, autrement dit qu’ils en sont des formes aménagées, atypiques ou partielles.

Ces délires chroniques seraient donc des formes de paranoïa dans lesquels il n’y aurait pas de traits structuraux psychologiques de personnalité, du registre paranoïaque. Cela impose de revenir au débat historique sur les rapports entre « personnalités » paranoïaques et délires paranoïaques. En effet, dans ces délires chroniques, des éléments de personnalités peuvent être présents, mais ce ne sont pas ceux que nous prêtons d’ordinaire à la paranoïa.

Soyons plus précis. En ce qui concerne la « personnalité » paranoïaque, on ne confondra pas les aspects psychologiques de cette personnalité, ceux que nous connaissons habituellement comme simple « parano » ou véritable paranoïa caractérielle (méfiance, suspicion, défensivité, susceptibilité extrême, autoritarisme, dominance, etc.) et les aspects phénoméno-structuraux de cette personnalité, ceux-là prédisposants aux délires, et qui sont beaucoup plus difficiles à mettre en évidence. Ainsi, par exemple, dans deux délires majeurs de la paranoïa, les délires de filiation et l’érotomanie, il n’y a pas constamment ces traits de personnalités psychologiques de la paranoïa. Dans ces situations, la construction paranoïaque est très profonde, de l’ordre de la révélation-conviction, si profondément inscrite qu’il n’y a aucun paravent de personnalité pour la protéger, sinon un clivage « bétonné ». Pour cela, on ne confondra pas la paranoïa psychologique ordinaire, pathologie de la vie intersubjective quotidienne, qui ne produit pas nécessairement de grandes constructions délirantes (mais plutôt des distorsions du jugement et des délires limités, in situ, circonscrits dans leurs développements) et la typologie paranoïaque, sur laquelle s’est déjà construit ou se construit lentement un solide édifice délirant parallèle.

Ces préalables posés, venons-en à la paranoïa dans sa dynamique générale, dans son phénomène.

Cela est possible car la paranoïa peut légitimement apparaître comme la plus compréhensible (compréhensible et non pas explicable, la distinction est ici essentielle) des psychoses. Une compréhension phénoménologique, qui se fait ici, en régime psychotique à partir de la question de l’ipséité et de ses altérations.

La compréhension phénoménologique est dite ainsi car elle ne dit pas le pourquoi (elle n’explique pas la survenue d’un phénomène, pourquoi advient une expérience paranoïaque) mais explicite le comment, une fois le phénomène constitué : elle comprend au sens où elle éclaire la cohérence de ce phénomène, lorsque celui-ci est instauré.

Il y a donc une phénoménologie de la paranoïa. Elle tient son fil directeur des travaux de A. Tatossian, dans l’ultime partie de son œuvre. Il lit les apports de la phénoménologie de P. Ricœur sur la structure de l’identité humaine (l’identité ipsé et idem) et en propose une lecture psychopathologique et psychiatrique, ce que nous allons exposer. Nous verrons plus loin que dans la paranoïa l’ipséité va coller, adhérer à une identité de rôle et ne pourra s’en dégager, de sorte que lorsque cette identité de rôle sera en péril, il en ira de tout notre être de conduire cette identité de rôle.

Ipséité et perspective phénoménologique

Dans son noyau central, la paranoïa est une psychose. Sur le plan phénoménologique, elle est comprise comme l’effet d’une altération de la structure d’ipséité. Il y a seulement altération mais pas rupture2. Arrêtons-nous un instant sur cette perspective phénoménologique que réalise l’analyse de l’ipséité.

Cette idée que la psychose se comprend phénoménologiquement comme altération de la structure d’ipséité se retrouve sous la plume d’A. Tatossian3, de W. Blankenburg4, B. Kimura5, les phénoménologues les plus importants de la troisième et quatrième génération6 de ce courant de pensée.

La phénoménologie psychiatrique conserve, à titre de méthode, le paradigme phénoméno-structural (E. Minkowski et H. Ey) en son sens général : rechercher l’affectation des structures pré-psychologiques de l’expérience et comprendre la pathologie mentale en déterminant le niveau de désorganisation auquel il renvoie.

La plus fondamentale de ces structures pré-psychologiques de l’expérience (architectonique est son vrai nom) est celle qui con-tient l’unité de l’expérience, à savoir l’ipséité. Elle fait l’unification-continuation de notre être, permettant l’exercice d’une dialectique ipsé-idem, au sens de la relation du variant (idem) à son invariant (la continuité de l’ipsé). C’est en effet parce que les expériences de l’altérité et des rôles (idemité) ont la possibilité d’être rapportées à une ipséité qu’elles peuvent avoir un sens et être accomplies ou délaissées.

La phénoménologie des psychoses prend son sens dans l’analyse de la déstructuration ipséique. Encore faut-il ouvrir la question immense de savoir ce qu’« est » l’ipséité7 ; une ipséité qui ne peut être ultimement définie, car notre vocabulaire, taillé sur mesure pour définir les choses, ne l’est pas pour cette instance unique, sans norme, qu’est l’être, ou le soi. L’ipséité est le soi, son nom lorsqu’on veut le soumettre à la réflexion. C’est l’instance de continuité sans contenu, de pure forme, qui unit notre existence du début à la fin, et même, dans la représentation qu’elle en a, en amont8 et en aval9 de cet « entre naître et mourir ». C’est cet invariant qui fait que même si nous avions changé du tout au tout, ce qui est le cas sauf si nous demeurons idiots, nous gardons l’absolue et indéfectible certitude que nous sommes bien restés le même au sens de l’ipsé.

