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L'Information Psychiatrique

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Le CMP pensé comme une équipe mobile Volume 95, numéro 4, Avril 2019

Introduction

Le centre médico-psychologique (CMP) n’est pas a priori le dispositif de soin que l’on imagine le mieux placé pour évoquer la question des équipes mobiles. Avec ses fondations historiques, ses fameuses « listes d’attente » et son cadre institutionnel, c’est un peu comme si une délégation de Corée du Nord rédigeait un traité de libre-échange pour le sommet de Davos. Pourtant, le CMP, de par ses missions, la place spécifique de pivot qu’il occupe dans le dispositif de soin, de par son histoire et les changements profonds qu’il a su accompagner, voire anticiper, et enfin, de par son organisation toute collective, est une équipe mobile.

La mobilité dans son histoire

Le secteur a été fondé dans un mouvement de désinstitutionalisation, pour penser des soins de proximité, créer des lieux ouverts bien repérés dans la cité et qui mettraient le patient au centre du dispositif, de « sa guérison », en lui offrant des itinéraires divers « à la carte » [1]. Il s’agissait alors de mobiliser « les capacités de création collective et d’entraide pour favoriser l’instauration de liens, pour accueillir la souffrance ou la détresse psychique quels que soient le lieu et la forme de son expression, sans a priori et sans préalable » [2] et on pourrait ajouter aujourd’hui sans délais.

Le CMP a été pensé comme un lieu qui assure la continuité des soins, notamment entre les séquences d’hospitalisation et le suivi ambulatoire ; mais aussi pour restaurer le sentiment continu d’existence des patients les plus fragiles chez qui cette simple fonction de base est mise à mal par une pathologie ou un environnement insécure ou précaire.

L’article 3 de la loi du 31 décembre 1985 [3] stipulait déjà que le CMP devait être une unité de coordination et de soins en milieu ouvert, que sa mission est d’organiser les soins ambulatoires et des interventions à domicile et auprès de toute institution ou établissement nécessitant des prestations psychiatriques ou un soutien psychologique.

Finalement depuis la première circulaire en 1960 jusqu’à la loi de 86, le secteur porte en lui des valeurs et des controverses. Il a toujours été attaqué et donc défendu. C’est un long processus, plus qu’un dogme. Il est perméable aux enjeux sociétaux autant que sanitaires, bousculé par les politiques de santé successives mais capable de résister parce qu’ancré dans le projet « politique » plus large qui le fonde ; la désinstitutionalisation.

La créativité, le partenariat, l’accueil, l’accompagnement au domicile… Et si tout était là depuis le début ?

Pour que le CMP soit une équipe mobile il faut en tout premier lieu créer de la circulation entre les différents maillons qui composent notre dispositif de soins, de la cohérence et de la continuité. Nous travaillons à Valvert, centre hospitalier des quartiers est de Marseille, ce n’est pas un désert médical et la taille « humaine » de l’établissement favorise une certaine collégialité. Quelques principes sont inscrits dans le marbre du projet médical d’établissement comme l’interdiction de la contention et l’ouverture de toutes les unités de soin. Mais comme même le marbre nécessite un peu d’entretien – nous n’avons pas envie que le projet ressemble à une stèle – nous continuons à créer des outils de circulation et de réflexion.

Et si nous travaillons à ce que le CMP soit un lieu d’accueil, nous savons que nous devons être mobiles. Nous allons à la rencontre des usagers et des partenaires, avec notre identité, notre éthique, nos limites. Et si nous n’employons pas le terme d’« aller vers » c’est que nous ne savons pas bien justement d’où il vient. Nous sommes un peu méfiants et réticents à ce que le vocabulaire issu du monde de l’entreprise, du management, se glisse dans notre lexique médical et infiltre notre pensée.

La psychiatrie a toujours été poussée au contrôle social et il faut de solides convictions pour y résister et parfois aussi l’aide des philosophes comme Foucault et Deleuze pour percevoir les mouvements qui nous animent. « Nous sommes passés d’une société “disciplinaire” où l’individu évolue d’un monde clos à un autre (famille, école, usine, prison ou hôpital) à une société “de contrôle” qui gère l’agonie des lieux clos et repense un contrôle diffus, nomade “à l’air libre”. […] L’entreprise a remplacé l’usine. […] Quand l’enfermement était un moule, le contrôle est une modulation, quand l’usine est un corps, l’entreprise un gaz. […] Et si le contrôle social était facile à identifier avec ses sauts de loup et ses asiles humides, il est à présent diffus, dilué et porté par chacun de nous » [4]. Autant en avoir un peu conscience car ceux vers qui nous allons l’ont bien souvent compris…

La mobilité en pratique

La multiplicité des unités dans un secteur et la diversité des équipes crée la richesse et la complexité du mouvement, mais il faut penser un point de fixité, des amarres.

