JLE

L'Information Psychiatrique

MENU

L’utilisation de marqueurs linguistiques et de méthodes d’apprentissage automatique du discours dans la prédiction de la transition vers la psychose : quels enjeux pour le patient et le psychiatre ? Volume 95, numéro 2, Février-Mars 2019

De la détection précoce aux méthodes d’apprentissage automatique du discours dans la schizophrénie

« Prédire », selon le Larousse, c’est « annoncer d’avance ce qui doit arriver, par intuition, raisonnement ou conjecture, par une inspiration prétendument surnaturelle ». Dès l’Antiquité, les Grecs attribuaient à la déesse Panacée, fille d’Esculape le dieu de la Médecine, le pouvoir de prédire les maux [1]. La prédiction est devenue ces dernières années l’un des enjeux majeurs de la psychiatrie internationale, surtout dans le champ des psychoses dont fait partie la schizophrénie. En effet ce trouble, qui se manifeste à l’adolescence ou au début de l’âge adulte, peut constituer un handicap majeur dans la vie d’une personne. Il répond ainsi bien aux enjeux d’une « médecine prédictive » avec le souhait de détecter plus tôt et agir plus vite pour contenir les difficultés dès leurs prémices, avant que la pathologie ne soit complètement déclarée.

Pour prédire un « état mental à risque », des « centres experts » se sont créés utilisant notamment comme support des outils cliniques standardisés (Comprehensive Assessment of at risk mental state [2], Schizophrenia Proneness Instrument [3]). Ils permettent de « répartir » ces sujets vulnérables comme « à risque » ou « non à risque » de trouble psychotique.

La fiabilité des prédictions s’avérant décevante (15 à 25 % des sujets identifiés comme « à risque » développeront finalement une schizophrénie) [4], les études récentes tentent de définir des marqueurs plus spécifiques dont la combinaison améliorerait la prédiction du risque de schizophrénie. Les recherches ont ainsi recours à des techniques d’apprentissages automatiques qui sont à la croisée de nombreuses disciplines comme l’intelligence artificielle, les probabilités, les statistiques, les sciences cognitives ou l’informatique [5]. L’apprentissage automatique s’appuie sur des algorithmes (procédures traduites en langage informatique) qui analysent un ensemble de données afin de déduire des règles qui constituent de nouvelles connaissances permettant d’analyser de nouvelles situations. Plusieurs équipes ont exploré l’intérêt de ces techniques dans la prédiction de la transition vers la psychose en utilisant des marqueurs d’imagerie cérébrale [6] ou bien encore linguistiques. Les travaux qui s’intéressent aux marqueurs linguistiques partent du postulat que le discours est le reflet du psychisme, classiquement désorganisé dans la schizophrénie et que ce trouble s’inscrit dans un continuum allant du normal au pathologique. Ainsi des études montrent, chez les « états mentaux à risque », que des anomalies sémantiques et syntaxiques sont déjà présentes (réduction de la longueur des phrases, mauvaise utilisation des déterminants, faible indice de cohésion de l’énoncé) [7]. Ces marqueurs restent subtils et peuvent échapper au clinicien qui réalise la consultation « d’état mental à risque ». Pour l’aider à les repérer, le psychiatre se voit proposer d’ajouter au premier entretien clinique semi-structuré un enregistrement sonore. Celui-ci est ensuite transmis à un linguiste (une fois obtenue la non-opposition du jeune et de ses parents s’il est mineur). Le linguiste retranscrit l’entretien et cherche à faire émerger dans un premier temps des marqueurs linguistiques spécifiques des sujets « à risque » (sujets ayant fait l’expérience de symptômes positifs atténués, au cours de l’année précédente, tels que des idées de référence, paranoïdes ou bien des pensées magiques, étranges…) [2]. Les marqueurs repérés sont utilisés dans un second temps pour construire un modèle de prédiction de la transition vers la schizophrénie. Ce modèle est testé et enrichi au fil des nouvelles inclusions des sujets vulnérables à l’aide d’une technique d’apprentissage supervisée. Un algorithme est ainsi établi et permet de déterminer une règle de prédiction en s’appuyant sur des marqueurs du langage. Cette technique a été réalisée dans deux études publiées récemment et permet de prédire la transition psychotique dans plus de huit cas sur dix [7, 8].