Notre ipséité nous est inconnue. C’est le sens de l’analyse existentielle (Daseinsanalyse) que de lui donner éventuellement sens, par la voie indirecte (réflexive ou herméneutique) ou par celle de la compréhension des événements qui nous affectent, le plus souvent à notre insu10. Là où nous sommes touchés, profondément, se découvre notre ipséité et ce point est différent de celui où nous sommes simplement impressionnés.

L’ipséité est de nature ontologique, et de ce fait, ne peut être décrite à la façon d’une chose (ontique). Un des seuls « déterminants » qu’on peut décrire d’elle est qu’elle est un tenu-ensemble actif11 qui, même altéré, même blessé, s’efforce sans cesse, comme aveuglément, de produire de la continuité. L’ipséité produit (et par là même se produit, car elle est éminemment réflexive) de la continuité absolument, radicalement, infiniment et cela jusqu’au délire si cela s’avérait nécessaire. Et ce recours se réalise, de fait, dans les expériences délirantes lorsque le danger d’une éventuelle rupture ipséique est entrevu et se doit d’être conjuré. L’énergie qui appelle et noue cette continuité est de nature véritablement nucléaire, de celle qui tient le noyau. C’est dire si elle est capable de mobiliser des arguments « prodigieux ».

L’identité humaine dans son ensemble, n’étant pas une entité idéale de type mathématique, ne saurait se restreindre au soi, à l’ipséité, à son seul pôle ontologique. Exister, c’est rencontrer des conjugaisons problématiques de son être avec des identités concrètes, ce que réalisent les différentes dialectiques, dialectiques ipsé-idem, ipsé-alter, dialectique ipsé-incarnation.

Dans l’expérience humaine, pour un être social comme l’est l’homme, les identités idem sont le plus souvent les identités de rôles. Une grande partie de la psychiatrie concerne les identités de rôles et la façon dont nous les vivons. Ces pathologies réalisent les névroses et les personnalités pathologiques. Les affectations de ces identités de rôle s’expriment dans les défauts d’appréhension12, de la représentation13 et de l’acceptation14 des identités de rôle. Dans les névroses et personnalités pathologiques, à quelques exceptions près (notamment les états-limites, où celle-ci affleure intensément pour s’effacer ensuite), l’ipséité n’est pas mise en cause.

Il en va autrement de la paranoïa qui tient toute sa clinique d’une certaine « gravité ontologique » ou même, à certains moments, de son « urgence ontologique ».

Affectation de la structure d’ipséité et modification de la relation d’évidence

Décrire phénoménologiquement la paranoïa est comprendre l’ensemble des affectations spécifiques du noyau ipséique dans cette pathologie. Cette description procède d’une compréhension préalable entre ipséité et structure d’évidence.

En premier lieu, nous proposons d’appréhender comment la relation d’évidence est modifiée dans la paranoïa. C’est en effet une des propriétés de l’ipséité que de produire de la continuité et pour cela d’établir un cours constitutif de l’expérience, faisant que les phénomènes à venir, déjà projetés, tout au moins dans la forme de la présence qui les soutient, ne vont pas disloquer la présence établie.

Que chacun, non paranoïaque, fasse projection d’une certaine continuité présomptive de soi, voilà qui peut être considéré comme parfaitement normal. Le soi se projette de lui-même (ce qui « va de soi ») mais laisse à l’expérience la possibilité de recevoir et d’accepter des événements. Cette projection de soi constitue un cortège de présomption15 d’existence, de style constitutif d’expérience16, sans lesquels nous ne pourrions pas vivre.

L’ipséité paranoïaque fait précisément une projection surdéterminée de notre être. La structure projective du soi, fragilisé, va se saturer de telle sorte que tel ou tel événement devra absolument arriver ou ne pas arriver. L’investissement affectif de ce qui doit arriver ou ne pas arriver est particulièrement renforcé. Une relation d’évidence de ce qui doit ou ne doit pas survenir va renforcer la présence. C’est cela l’évidence : la prescription d’une certaine continuité présomptive, ce que désigne la notion de Selbstverstandlichkeit17 (ce qui va de soi). Et on peut caractériser l’évidence paranoïaque comme un forçage projectif de la prise sur le devenir. Ce forçage veut configurer cet être dans une unité surdéterminée en altérant la liberté d’un certain laisser-être, d’une certaine liberté d’existence. Ce forçage réalise une sorte d’emprise affective sur l’avenir et sur autrui. L’investissement affectif de ce qui doit arriver ou ne pas arriver est particulièrement élaboré, de sorte qu’il enfonce de prime abord la conviction « sceptique et bienveillante » de chacun.

On peut, en allant plus loin dans cette analyse phénoménologique, désigner cette relation à la réalité comme une évidentialité paranoïaque. Elle se caractérise par un mouvement inverse à celui que nous trouvons dans la schizophrénie, où l’évidence est disloquée, ce que nous montre la thèse de W. Blankenburg18 sur la perte de l’évidence naturelle.

Cette altération de l’évidentialité dans la paranoïa est sans affectation de la mienneté de soi (il n’y a pas de dépersonnalisation paranoïaque) et de l’identité narrative. Nous sommes à un niveau de déstructuration qui peut encore se raconter et s’interroger soi-même, car le principe du partage soi-non soi est encore préservé.

La paranoïa et les délires chroniques restent éminemment narratifs : elle produit un discours permanent, cela, contrairement aux schizophrénies dans lesquels la perte dissociative de la narrativité de soi (et du monde) empêche l’accès à ce qui peut se vivre et s’éprouver.

