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L'Information Psychiatrique

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Considérations inactuelles sur les délires chroniques Volume 94, numéro 9, Novembre 2018

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

Mandalas et tours de Babel

C’est dans le film Sept ans au Tibet de Jean-Jacques Annaud, que le personnage d’Heinrich Harrer, un alpiniste autrichien joué par Brad Pitt, envoyé par le Reich au Tibet – probablement à la recherche du Graal –, regarde émerveillé la patiente et la minutieuse élaboration par les moines bouddhistes d’un mandala de sable. Lorsqu’une fois leur tâche terminée, les moines soufflent sur l’œuvre délicate pour l’effacer complètement. Devant la perplexité de l’Autrichien, le jeune dalaï-lama le rassérène en lui expliquant que tout est éphémère… Que les tableaux des délires chroniques élaborés par aliénistes et psychiatres ressemblent aux mandalas de sable tibétains se vérifie dans celui que le psychiatre français Henri Ey présente dans l’Encyclopédie Médico-chirurgicale en 1955 (figure 1), choisi aussi comme couverture pour l’édition posthume des tapuscrits des Leçons du mercredi sur les délires chroniques[1]. L’analogie peut se poursuivre par le fait que, régulièrement, les psychiatres soufflent pour rendre les tableaux éphémères. Mais, il est probable dans leur cas que les raisons soient bien moins zen. Au contraire, il semble que le souffle soit animé plutôt par un esprit de lutte pour l’hégémonie, dans le sens que peut donner à cette expression le philosophe politique anglo-argentin Ernesto Laclau [2] : des contenus, des termes ou signifiants particuliers rentrent en conflit pour « hégémoniser » une totalité toujours incomplète. De la lutte pour occuper la place vide en son centre, il en résulte qu’un signifiant particulier se prend pour l’universel. Notons que dans la fresque historique des avatars du genre délires chroniques1, les agents particuliers qui s’affrontent se voient animés par les génies des langues, bien plus que par les esprits des nations, même si les guerres ne manquent pas de faire leur contribution. Dans notre commentaire, nous suivons cette perspective pour évoquer le parcours de ce genre si particulier, avant d’arriver à ce qui nous semble caractériser la situation actuelle, c’est-à-dire l’inactualité des délires chroniques – étant entendu qu’il faut donner à cette expression son sens nietzschéen : à contretemps.

« On appelle génie d’une langue son aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse ce que les autres langues expriment moins heureusement » [3]. On peut concevoir que c’est ainsi que chaque génie se pense, mais le domaine des délires chroniques montre que la situation s’avère bien différente. Car, s’il est bien un domaine pour lequel on se plaît plutôt à évoquer la Tour de Babel (Joffroy en 1897 [4], Jacques Lacan en 1932 [5], d’autres dans les années ‘70 [7]), c’est celui des délires chroniques. Ce n’est pas pour rien que l’épistémologue de Cambridge German Berrios [8] loue l’effort produit par Ey pour prêter attention à chaque terme et son histoire, dans son dessein d’arriver à y voir plus clair. Surtout lorsqu’il nous invite à suivre leurs évolutions où il n’est pas rare qu’un terme finisse par désigner le contraire qu’à son début. Par exemple, comme il arrive en langue française avec le « chassé-croisé » du terme ou « délire » : delirium au début désigne un état aigu, avec ou sans fièvre ; puis plus tard un processus idéique, l’idée délirante ; et enfin, à nouveau un état, mais cette fois-ci chronique, l’entité Délire chronique. Donc, partant de cet exemple, il est possible de penser que chaque langue est sa propre tour de Babel. Ce serait facile à dire alors que le génie a de quoi perdre son latin, mais nous allons voir que le génie grec va jouer dans la partie à un moment particulier, plutôt du côté de l’Allemagne2.

Le délire chronique à évolution systématique, fleuron français

Au moment de la naissance de la clinique des délires chroniques, nombreux sont ceux qui sont d’accord pour parler de tradition hippocratique3 dans l’inspiration clinique à l’œuvre. C’est un esprit hippocratique qui arrive en France, transmis et renouvelé par le médecin anglais Thomas Sydenham (1624-1689), et qui fournit les armes pour les débuts de ce que devient la psychiatrie clinique moderne. Les notions hippocratiques façonnent la notion de maladie : pour se trouver ainsi caractérisée, elle se doit de présenter un mode de début, une marche ou évolution et un mode de terminaison qui lui soient caractéristiques. C’est en combinant une symptomatologie et une évolution – » des signes précis, corrélés entre eux et évoluant d’une façon typique » [9] –, que commence la marche des délires chroniques. Cette période dite d’anthropologie philanthropique par Henri Ey [10], ou celle du paradigme de l’aliénation mentale, selon l’épistémologue français Georges Lantéri-Laura [9], se renouvelle en France dans la lignée des leurs prédécesseurs anglophones (William Cullen, Thomas Arnold, Alexander Chrichton), et l’expression de traitement moral de la manie ou l’aliénation prend le pas sur celle de moral management, chacune selon le génie de leur langue.