Or si les partisans des approches prédictives en santé mentale estiment proposer une psychiatrie avant-gardiste permettant l’autonomisation du patient à travers une médecine personnalisée et participative, ses détracteurs y voient un risque de limitation des possibilités évolutives en enfermant l’individu dans un diagnostic abusif [9].

Nous tenterons donc ici de mesurer certains des enjeux éthiques et épistémologiques, pour le patient et le praticien, soulevés par l’utilisation des marqueurs linguistiques et des méthodes d’apprentissage automatique dans le champ de la détection précoce de la schizophrénie.

Vers une réification du langage et une désubjectivation de l’individu ?

Exprimer, raconter, convaincre, persuader, informer, échanger, concevoir, penser : rien de tout cela ne serait possible sans le langage. Qui que nous soyons, d’où que nous venions, quelle que soit notre langue maternelle, nous parlons. Grâce au langage nous pouvons décrire la réalité, la modifier, voire la réinventer. Il s’agit d’un instrument unique par lequel l’homme se constitue comme sujet. Sujet dans son être, dans l’authenticité et la vérité de son désir. Mais aussi être d’intention et d’action, qui agit sur l’extérieur et le transforme, ce qui constitue une différence essentielle avec l’animal [10].

En sélectionnant des marqueurs linguistiques, n’oublions pas que nous nous intéressons à des marqueurs qui sont le reflet d’un discours, d’une conversation entre deux protagonistes, inscrits dans une histoire narrative. Oublier ces dimensions pourrait amener à considérer le langage comme un objet d’étude scientifique dont la performance s’affranchirait de la part que pourrait y prendre l’autre. Pour satisfaire les obligations imposées par la rationalité scientifique, le langage se risquerait à devenir « propriété » de la machine et du médecin, faisant vivre au sujet ce que Roland Gori qualifie d’expérience d’expropriation [11]. Ainsi le langage se verrait dissocier de l’être, de la « substance », de l’ousia aristotélicienne [12]. Seul le logos (la parole) serait étudié, négligeant que ce dernier peut prendre appui sur la phusis,à savoir l’expérience corporelle [12].

De plus, en mettant en place l’analyse automatisée du discours nous faisons « un arrêt sur image » du langage de l’individu à un instant t. Cela nous amène à nous questionner sur les possibilités évolutives du langage. Le langage est-il à considérer comme quelque chose de fixe, d’immuable, qui ne peut connaître de genèse progressive dans la psyché du sujet ? Ou bien faut-il l’envisager sous un angle dynamique, où les possibilités de suppléances et de subjectivation du jeune adulte viendraient le modifier pour ainsi soutenir la structure psychique vacillante chez ces « états mentaux à risque » ? Ne nous privons-nous pas, en utilisant ces méthodes d’analyse du discours, d’un concept qui permettrait d’appréhender la vie psychique dans un langage renouvelé ? Enfin, qu’en est-il de l’intentionnalité, élément dynamique toujours à l’œuvre dans la subjectivation ?