Cette possibilité narrative la différencie des autres formes de psychoses dans lesquels plus aucun récit de soi n’est possible. On pense ainsi à certaines formes déficitaires de la schizophrénie (l’hébéphrénie) ou à des moments aigus tellement dissociés qu’aucune « re-narrativation » de soi ne peut s’organiser. Rien d’étonnant à cela : la possibilité de tenir un discours (le muthos de la tragédie grecque) dépend de la bonne identification de son acteur et des événements et péripéties qui peuvent lui être rapportés. Sans à qui constitué, il n’est point d’événement, et encore moins d’histoire. Et la paranoïa, des histoires, elle n’en manque pas, au sens commun du terme ; elle en produit sans cesse.

Collage de l’ipséité à l’idemité et aux identités de rôles

Suivant A. Tatossian, lui-même s’inspirant de P. Ricœur19, on suit cette remarque précieuse que la paranoïa se caractérise par un certain collage d’une identité de rôle à l’ipséité. Du fait de la fragilité ipséique, le jeu d’investissement des rôles est toujours problématique. Les rôles sont surinvestis par ce collage ipsé-idem. De là, le charisme paranoïaque. Charisme : ce formidable investissement de rôle, cette passion de rôle, cette saturation affective des rôles comme s’il en allait à tout moment de tout son être. Ce charisme de rôle peut être flamboyant (paranoïa active, offensive, etc.) aussi bien que passif, douloureux, dépressif, comme dans la sensitivité de Kretschmer. Dans ce dernier cas, le rôle est en échec et le patient ne parvient pas à se dégager du rôle échoué car, précisément, une ipséité fragile avait adhéré à ce rôle.

  • a)L’adhésion sans réserve de l’ipséité aux rôles donne une énergie de rôle considérable : la sténicité ou le pathétisme (dans sa version dépressive) en sont des différentes expressions. Nous avons vu la dimension phorique de ces troubles. Le paranoïaque vit un risque d’effondrement total et non pas relatif en cas de faillite des rôles. De là, la tension paranoïaque, expression clinique du tenu-ensemble (ipséité) paranoïaque. Cette tension paranoïaque, autant défensive qu’offensive, peut être vécue aussi bien sur le plan psychomoteur que sur un plan strictement discursif.Adhérant trop aux identités de rôle, la paranoïa ne permet pas d’en percevoir le sens avec distance et de les accomplir, et notamment de saisir leur point d’accomplissement et de satisfaction raisonnable. Tout est forcé, saturé d’emblée. Cette adhésion aux rôles crée des distorsions et des faussetés de jugement, souvent recouvertes par la formidable énergie que donne cette adhésion aux rôles. Ces distorsions et faussetés ne sont pas aisément corrigibles par des tiers, car ceux-ci perçoivent vite le niveau pathétique où peut se situer la crise si on met en cause sa gestion de rôle.
  • b)L’une des expressions de ce collage affectif idem-ipsé est l’incapacité à laisser-être les phénomènes sans percevoir un péril ontologique. La paranoïa est une pathologie de la compacité, de l’urgence ontologique, où il en va à tout instant de notre être. Il n’y a pas de place pour une temporalité d’attente, de suspension ou de vide ou d’espaces de sens indéterminés, espace précieux où se jouent la mise à distance et le moment de la liberté de chacun. Elle épuise l’entourage du patient autant que celui qui la vit. Il exige une résonance de son charisme à tous ceux qu’il implique dans son œuvre. Résonance (phorique) qui va servir de test pour chacun, semblant poser la question : êtes-vous avec moi ou contre moi ?
  • c)Cette relation propre du paranoïaque au péril ontologique est à l’inverse de celle que manifeste la psychopathie. L’opposition paranoïa/psychopathie mérite d’être bien prononcée, même si paranoïa et psychopathie peuvent être occasionnellement associées l’une à l’autre20 ou en relais l’une de l’autre. Celle-là ne met jamais en cause de péril ontologique, ne connaît aucune gravité, dilate à l’infini au lieu de compacter, abolit toute contrainte de réalité. Plus encore, les psychopathes sont indifférents aux affectivités de groupe ou d’espace commun, ou d’époques. Ils ignorent la possessivité. La violence psychopathique n’est jamais « passionnelle » mais se révèle plutôt dans le registre du dégagement de contrainte, sur fond d’indifférence affective. C’est une violence d’allergie intersubjective sur fond d’une sorte d’« hyperautonomie affective ». Dans son noyau pur, la violence psychopathique est une violence d’expulsion de ce qui est trop près, de répulsion d’autrui (« dégage de mon monde ! ») et non pas d’appropriation perdue. Elle vise à ce que le psychopathe soit libéré de ses entraves. La violence paranoïaque est au contraire une violence liée à la perte de ce qui lui a appartenu ; c’est une violence de dépossession.

Ces deux types de violence ne sont pas assez distingués. L’analyse existentielle (le rapport à la structure d’ipséité) permet de mieux fonder ce qui les oppose. Dans la psychopathie, structurellement, l’ipséité est peu mise en cause. La plasticité idem-ipsé est extrême de sorte que rien n’a d’importance décisive et profonde. Ni l’ipséité ni les identités de rôle ne sont fixées et n’engagent son existence.

Il en va autrement de la paranoïa, tout entière définie par sa gravité d’existence.

Affectation de structure anthropologique de verticalité et sthénicité

L’expérience anthropologique de verticalité est une des caractéristiques fondamentales de la paranoïa. Son équivalent dans un des délires chroniques les plus connus, la paraphrénie, est l’ampleur, la vastitude, l’immensité21.