Le secteur est compris ici comme un point d’ancrage, une appartenance, une identité commune ; car pour qu’il y ait une circulation il faut savoir où aller et où revenir. Pour que le mouvement ne soit pas erratique ou qu’à vouloir être partout, nous ne soyons finalement nulle part.

Dans notre cas, cette mobilité commence par les soignants. Ils ont des fonctions dans deux unités, ce qui encourage chacun à emprunter des chemins transversaux pour circuler. Avec le risque de faire des détours, de se perdre… Une infirmière de l’équipe précise « chaque équipe détient un petit bout du projet” qui circule entre les unités pour permettre la finalité d’un ailleurs possible. Un petit bout” de l’unité en nous, une circulation entre les lieux et les idées pour assurer la continuité des soins… On ouvre alors un chemin pour faciliter la circulation des personnes qui prennent la même passerelle que nous et suivent ce fil invisible de l’intérieur de l’hôpital au dehors possible. Parce que quand il est déjà difficile de suivre le fil de ses pensées, de repérer ce qui est de soi et de l’autre, suivre les différentes étapes du parcours de soins relève de l’exploit. Et l’on sait combien le plus dur parfois ce n’est pas d’aller à l’hôpital mais d’en sortir. »

Le CMP se déplace et en tout premier lieu, au domicile du patient : les VAD (visites à domicile). La même infirmière témoigne : « dans visite” nous entendons ce terme courtois qui consiste à se rendre, dans une Peugeot hors d’âge, seule, car le personnel est rare dans les CMP, auprès de quelqu’un, pour s’entretenir avec lui, prendre de ses nouvelles ou faire un acte plus technique, un NAP (neuroleptique à action prolongée), un entretien, voire l’entretien du domicile. »

« Nous nous déplaçons et nous rencontrons des histoires, des réalités, des mondes extrêmement singuliers et différents dans un même quartier. » : unité d’hospitalisation temps plein, hôpital de jour, hôpital de semaine, CMP, CATTP (centre d’accueil thérapeutique à temps partiel). Comment rendre compte de cette activité, comment la quantifier ? « Je bois un café en fermant les yeux sur la tasse qui n’est pas vraiment propre, j’ouvre les rideaux, les fenêtres pour respirer, voir le dehors, pour m’ancrer un peu dans la réalité. J’aperçois un bout de parc juste en bas de l’immeuble, une jungle pour celui qui vit reclus chez lui, alors je tente une promenade avec le patient juste là, dans le quartier, armée de mon plus grand sourire et d’une pelote de confiance dans la poche, comme pour s’assurer qu’on ne risque rien. »

Le CMP est impliqué dans l’accès et le maintien au logement. Et pour cela, dans notre cas, les membres de l’équipe ont fondé une association qui loue à une société HLM deux appartements de trois places chacun, destinés à des patients en rupture depuis de longues périodes avec la question du logement autonome. Ainsi, les patients s’engagent dans les soins, c’est le contrat, et ils ont accès à un logement et aux tumultueuses lois de la cohabitation, pour une durée de deux ans. L’équipe du CMP se rend une fois par semaine sur place : « il faut régler les problèmes de cafards, un Kho-Lanta urbain, et assurer le bricolage – car réparer une télé c’est un acte de resocialisation en période de coupe du monde. »

L’équipe se déplace aussi pour son travail de réseau, dans des maisons de retraite, des foyers et d’autres institutions : « Nous allons à la rencontre à la fois du patient et de nos collègues pour faire le lien, éviter les incompréhensions et les maladresses et maintenir cette précieuse continuité des soins nécessaire au mieux-être. »

Il y a aussi les visites qui font suite à un signalement de l’ARS (Agence nationale de santé) : « pour être honnête elles ne sont pas si nombreuses et c’est un véritable challenge à relever. Il s’agit alors d’aller vers l’autre qui ne veut pas ou ne peut pas… Et l’inviter à nous inviter. On s’annonce, on explique qui on est, on propose, et parfois la porte ne reste pas close… »