Intentionnalité qui devient, dans la phénoménologie et plus précisément pour Edmund Husserl, « un vécu », une « réalité psychique ». Elle est à comprendre, à la fois comme visée mais aussi « comme une donation de sens ». Ainsi des états mentaux, tels que percevoir, croire, désirer, craindre et avoir une intention (au sens courant), se réfèrent toujours à quelque chose. Dans l’intention de communication, qui nous intéresse ici, il semble nécessaire de se manifester soi-même comme sujet engagé vers l’autre dans l’édification et la participation d’un monde commun. Cela rejoint la pensée de Wilhelm von Humboldt pour qui le langage, en plus d’une fonction expressive et représentative, cherche à comprendre le monde commun. Le langage est alors essentiellement médiateur et la seule voie d’accès au monde qui soit donnée à l’homme. Il peut être vu comme un univers entre ce que l’homme interpose entre le « monde des choses » et son « monde intérieur » [13]. Cette expérience subjective du langage, qui oblige pour le sujet une « ouverture de vécus intentionnels », se situe dans la schizophrénie du côté d’une rupture relationnelle ou d’un décalage dans l’expérience du corps [14]. Certains symptômes comme le devinement de la pensée ou le syndrome d’influence nous le montrent (phénomènes parasites vécus par le patient avec la conviction d’une action occulte qui dirige ses pensées, oriente ses sentiments, commande tout ou une partie de ses actes et de ses comportements : « On me fait parler, on me fait penser, on me fait agir »). Cette « ouverture des vécus », pourtant nécessaire à la communication, est perçue comme « dangereuse » pour le sujet souffrant de schizophrénie. Le risque est de se retrouver face à une altération de la « conversion du sens » [14] (lorsque l’intention de signification doit être signifiée en passant « d’un langage intérieur » à une communication effective). La conséquence est alors de laisser à l’interlocuteur un langage syntaxiquement correct, mais vidé de son ancrage subjectif et affectif.

Ces dimensions d’intentionnalité, de subjectivité, et d’intersubjectivité dans les troubles du langage du sujet souffrant de schizophrénie et par extension des « états mentaux à risque », semblent échapper à des techniques d’analyse automatisées du discours qui s’intéressent essentiellement à des anomalies sémantiques et syntaxiques.

De plus si les méthodes d’analyse automatisée du discours arrivent finalement à repérer de manière spécifique les sujets à risque de transiter vers la psychose, quel est le rôle de l’expert clinicien ? Le développement de cette technique ne participe-t-il pas à la mort de la clinique ?

Prédire mieux que l’expert humain : une mise en danger de la clinique psychiatrique ?

Le dictionnaire, médical ou général, définit la médecine clinique comme le recueil (ou l’enseignement) des signes et connaissances au contact et ou au chevet du patient. La clinique est une activité totale, une réponse à un appel qui est la source et la vocation de la médecine. Pour qu’il y ait clinique, il faut qu’il y ait tout d’abord une rencontre de deux présences. Celle d’un soignant et d’un sujet en demande dans le cas des « états mentaux à risque ». Qu’il s’agisse d’une clinique psychanalytique, comportementaliste, pharmacologique ou bien encore psychosociale, la clinique psychiatrique met le patient au centre de l’activité soignante, et suppose la recherche d’une proximité avec lui. Il s’agit d’un contact entre deux psychismes, ou pour dire autrement les choses, deux subjectivités : ainsi peut se définir la proximité psychique définit par Marcel Sassolas [15]. Le soignant est alors confronté non pas à un sujet seulement porteur de symptômes mais aussi à un sujet apportant avec lui son intimité, ses liens familiaux, ses relations sociales, ou en creux la marque de leur absence. Cette proximité intersubjective oriente la relation soignante vers un certain territoire, dans lequel le sujet cesse de n’être que le support résigné (ou coupable) d’une maladie et l’objet passif de la sollicitude soignante, pour devenir un observateur de sa propre vie psychique. En supposant chez le soignant une égale attention à son propre vécu qu’à celui du sujet souffrant elle permet la naissance d’une alliance thérapeutique et d’une « relation médecin-malade » [15].