Gardons notre modèle paranoïaque. La conscience d’autrui comme de Soi est vue selon le diagramme haut-bas, qui se mêle à celui de rivalité et de dominance. Il est intéressant d’explorer cette dimension anthropo-phénoménologique car elle est riche de sens clinique et parce que son appréhension permet une restitution thérapeutique utile. Elle permet aussi de bien comprendre la relation entre paranoïa et état thymique/phorique.

Voyons ce qu’il en est de cette relation paranoïaque à la hauteur. Être paranoïaque est inscrire toute l’expérience humaine dans cette distinction du haut et du bas, et dans la hiérarchisation qui en découle ; d’un même geste, le sujet s’éprouve inscrit dans cette verticalité qu’il a surdéterminée et se voit contraint de se débattre avec elle, d’y faire le lieu de sa lutte. La hauteur détermine un statut et ce statut, conformément à son sens, s’éprouve relativement à d’autres statuts ; et à tous statuts renvoient une dominance ou une soumission, et surtout une menace de destitution ou de perte de ses prérogatives.

Toutes les relations humaines sont perçues comme des confrontations défensives ou offensives de statut, empêchant ainsi une neutralité affective des échanges. La paranoïa est en son essence défensive ; lorsqu’elle est offensive, c’est par esprit d’anticipation défensive, qu’elle se déploie. Le diagramme haut-bas se superpose anthropologiquement à celui de l’offensivité (haut) et de la culpabilité (bas).

Cette hauteur n’est pas pour autant isolée d’une certaine horizontalité : la hauteur sert au paranoïaque de s’extraire d’une certaine emprise d’autrui22. Nous comprendrons un peu plus loin ce qu’il est de cette défensivité paranoïaque, à partir de l’intercorporéité paranoïaque.

Hauteur et distance intersubjective doivent être comprises ensemble. La hauteur sert à s’extraire de la promiscuité d’autrui qui est vécu comme une emprise sur soi. Le sens de cette promiscuité doit être précisé. Ce n’est pas une promiscuité de saleté (de type obsessionnel) mais une proximité ontologique, tenant à la séparation avec autrui (dialectique ipsé-alter). Le bas et le trop-près sont chargés de pulsion archaïque (érotiques et destructrices). La fuite dans la hauteur permet de retrouver une certaine distance défensive, et d’éloigner la tension de menace ontologique, en l’occurrence celle d’une abolition de la séparation ipsé-alter. La recherche de la hauteur répond à une hantise du dévalement qui est en même temps hantise de la soumission à autrui.

La recherche paranoïaque de la hauteur se fait contre le péril du dévalement et, à travers lui, de l’emprise et de la dominance d’autrui. La culpabilité thématise cette situation anthropologique. La recherche du statut est équivalente à celle de la hauteur dans sa visée protectrice. Le statut prend le sens d’un rôle qui préserve chacun dans sa fragilité ontologique. Elle recompose une enveloppe ontologique de protection. Le statut (avec la fixité qui lui revient) donne un espace de recul qui permet de repousser l’envahissement ou la dominance d’autrui.

Cette fonction de la hauteur et du statut vis-à-vis de l’emprise d’autrui a été aussi perçue par S. Freud et la psychanalyse freudienne. Elle est latente dans le texte de Freud sur le Président Schreiber mais la psychanalyse, centrée sur le caractère sexuel du trouble, n’a pas vu la problématique anthropologique (hauteur-dominance-statut) ni phénoménologique (ipsé-alter) en amont du thème homosexuel. Thème homosexuel qui a considérablement évolué en un siècle, de sorte qu’il n’est plus perçu avec les mêmes références péjoratives qu’au temps de la psychanalyse naissante.

Que la paranoïa soit active ou défensive (sensitive), la dimension thymique/phorique est toujours présente dans la paranoïa. C’est un fait clinique qui a de nombreuses applications thérapeutiques. L’intrication de la thymie/phorie et du délire est très nette dans la paranoïa. Elle peut justifier de l’usage des thymorégulateurs, notamment. L’humeur haute rend possible pour le patient son délire. L’humeur basse rend, à l’inverse, impossible la sortie de son délire. L’humeur basse désarme et soumet le paranoïaque à sa honte ou culpabilité. Le regard phénoménologique propose de comprendre cette donnée en établissant une relation directe entre vécu de possible et les hauteurs conquises ou perdues. L’état thymique témoigne de l’appropriation définitive ou précaire de cette hauteur et du statut qu’elle octroie ou délivre. En effet cette hauteur est tellement difficile à conquérir, demande une telle énergie pour s’instituer, que le sujet détermine son sentiment de monde uniquement par elle. Il « est » sa propre position de hauteur et se doit de la maintenir, de la défendre, quitte à nourrir plus encore ou enrichir le délire.

Surdétermination de la relation à l’espace intersubjectif. Exclusion et intrusion.

La paranoïa est une pathologie de l’être ensemble. Elle naît avec l’institution d’un champ social et dans la relation à l’espace collectif. Elle n’est pas une pathologie de la relation je-tu ou du je-il, mais du je-nous voire du je-on, bien que cette dernière configuration soit plus spécifiquement réalisée dans l’hystérie. Elle perturbe notre possibilité d’accord à la collectivité et aux groupes. Sa problématique fondamentale est l’appartenance ou la dés-appartenance aux espaces et communautés de vie.

Le trouble paranoïaque touche les structures de la compétence anthropologique sociale, qui mettent l’homme dans une relation naturelle d’appel et d’acceptation de la vie groupale. La vie commune est notre condition élémentaire et elle est préparée par des structures affectives, faisant que nous pouvons nous sentir acceptés, inclus, reconnus, voire même incorporés dans les espaces groupaux. Ces structures affectives sont plutôt d’ordinaire positives, adaptatives, permettant la joie partagée d’être ensemble, permettant aussi de nous accepter mieux les uns et les autres, dans un possible esprit de groupe, partiel ou entier. Dans la paranoïa, l’expérience humaine est polarisée par le phénomène qui se joue autour de l’inclusion et l’exclusion, l’acceptation et le rejet de l’espace affectif commun.