L’historien français Jackie Pigeaud [13] considère alors que Philippe Pinel est une cheville entre l’antiquité grecque – la médecine hippocratique – et la modernité. Ainsi, dans son mandala nosographique, il maintient l’usage du terme grec manie qu’il distingue de phrénitis – c’est-à-dire l’aigu –, qui ne fait pas alors partie du champ de la médecine mentale. Pigeaud remarque que coexistent chez Pinel deux concepts de manie : l’un, assez classique et qui le précède de plusieurs siècles, est celui qui désigne une espèce à côté de la mélancolie, la démence et l’idiotisme – la manie distinguée comme « un délire général plus ou moins marqué […] ou même un bouleversement de toutes les fonctions de l’entendement ». L’autre, né du moment utopique de la Révolution et de la première édition du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la Manie (1800), constitue une nouveauté : la manie comme étant à la fois l’espèce et le genre. Tout ce qui se dit de la manie est valable, d’une certaine manière, pour les autres espèces du genre, d’où le titre de l’ouvrage. Cette singularité remarquée chez Pinel va se répéter chez ses successeurs, anticipant ce qu’on nomme la surdétermination : un contenu particulier, qui fait partie de la structure, structure du même coup la totalité. Ou bien, dit plutôt à la manière de Laclau, la manie est le particulier qui hégémonise la place de l’universel ou totalité vide et surdétermine les autres. C’est cette lutte pour l’hégémonie, reconnue donc dès l’œuvre de Pinel, qui constitue l’un des moteurs de l’histoire des délires chroniques, entre genre et espèce, comme nous allons tenter de montrer. Et très rapidement. Ainsi, peu après, Jean-Étienne Esquirol, élève et néanmoins rival de Pinel, met en pièces cet ordre pinélien avec la notion de monomanies, considérées comme des délires partiels centrés sur une seule idée ou passion [14]. Esquirol revient plutôt vers une division tripartite entre monomanie intellectuelle, monomanie affective ou raisonnante et monomanie instinctive, cette dernière aux retombées médico-légales polémiques [15]. Par la suite, le terme s’impose pour nommer toutes sortes d’actes morbides, et l’espèce se dégrade dans une multiplicité sans limites. Néanmoins, le champ se prépare pour une notion qui puisse se nommer à soi-même délire chronique.

Après les guerres napoléoniennes, les avancées de l’École de médecine de Paris, avec la méthode anatomoclinique, ouvrent aussi une période fertile pour la médecine mentale. Le délire chronique4 prend une forme certaine de la main du délire de persécution (1852) de Charles Lasègue, et Jean-Pierre Falret souffle fort sur le mandala esquirolien avec son pamphlet De la non-existence de la monomanie (1854). Lasègue, ensemble avec J.-P. Falret et Valentin Magnan, élaborent successivement l’édifice d’une entité qui contient déjà presque tout de ce qui va suivre, comme le pense un perspicace commentateur catalan [17]. Mais aussi, en quelque sorte, de tout ce qui le précède, comme le pense d’un autre côté le célèbre psychiatre français Jules Séglas [18], pour qui cette entité est une synthèse des anciennes monomanies esquiroliennes : hypochondrie, démonomanie, mégalomanie, théomanie, etc. En combinant une symptomatologie et une évolution, l’édifice présente quatre moments cliniques différents : une première phase dite d’inquiétude ou d’interprétation ; une deuxième phase d’hallucination de l’ouïe ou de systématisation ; une troisième période de troubles de la sensibilité générale ou de mégalomanie ; une quatrième phase de stéréotypie ou d’affaiblissement intellectuel.