En utilisant la méthode d’analyse automatisée, le danger serait de réduire cette relation thérapeutique à une « relation instrumentale », contraire au principe énoncé par Canguilhem. En effet, pour lui, cette relation « n’a jamais encore réussi à être une relation simple d’ordre instrumental, capable d’être décrite de telle façon que la cause et l’effet, le geste thérapeutique et son résultat, soient liés l’un à l’autre, sur un même plan, sans intermédiaire étranger à cet espace d’intelligibilité » [16]. L’entretien médical pourrait être réduit à un acte standardisé à la recherche de marqueurs linguistiques dont l’unique but serait d’éliminer l’incertitude diagnostique. Philippe Abecassis nous rappelle que deux aspects caractérisent l’incertitude en médecine. Elle est fondamentalement radicale en raison d’une part d’incomplétude des états de la nature (maladie, thérapie, mais aussi diagnostic), d’autre part en raison de son caractère endogène (facteurs de risque) [17]. Dès lors, vouloir éliminer cette incertitude, n’est-ce pas une utopie ou également contraire à toute démarche clinique ?

En agissant ainsi, la clinique pourrait être menacée et perdrait toute la richesse que l’examinateur lui conférait jusqu’alors. En effet, au cours d’un entretien psychiatrique, le praticien attache une attention particulière aux mots du patient, à ses silences, à ses attitudes, à son vécu subjectif. J. Parnas [18] rapporte d’ailleurs trois « entités » d’expériences subjectives prédictives d’une transition psychotique comme la « perplexité » ou sentiment d’un manque d’immersion dans le monde ; un « trouble du moi » qui correspond aux anomalies de la conscience de soi préréflexive et enfin des « désordres perceptuels », c’est-à-dire des aberrations perceptuelles auditives ou visuelles.

Le clinicien examinera aussi avec finesse tout ce qu’apporte la communication non verbale. Un sujet peut s’adresser à un autre non pas seulement avec ses mots, mais aussi avec tout son corps. Comme le dit Emmanuel Levinas « Le visage parle. La manifestation du visage est déjà discours » [19]. Ces inquiétudes rejoignent celles de Guy Vallencien qui s’interroge sur « une médecine, sans médecin ? » au profit de l’émergence d’une « média-médecine », une médecine médiatisée par le recours aux capacités de l’ordinateur [20].

Devant l’incertitude de l’action et les risques énoncés, faut-il développer les méthodes d’apprentissage automatique du discours dans la prédiction de la psychose ? Ne faudrait-il pas mieux renoncer à agir ?

D’une éthique de l’inquiétude à une éthique de précaution

Hans Jonas va nous mettre en garde face à « la technique moderne (qui) a introduit des actions d’un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits et des conséquences tellement inédites, que le cadre d’une éthique antérieure ne peut plus les contenir » [21]. Il va ainsi développer une éthique de l’avenir où les décisions actuelles sont prises en considérant les générations futures. Pour guider notre décision, Jonas reformule l’impératif kantien et nous dit : « agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » [21]. Dans la pratique, cela signifie que doit être interdite toute technologie qui comporte le risque, aussi improbable soit-il, de détruire l’humanité ou la valeur particulière en l’homme qui fait qu’il doit exister. C’est pourquoi, l’heuristique de la peur doit, selon lui principalement nous guider. Même s’il précise que « la peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir » [21], nous pouvons nous demander si ce Principe Responsabilité ne vient pas ici trouver ses limites en prônant une forme d’abstention. Face à des adolescents ou jeunes adultes en demande d’aide et présentant des plaintes psychiques qui peuvent évoquer l’entrée dans une maladie lourde de sens et de conséquence pour leur futur, peut-on choisir l’hypothèse la plus pessimiste pour guider l’action ? Ne doit-on pas y voir là une forme d’irresponsabilité ?

Pour François Ewald, la responsabilité, au sens philosophique, « n’a rien à faire avec la notion de faute, à laquelle la tradition juridique l’a longtemps associée. Être responsable décrit une figure éthique, un travail de soi sur soi, une ascèse grâce à quoi un individu se distinguera des autres par son engagement dans une parole qui risque l’avenir en levant l’incertitude du présent… Dans cette parole, on n’engage pas seulement soi-même, mais d’autres, du même coup placés dans un certain rapport de dépendance » [22]. Pouvons-nous finalement considérer uniquement l’incertitude du présent chez nos sujets vulnérables ? Comment trouver la juste mesure ? Quelle est la promesse qui engage le praticien à l’adolescent ou au jeune adulte ?