La mobilité en concepts

Penser la mobilité du côté de l’institution n’est pas une entreprise facile. L’institution a tendance à se confondre avec l’institué et par glissement avec l’immuable. René Loureau rappelle que « l’institué c’est le système, l’establishment, les procédures économiques de prévisions habituelles, les valeurs dites normales » et que « l’instituant c’est ce qui s’oppose à l’institué, c’est la contestation, la révolte, l’imagination, l’innovation » [5]. Cette opposition explique en partie une des définitions de l’institution comme une « dialectique conflictuelle […] obligeant le collectif institutionnel à un perpétuel grand écart, une nouvelle formation de compromis entre le sujet et la norme, entre deux logiques distinctes de travail, la logique institutionnelle et la logique d’établissement […] [Ainsi] il n’y a pas d’autre lieu (topos) pour l’institution que celui de la parole (logos), une parole qui circule. » [6].

Soignants et soignés circulent parmi les unités de soin (unité d’hospitalisation temps plein, hôpital de jour, hôpital de semaine, CMP, CATTP, centre d’accueil thérapeutique à temps partiel). Ces unités sont distinctes, leur travail n’est pas superposable. Mais comment penser la continuité dans la différence ? Comment penser la mobilité des équipes, ici du CMP, à partir de la cartographie institutionnelle du secteur ?

Si le CMP fait partie de l’institution c’est moins en tant que lieu que dans le logos institutionnel, en participant à son mouvement, à travers les mouvements des soignants et des patients et dans la logique clinique de la circulation.

Ce mouvement institutionnel, que nous appelons volontiers la « mobilité » n’est pas la simple articulation d’un dehors et d’un dedans, les frontières ne sont pas si claires… Ainsi, plutôt que la classique dichotomie intra/extrahospitalier, qui annonce la rupture voire l’opposition, il est possible de penser les dites « unités extrahospitalières » comme des parties du même trajet de soin... Mais, attention, cette pérennité, ce « pas-de-rupture », peut nous faire glisser dans le piège du « contrôle continu », de la maîtrise du dedans et du dehors. Sans tenir compte des désirs et des demandes, la logique de la constance et de la pérennité peut entraîner une condamnation à perpétuité. La dialectique est effectivement complexe entre la perte, le « perdu de vue », et la « tentation tutélaire qui hante les prises en charge ». Il y a des restes, des pertes, toujours… Les accueillir, elles aussi, nécessite beaucoup de travail pour que l’accompagnement ne devienne pas une forme de gestion ou de contrôle du patient.

Penser la sectorisation comme immuable et sacralisée peut empêcher sa mise en mouvement. Être dans la cité, dans les quartiers, et rester ouverts à l’accueil (en acceptant aussi les non-demandeurs de soin) exige une vraie mobilité. Il ne s’agit pas d’imaginer la machine aux bras tentaculaires englobant le patient « en tous lieux » mais d’appliquer sa réflexion aux déplacements et aux espaces dans notre quotidien, à l’incertitude que sous-tend toute rencontre.

Conclusion

Nous circulons entre différents espaces, certes, mais comment questionnons-nous la manière dont ces espaces sont mobilisés et articulés ? Comment travaillons-nous la tension entre les espaces fixes (le lieu des amarres) et les espaces interstitiels, voire, les espaces vacants ? Comment cela vient-il nous questionner sur notre propre rapport au mouvement ? Sur notre idée même de la liberté ?

La psychiatrie n’en a pas vraiment fini avec son passé asilaire, tant dans la question de l’enfermement, que dans celle de la logique passive pour le patient ou le discours de pouvoir pour les soignants. Quelle est donc notre boussole éthique pour orienter ce mouvement ? Nous avons choisi de privilégier une position « historique » du soin fondée sur une écoute singulière, la possibilité d’accueillir une parole (ou un silence), sans avoir une visée purement éducative et de réadaptation au « modèle social ».

Redonner au patient, à l’usager, sa place de sujet est un pari éthique fort de nos jours. Revitaliser le sujet-soignant et le sujet-soigné, avec ses désirs contradictoires, avec ses moyens subjectifs, avec leur histoire commune, c’est parfois une subversion… Prendre le temps, réfléchir ensemble, s’articuler… Parce que c’est aussi ça le suivi d’un patient ; une histoire commune, inscrite dans le temps, figurée dans les espaces, pensée en réunion d’équipe, en supervision, en réunion de secteur, en réunion communautaire, en sortie thérapeutique…

Dedans et dehors dans le même trajet, un peu comme une circulation dans une même bande tordue…

Liens d’intérêt

les auteures déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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