Avec différents auteurs de la psychopathologie phénoménologique23, on peut nommer ces espaces d’appartenance des nostrités. D’ordinaire nous éprouvons ces appartenances d’une façon non problématique : nous sommes capables d’une certaine distance d’appartenance et d’accepter une certaine mobilité vis-à-vis de ces nostrités. La paranoïa peut se définir là, en ce point précis, pour surdéterminer tout d’abord ces appartenances et les affects qui s’y rapportent et ensuite l’adhésion qu’on y accorde. La paranoïa fait de cette adhésion le centre de son expérience propre. Il en va de son être même de vivre cette relation d’inclusion et d’exclusion, d’intrusion et d’extrusion.

La paranoïa réalise un phénomène particulier vis-à-vis de ces nostrités. Elles sont surdéterminées, sur-signifiantes. Ensuite la situation de chacun au regard de ces nostrités est sur-identifiée24 ; chacun, pour le paranoïaque, est sommé de se prononcer pour ou contre, comme étant de l’intérieur ou de l’extérieur. Il en va ainsi vis-à-vis des espaces sociaux et communautaires mais également vis-à-vis des espaces affectifs ; celui de l’amour ou de l’amitié, par exemple. Ainsi la jalousie peut-elle être comprise comme un procès d’atteinte à l’espace nostrique du couple, l’un reprochant à l’autre de ne pas l’investir assez, d’y faire entrer un intrus, etc. La trahison de la nostrité est alors le sentiment premier qu’éprouve le sujet dans l’expérience paranoïaque.

Être paranoïaque expose le sujet à une suspicion, un « flairement » permanent de trahison, à une traque à l’intrus, voire à l’« extrus » (celui qui ne fait pas partie de l’espace groupal tout en prétendant y être). Il redoute ces événements qui le touchent plus qu’un autre à chaque fois au cœur de son être.

La nostrité n’est pas qu’un espace commun d’ordre social, elle a aussi ses expressions temporelles : ce sont les époques. La même relation d’inclusion-exclusion, d’intrusion-d’extrusion, se manifeste vis-à-vis de ces époques de notre être, que nous avons surinvesties, dans les difficultés à accepter les nouvelles époques et à délaisser les époques. Ce phénomène de lien à une époque (« époqual ») donne sens aux pathologies de l’historialité, différentes de celles de la temporalité : on évoquera ainsi les nostalgies pathologiques, les sinistroses (par lesquelles le dépassement d’une crise – et de l’époque qui l’a porté – est impossible), l’être aigri, etc… Décrire ce phénomène de relations aux époques n’empêche pas de concevoir des pathologies inverses, pour lesquelles le sujet n’investit pas assez chaque époque, ne les accomplit pas, fuit de l’une à l’autre à chaque apparition de déplaisir ou de frustrations. Ainsi de la psychopathie qui survole toutes les époques et cherche dans l’outrepassement incessant de l’une à l’autre à se dégager des contraintes qui lui reviennent.

En allant un peu plus loin dans la psychopathologie de la paranoïa, on fera un lien avec les pathologies de la résilience. La paranoïa fait investir tellement chaque époque de son être qu’à un moment il se produit comme un épuisement époqual qui l’empêche de renaître (faire résilience) vers une autre époque. Et s’il tient tellement son époque, c’est parce qu’il sait qu’il n’a plus cette énergie de recommencement qu’il avait auparavant. Il pressent son épuisement historial, en l’occurrence qu’après cette époque, il n’y en aura pas d’autres ; ainsi le paranoïaque reste-t-il crispé au maintien de l’époque d’avant où résidait sa seule possibilité d’exister. De là provient son urgence ontologique à la maintenir.

L’intercorporéité paranoïaque

On peut comprendre la paranoïa à partir de notre expérience d’incarnation et par l’intercorporéité qui en résulte et aussi, dont elle procède. Emprunter cette voie de la corporéité constituante, selon la philosophie de M. Merleau-Ponty, c’est voir comment la subjectivité se fait corps, corps structurant son espace et son altérité.

Il apparaîtra aisément que cette question de l’intercorporéité restitue le défaut d’autonomie ipsé-alter comparable à celui ipsé-idem. Il se produit bel et bien, dans ce corps à corps paranoïaque25, un défaut d’autonomie ontologique, qui met l’autre en menace immédiate de collusion, soit de fusion, soit de destruction ou d’annihilation.