Elle serait celle qui apporterait une aide supplémentaire, pour le patient mais également le psychiatre, dans la prise en charge des « états mentaux à risque ». Il s’agirait d’atténuer, retarder, voire éviter la maladie schizophrénique. Cette promesse serait portée par le médecin secondé par des méthodes automatisées du discours. Elle se verrait guider par une éthique de l’inquiétude. Une éthique orientée, comme le développe Philippe Corcuff [23], vers l’éthique du visage et de la responsabilité pour autrui d’Emmanuel Lévinas. Il s’agit d’une éthique qui passe par les corps avant même la réflexion ou l’intellectualisation, où l’appel de la détresse d’autrui est ressenti dans sa chair avant d’être réfléchi.

Finalement ce visage, qui échappait jusqu’alors à la technique, viendrait empêcher l’inaction voire l’indifférence. Devant le visage d’adolescent ou de jeunes adultes exprimant une souffrance psychique, nous ne pourrions pas nous couvrir derrière l’incertitude de notre action. Hegel notait que « (notre) conscience ne saurait trouver le repos… (notre) inquiétude dérange la nonchalance » [24]. Nous serions ainsi convoqués à agir comme le souligne Paul Ricoeur « avec et pour autrui, dans des institutions justes » [25], appelés par une responsabilité morale individuelle.

Le risque est que cette obligation philosophique vienne légitimer notre action de manière irréfutable et ainsi tomber dans une forme de « toute puissance », voire un exercice paternaliste de la médecine [26].

Pour éviter cet écueil, l’action, dans le champ des « états mentaux à risque » pourrait aussi s’appuyer sur le principe de précaution. Il s’agit « de prévenir le danger sans attendre d’avoir levé cette incertitude » [27]. Dans cette perspective, l’incertitude impose le devoir d’anticiper les dommages potentiels comme nous l’avons fait en nous interrogeant sur le risque de réification, la perte de subjectivité ou la mise en danger de la clinique. Ce principe peut avoir deux interprétations. La première est celle de l’abstention en se référant à trois références qui sont le risque zéro, la nécessité d’éviter le scénario du pire, l’inversion de la charge de la preuve (ce n’est plus à ceux qui craignent le risque de prouver qu’il n’existe pas mais à ceux qui sont susceptibles de le faire prendre de montrer qu’il n’existe pas). Cette interprétation pourrait, comme pour le Principe Responsabilité, inviter à l’inaction en prônant l’abstention et en bloquant la décision.

La seconde interprétation est appelée procédurale, et conduit à une évaluation des risques qu’ils soient liés à l’action mais également au renoncement vis-à-vis de cette même action. Elle peut se formuler ainsi « De quoi risquons-nous d’être privés si nous n’engageons pas cette démarche incertaine ? » [28]. La question est alors : jusqu’à quel stade acceptons-nous les risques subjectifs conséquents aux méthodes d’analyse automatisée du discours dans la psychose émergente ? Il s’agit donc de définir un arbitrage entre les différentes valeurs qui justifient ou au contraire limitent cette proposition de prise en charge.

Sa deuxième version qui sous-tend le principe de bienfaisance (l’obligation de promouvoir le bien-être du patient tout en pesant les risques) pourrait répondre à notre demande initiale, à savoir : guider notre action médicale dans une situation d’incertitude. Cependant le terme principe nous apparaît trop normatif et sa double interprétation renforce nos réserves.