  • a)La conscience paranoïaque, pressentant ces dangers, tente en permanence de re-distancier autrui, pour conjurer ces affects étreignants. Ce que nous nommons rumination trouve ici le sens d’une distanciation impossible, plus précisément de tentative de re-distanciation, de desserrer l’étreinte d’autrui qui l’oppresse, en même temps que recomposer une hauteur de soi avec laquelle il pourrait s’extraire de l’emprise d’autrui. La rumination est défensive et demeure tant qu’un nouvel espace de protection de l’ipséité vis-à-vis d’autrui ne s’est pas recomposé. Le moment primaire de souffrance paranoïaque est celui d’une menace d’envahissement ontologique. Elle l’expose à sa dislocation, à son dévalement et à sa soumission.Ainsi conçue, la rumination défensive s’avère être l’affect primaire de la paranoïa. Cette rumination va constituer la relation élémentaire du paranoïaque à son entourage. Ruminer c’est tenter de conjurer un envahissement par autrui, dans lequel celui-ci fait emprise. Cette rumination peut viser une relation imposée, pour s’en dégager, mais aussi, à l’inverse, une relation trop intensément constituée et trahie. La rumination paranoïaque peut même alterner l’une et l’autre. La trahison, remarquons-le, est d’autant plus inévitable et inéluctable que le lien avait été auparavant surdéterminé.L’intercorporéité paranoïaque, en tant qu’elle manifeste un défaut d’autonomie ontologique ipse-alter, donne au voisinage une importance particulière. Les contrariétés de voisinage ont un sens précis en tant que phénomène d’intercorporéité. Comme il est difficile d’être voisin de paranoïaque ! Ces « ruminations de contrariété » rendent manifeste le « flou affectif des frontières » qui est le propre de la paranoïa.Chaque clinicien sait que la rumination ne « pense » pas. Sitôt soulevée, chaque idée en revient à son point de départ. Il n’y a pas de logos qui puisse déboucher sur une décision de pensée, permettant de dépasser la crise. Elle saisit un objet de pensée mais la redépose aussitôt au même endroit. L’activité de rumination est incapable de produire quelque chose de stable et solide car ce qu’elle s’efforce de conduire en pensée, d’opposer et de conclure, se déconstruit aussitôt. Elle ne « pense » pas car l’objet de la pensée est l’étreinte par autrui, cela dans une relation intersubjective qui ne connaît pas l’autonomie ontologique. Celle-ci est de l’ordre du vivre et n’est pas accessible à la pensée. Et cette étreinte, cet envahissement sont vécus à un niveau proprement vital, de l’ordre de l’urgence ontologique, du sauve-qui-peut ; autant de données fondamentalement émotionnelles, impensables en tant qu’objet. La seule action qui peut s’y rapporter est la neutralisation. Seul ce dispositif de neutralisation (de mise à l’écart, de soins médical ou psychothérapique, de restauration narcissique parallèle, etc.) permet de l’entamer. Ensuite, cette étreinte levée, une nouvelle identité de rôle pourra se reconstruire, moins prise à cœur, adhérant moins que la précédente à l’ipséité.
  • b)Une notion importante pour l’intercorporéité paranoïaque est la possibilité de la gêne. Elle fait suite à ce qui vient d’être exposé sur le voisinage, car le problème est de même nature. Elle est assez spécifique aux formes dépressives de la paranoïa et notamment son expression sensitive (Kretschmer). Le patient ressent une gêne dans toutes les relations de la vie sociale. Cette gêne porte un sens de dévalorisation fondamental de soi et une paralysie à affronter autrui, car à chaque affrontement, un risque d’effondrement est en jeu. Cette gêne résulte d’une perte d’aplomb élémentaire, de la stance de soi26, de la capacité à s’accepter et se tenir devant autrui, sans être bousculé par lui. Elle témoigne, contrairement au simple évitement névrotique, phobique27, d’une affectation profonde de notre être. Cliniquement, cette gêne sensitive donne au patient l’impression d’être coupable ou honteux de quelque chose, et cette culpabilité l’empêche de prendre sa place auprès d’autrui. Les moindres échanges formels, les plus banales salutations sont préemptées par l’idée que l’univers intime du sujet est mis à jour ; cet intime n’est pas neutre, comme il peut l’être dans la schizophrénie, mais il est honteux, coupable, etc. Il y a à tout moment révélation (et non pas manifestation) de sa faute. La gêne paranoïaque sensitive réalise alors l’élément central de cette « maladie de la gêne28 ».On retrouve aussi ce phénomène d’intrusion dans l’intime de chacun dans la schizophrénie. En ce cas, il reste stable et n’a pas ce caractère narratif d’une longue histoire honteuse mise à jour.
  • c)Cette phénoménologie de l’intercorporéité permet de reprendre et de reconsidérer autrement la question du Président Schreber de Freud29 et des rapports suggérés par celui-ci entre paranoïa et homosexualité. Freud suggère que la paranoïa est une construction défensive à l’encontre des désirs homosexuels passifs du célèbre Président, ce qu’exprime largement son auteur dans ses mémoires. Outre que l’évolution du regard sur l’homosexualité ne permet plus d’associer l’homosexualité à une pathologie mentale (ce qui est tacitement fait par Freud), on peut voir comment la thématisation homosexuelle de cette difficulté d’intercorporéité a un sens plus général, qui ne renvoie pas, véritablement ou nécessairement, à un désir homosexuel vivable mais plutôt à un vécu de trop près, vécu d’étreinte écrasant, associé à une hantise de l’emprise d’autrui, hantise aussi de la soumission à autrui, dont l’homosexualité a porté l’image. Freud ne voit pas que l’homosexualité est une thématisation approximative de ce vécu trop près, mêlant sentiment de soumission à autrui, dévalorisation (dévalement de son image individuel à travers celle de son image de genre) et émergence de pulsions archaïques. Ce n’est pas ici une homosexualité normalement vivable, pouvant s’établir dans une relation dotée de sens mais une homosexualité seulement honteuse, infamante. C’est à travers la révélation de la honte qu’il porte que ce thème apparaît et jamais dans sa possibilité affective simple30.

Ce qui se produit dans la paranoïa est donc la rencontre de cette situation existentielle de trop près et une tentative secondaire de le rationaliser (de le reconnaître) à partir d’une donnée connue, éventuellement possible, des liens affectifs. L’homosexualité est, dans la paranoïa sensitive, une suspicion « flairée », à l’égale de nombreuses autres, mais insatisfaisante : une fois qu’elle est révélée31, elle ne guérit rien32.