C’est pourquoi il nous semble préférable, comme l’ont pensé d’autres auteurs, de lui préférer le terme d’éthique de précaution ou attitude précaution[29]. Notre prudence quant à l’utilisation de ces mots ou de ces concepts peut se justifier, comme le souligne Claude Sureau [29], par une des particularités de la médecine à savoir l’obligation d’action. L’invocation sociétale, voire judiciaire d’un défaut d’application d’un principe de précaution opposable (versus à une éthique de précaution raisonnable) pourrait constituer une régression allant à l’encontre des intérêts des patients et donc de la société. Cette éthique permettrait de considérer chaque situation de manière singulière. En se souciant du bien-être du patient elle pourrait être la juste mesure et servir de médiateur entre des praticiens prônant l’abstention et d’autres « l’action coûte que coûte ». Elle rejoindrait le langage dans sa fonction de médiation entre « le monde intérieur » et le « monde commun » [13] mais aussi dans l’énergie qu’elle déploierait pour se former sans cesse.

Vers une mutation de la médecine au service du patient et du psychiatre

Guidés par une éthique de précaution, l’utilisation des marqueurs linguistiques et des méthodes d’analyse du discours pourraient ainsi trouver leur place dans la prise en charge « des états mentaux à risque ». Ces marqueurs ne sont pas dénués de sens contrairement à d’autres marqueurs (biologique, génétique, imagerie) qui pourraient l’être davantage. Ils ne mettent pas en cause la compétence langagière mais s’intéressent à l’usage que l’individu fait de sa propre langue. Ils ne nécessitent pas de prélèvement sanguin, de réalisation de caryotype ou bien encore l’emploi de rayons X puisqu’ils sont recueillis grâce à un enregistrement sonore. Ils ont donc en plus l’avantage de ne pas être invasifs pour l’individu. Bien conscient que l’approche du langage ne peut être uniquement instrumentale et convoqué par son inquiétude, son souci de l’autre, le psychiatre doit aussi penser le déploiement de cette nouvelle technologie comme une pratique soignante intégrée dans une logique de soin. Les méthodes d’analyse du discours, sans enlever du temps à l’écoute et à l’empathie, permettraient de mieux anticiper cette maladie. L’anticipation (ante capere) [30], en s’enracinant d’emblée dans le passé, proposerait à ces sujets un accompagnement personnalisé et adapté aux maux qui les taraudent. En plus de réduire les effets collatéraux en lien avec une entrée dans la schizophrénie, ces méthodes, par un renforcement de l’exhaustivité de l’examen clinique, amélioreraient la prédictivité en diminuant le nombre de faux positifs. Elles ne voudraient toutefois enlever l’incertitude inhérente à la pratique médicale mais au mieux la circonscrire. Elles ne remplaceraient donc pas l’expertise de la situation faite par le médecin en situation d’incertitude mais contribueraient à « éclairer » le faisceau d’informations qu’il a à sa disposition [17].

Cette technologie pourrait être une tentative de rassembler la dissociation entre le cure et le care, repérée par Donald Winnicott [31]. Cure comme une tentative d’éradication de la maladie, guérir et pas seulement soigner, objectiver la maladie pour la traiter le plus indépendamment du sujet qui l’éprouve. L’analyse du discours apporterait une aide au psychiatre pour objectiver ce qui pourrait faire penser, à partir des marqueurs linguistiques, à une entrée dans la schizophrénie. Le psychiatre continuerait à assurer son rôle dans le care. Care qui sous-entend autre chose, le sujet précisément, la relation avec le médecin, la confiance qu’on lui témoigne, mais surtout un sentiment d’égalité malgré la dépendance, et même une vision active de la dépendance au sens où il s’agit de pouvoir « s’appuyer sur ».

Outre les bénéfices que l’on pourrait attendre de cette mutation pour mieux connaître la schizophrénie, l’atténuer, la retarder, voire l’éviter, et dans tous les cas mieux prendre en charge les patients, elle pourrait être conçue comme une médecine qui nous oblige à penser.

Penser pour donner du sens à nos actions. On ne peut y parvenir que par l’échange, le dialogue, le débat, aussi exigeants, aussi informés que possible [10]. En posant un regard externe sur la médecine moderne, la philosophie pourrait assurément aider les soignants à mieux percevoir les questions éthiques que pose le développement de nouvelles technologies en santé mentale.

Liens d’intérêts

les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec cet article.

Licence Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International