Le processus paranoïaque de suspicion, inhérent à la structure ipséique qui ne parvient pas à se reconnaître elle-même, reste en effet identique. Le thème de la suspicion de sa propre homosexualité est ainsi bien connu de la pathologie paranoïaque, notamment sensitive ; il s’associe à tous les autres thèmes de honte (hontes intimes, hontes de n’avoir pas respecté des interdits culturels ou religieux) et peut s’échanger avec eux.

En première conclusion, rassemblons ce que nous avons caractérisé de la paranoïa

C’est une pathologie de l’accord aux espaces communs. Elle n’est pas une pathologie de la relation je-tu mais une véritable et authentique maladie de l’être-ensemble, de la nostrité. L’homme a une compétence profonde et intime pour s’intégrer dans les espaces communs et cette compétence peut s’affecter : elle peut soit être surdéterminée (puis immanquablement menacée ou trahie), ce qui est le cas précisément dans la paranoïa, soit être appauvrie voire inexistante (l’inaffectivité psychopathique et ses équivalents). La paranoïa met aussi à jour la dynamique de notre structure identitaire, à savoir la relation normale qui s’établit entre le pôle ontologique de notre identité et les identités de rôle. Elle procède d’un collage identitaire faisant qu’à chaque fois que l’identité de rôle est mise en cause, son être tout entier est pathétiquement en jeu. À travers elle, il en va aussi de notre expérience de hauteur, autrement dit de notre narcissisme fondamental, vital celui-là et non pas seulement social (de rôle) ; lorsque cette hauteur de soi est en péril, la tentation peut toujours se produire de partir vers les hauteurs pour conjurer cette faillite latente (dévalement) de notre être. La paranoïa surdétermine les statuts, la hiérarchie et les relations de dominance/soumission, produisant alors inlassablement l’alternance de vécus de mégalomanie et d’humiliation.

En ultime conclusion, les délires chroniques sont selon notre propos des formes atypiques, voire partielles, instables, partiellement contrôlés, de cette paranoïa ; d’autant plus atypiques que les traits identitaires de personnalités paranoïaques ne se laissent pas volontiers mettre à jour, que la verticalité dans les délires chroniques peut prendre des formes complexes (l’immensité dans la paraphrénie, jusqu’à son point d’infini), que l’intercorporéité ne se laisse pas aborder aisément, que le rapport à la nostrité, pourtant défaillant, ne s’y laisse pas éclairés. Cela impose de réviser notre regard sur cette « personnalité » paranoïaque, en l’occurrence de le recentrer sur la question du collage ipsé-idem, et de reconsidérer le terrain de « personnalité » dans les délires chroniques, ce qui semble avoir été négligé dans la clinique de ces troubles. Dans les délires chroniques, l’inhibition de façade peut empêcher de prendre de véritables repères de personnalité. C’est ce qui se produit d’ailleurs régulièrement dans les PHC (psychoses hallucinatoires chroniques) ou les délires paraphréniques où la discrétion extrême de personnalité peut cacher une mégalomanie considérable, celle-là non pas psychologique, mais bel et bien pré-psychologique, c’est-à-dire identitaire. Mégalomanie assurément paranoïaque.

Ainsi, ces quelques repères permettent de comprendre, au moins partiellement, certaines formes de délires chroniques en tant que proches ou lointains cousins des délires de notre vielle paranoïa.

Liens d’intérêts

l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.


1 La distinction entre les deux niveaux de l’humeur, le niveau thymique et le niveau phorique a été longtemps pratiquée mais tend à s’estomper, avec la réduction du travail clinique qu’exige une nosographie universelle. Pourtant les deux humeurs peuvent se distinguer encore aisément. Le thymique proprement dit touche la temporalité (la projection de soi, le rapport au passé », l’être en arrière de soi, etc.). Il touche aussi le narcissisme fondamental de soi, lorsque celui-ci touche l’ipséité (anthropologiquement dit : la hauteur de soi), mais pas le « narcissisme de rôle » qui lui, renvoie au registre des névroses et personnalités pathologiques. Il reste spécifique des troubles majeurs de l’humeur, que ce soient dans les troubles bipolaires ou les troubles schizoaffectifs. Le niveau phorique, dit aussi humeur de résonnance, touche davantage l’être ensemble que la temporalité. Ainsi le trouve-t-on affecté dans les dysphories addictives, notamment alcooliques, et aussi, proposons-nous, dans l’énergie spécifique qui soutient les constructions paranoïaques, tant positivement (paranoïa active) que négativement (paranoïa sensitive ou inerme).

2 Jamais l’ipséité ne peut se rompre. Il demeure, même au plus profond de la dissociation psychotique, toujours un germe d’ipséité qui, aussitôt que l’inhibition qui le porte se lève, est capable de recomposer une tension ipséique, à savoir, de renouer du passé, du futur, via un présent. Seul cas limite, celui des démences, au stade terminal, où il peut se produire du désintérêt absolu de soi, une perte du sentiment du mien, une abolition de la réflexivité constitutive de soi. Alors l’ipséité semble s’abolir, pour laisser la place à la personne. Voir « L’ipséité et le Soi », G. Charbonneau, [1].

3 Cette idée est présente dans La Phénoménologie des psychoses, [2], mais surtout dans son texte « L’identité humaine selon Ricœur et le problème des psychoses » [3].

4 La perte de l’évidence naturelle[4].

5 Ecrits de psychopathologie phénoménologique.[5].

6 Pour une récente vue d’ensemble, voir Schizophrénie, Conscience de soi, intersubjectivité [6].

7 On peut se référer à notre Introduction à la Psychopathologie phénoménologique tomes 1 et 2 [7].

8 Les délires de filiation montrent que le souci de notre être se porte non seulement sur notre existence mais aussi et amont de celui-ci. Nous nous enquérons de la hauteur de l’être qui passe à travers nous et de son possible dévalement.

9 Le thème de la damnation, présent dans le syndrome de Cottard et dans certains délires à thématique mélancolique, exprime une affectation de notre être en aval de l’« entre naître et mourir », voire même jusqu’en amont de celui-ci. Dans la damnation, nous perdons plus que la vie : l’être qui passe à travers nous est perdu (dévalé, abaissé) à jamais. Ainsi conçu, le suicide est rendu encore plus possible car aucun temps ne pourra racheter ce qui a été commis.

10 L’ipséité se dévoile (en partie) dans la façon dont nous rencontrons, vivons, nous reconstituons au fil des événements et métamorphoses identitaires de notre existence. Elle est notre identité événementielle, autre nom de l’identité narrative.

11 Ce tenu-ensemble est actif mais a aussi, comme le montre la philosophie d’H. Maldiney [8], une dimension passive, proprement pathique.

12 Comme déterminant premier du registre des personnalités pathologiques, bien avant les névroses, figure l’immaturité. Celle-ci se caractérise par un défaut dans la conscience de rôle. Le propre de l’immature est de ne pas voir les rôles, le sien propre et ceux de chacun, et de ne pas percevoir le champ psychosocial comme un champ de rôle. Ne pas voir les rôles, c’est ce que signifie structuralement le fait de rester enfantin, naïf, etc. Cette configuration de rôle existe aussi dans l’immaturité psychopathique : le sujet ne voit pas les rôles mais s’est refusé à les voir, craignant d’y découvrir à chaque fois un ensemble de contraintes ; il est indifférent aux rôles.

13 Cette vieille hystérie n’était-elle pas, fort simplement dans cette perspective, une surdétermination des représentations des rôles, le sujet se perdant dans la figuralité expressive de ses identités de rôle ?

14 L’acceptation et la conduite des identités de rôle ont comme grand modèle l’opposition entre charisme et désinvolture. Dans le charisme (gravité, intensité dans l’investissement, dévouement, etc.), il y a une application démesurée au rôle et dans la désinvolture un survol inattentif et une sorte de négligence, autorisée par un sentiment de compossibilité générale ; rien ne s’oppose et rien n’est incompatible. Dans la désinvolture, l’esprit dialectique (qui oppose et rend inconciliable) est aboli.

15 Présomption au sens de ce qui est présumé (préjugé) et non pas au sens binswangerien de ce qui est emporté par la hauteur.

16 La thèse est husserlienne, dans son fondement. W. Blankenburg la reprend dans son texte de référence La perte de l’évidence naturelle[4].

17 La question de la différence entre Selbstverstandlichkeit et Evidenz ne peut être reprise ici.

18 La perte de l’évidence naturelle[4].

19 Voir « L’identité humaine selon Ricœur et le problème des psychoses » [3].

20 Elles peuvent être associées ensemble ou successivement. La psychopathie vieillissante manifeste volontiers des éléments de l’ordre de la caractéropathie paranoïaque ou des déterminations caractérielles proches (intolérance de toutes sortes, allergies ou agacements face aux situations de proximité, égocentrisme exigeant, etc.) cela sans que, pour autant, de vrais délires ne se constituent.

21 Dans la paraphrénie, il y a un désir d’être hors de portée, ailleurs. La hauteur qui soutient cette ampleur n’est pas de l’ordre de la domination mais plutôt d’une conviction mégalomaniaque absolue d’être simultanément hors tout et au-dessus de tout.

22 Cela est présent aussi dans la paraphrénie qui, aussi, veut abolir toute contrainte ou réciprocité d’autrui.

23 Voir, pour la nostrité, Phénoménologie du Nous et psychopathologie de l’évènement[9].

24 Dans les délires chroniques, notamment les paraphrénies, on peut relever un défaut d’implication dans les espaces nostriques, les espaces concrets. Cause ou effet, cet isolement accompagne la genèse, la construction puis l’enrichissement du délire.

25 Cette intercorporéité pathologique est également assez présente dans de nombreux cas de paraphrénies, marqués par l’isolement, l’inhibition, l’absence de compétences sociales, etc.

26 La notion de stance vient de la phénoménologie d’E. Straus, voir Du Sens des sens[10].

27 Dans la phobie, ce n’est pas l’ipséité qui est en jeu mais l’identité de rôle. Les identités de rôles sont surinvesties et leurs représentations figuralisées, comme dans l’hystérie historique.

28 Cette « maladie de la gêne » est de l’ordre de l’intercorporéité, aussi bien psychique que physique. Pour la paranoïa sensitive, voir[11].

29 La référence aux mémoires de Daniel Paul Schreber [12] est centrale.

30 S. Freud [13] n’a pas tenté de reconnaître la même problématique dans l’homosexualité féminine, pourtant très différente de sa consœur masculine, quant à la mise en jeu des statuts anthropologiques.

31 Révélée : le mode d’advenu du sens propre à la révélation (qu’on oppose ici à la manifestation, en tant que ce qui est phénoménalisé) est une des caractéristiques de la phénoménologie du délire. Voir « Manifestation et révélations ». G. Charbonneau [14].

32 L’accomplissement de ce désir homosexuel partiel n’a jamais guérit la paranoïa. Il ne fait que déplacer ailleurs, sur d’autres thèmes, cette problématique de la perte ressentie comme honteuse de hauteur de soi et de l’autonomie à autrui.

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