Naissance de la clinique

Des orientations aussi différentes que Michel Foucault [19], l’historien Gregory Zilboorg [20] ou Pigeaud [13] sont d’accord pour situer dans l’hôpital le lit de cette clinique. Lantéri-Laura précise en quoi consiste cette naissance : « Pour que la médecine [et donc la clinique] existe dans les faits, il faut qu’il y ait plus d’une manière d’être malade. S’il suffisait de distinguer l’être malade de l’être-en-bonne-santé, la clinique n’aurait guère raison d’être, et ce qui justifie l’existence d’une sémiologie, c’est que le diagnostic est toujours un diagnostic différentiel » ([21], p. 426). Distinguer entre être-malade-ainsi et être-malade-autrement devient donc le souci principal. Suivant son raisonnement, lorsque les signes et symptômes se retrouvent identiques, d’un jour à l’autre, chez le même patient, ou plutôt qu’ils évoluent de façon typique et prévisible, cela constitue un syndrome. Ce concept opératoire est alors indépendant de toute spéculation sur l’étiologie, l’anatomie pathologique ou la physiologie ([21], pp. 430-431). Ainsi, l’essentiel de la sémiologie psychiatrique qui provient de la fin du xixe siècle se fait par le biais des confidences que le patient fait sur son expérience vécue et les délires chroniques en fournissent les meilleurs pages ([21], p. 478). Ce savoir sémiotique, qui s’organise progressivement en savoir-faire, provient pour lui du contact avec les patients. C’est ainsi qu’après avoir emprunté à la médecine de son époque les notions de signe, symptôme, syndrome et entité, l’on commence alors à évoquer les mécanismes délirants, constituant la période que Lantéri-Laura désigne comme étant celle du paradigme des maladies mentales. Un certain nombre de commentateurs, notamment étrangers, situent dans la construction et le démantèlement du délire chronique à évolution systématique la période hégémonique de la psychiatrie française sur le terrain de la clinique, de la sémiologie et de la nosologie. De ce champ de bataille, aux discussions sans cesse renouvelées, naissent la psychose hallucinatoire chronique, le délire d’imagination et le délire d’interprétation, en attendant qu’un peu plus tard Gaëtan de Clérambault rajeunisse la doctrine des passions en psychiatrie à travers les délires passionnels : érotomanie, revendication, jalousie.

Après Sedan, tout est paranoïa

Entre-temps, outre-Rhin, des médecins théologiens (Reil), et autres adeptes de la Naturphilosophie cherchent leur voie pour la « cure des âmes » (Seelsorge) de leurs Seelenkrankheiten ou Seelenstörungen (maladies ou troubles de l’âme). Leur souci clinique parle l’ancien allemand, comme le fait encore Wilhelm Griesinger (1817-1868) : Wahn, Wahnsinn (des commentateurs français comme Paul Bercherie et Jules Séglas pensent reconnaître dans son traité, derrière le terme die Verrückheit, les délires chroniques systématisés des Français). Notons que ces médecins parlent l’allemand, mais qu’ils ne se comprennent pas nécessairement. Et d’école en école, de ville en ville, ils soufflent sur leurs mandalas nosographiques respectifs. Ainsi, lors de sa thèse, le jeune psychiatre français Jacques Lacan évoque ce Babel de langue allemande et se montre d’accord avec Séglas pour signaler qu’il n’y a rien d’aussi net que le délire chronique français…

Les philosophes français Philippe Lacoue-Labarte et Jean-Luc Nancy nous ont éclairés sur un phénomène qui laisse une trace durable dans la langue de la psychiatrie. Pour eux, depuis la fin du xviiie siècle, l’Allemagne, en quête de son unification politique et civilisationnelle, se tourne vers l’identification de la langue allemande au grec, à la recherche d’une identification mythique : « Au départ, tout est bien entendu philologique » [22]. En ce qui concerne le domaine des délires chroniques, la psychiatrie de langue germanique se met alors à parler le grec, préfigurant son hégémonie à venir. Prenons l’exemple très parlant de cet article publié dans la revue de Jean-Martin Charcot, Archives de neurologie, qui suffit à confirmer ce dessein de transformation. Au Congrès annuel de la société d’aliénistes allemands à Iéna, lors de la séance du 13 juin 1889, Werner de Roda présente un rapport sur « Des expressions Verrucktheit et Whansinn dans la nomenclature psychiatrique allemande ». Dans la discussion qui s’établit entre les aliénistes allemands Emanuel Mendel, Carl Wernicke et Emil Kraepelin, il apparaît évident que, malgré le prestige des termes eux-mêmes, ainsi que celui des auteurs les ayant utilisés (pensons à Griesinger qui désigne par le premier terme une affection mentale dans laquelle prédominent les idées de persécution ou de grandeur, ou encore à Richard von Kraft-Ebing, qui pour le deuxième y voit plutôt des formes hallucinatoires), d’un auteur à l’autre leur signifié varie fortement, et qu’il en va de même pour leurs tentatives de les comparer avec la folie systématisée des Français, ou même avec la monomanie. « Renonçons au mot Verrucktheit parce que c’est le terme consacré par la langue vulgaire à tous les genres de folie ; on appelle couramment toqué (verruckt) les originaux, les gens mal équilibrés ; en outre, quand devant un malade il vous échappe de prononcer ce mot, il vous comprend et s’agite. Les mêmes réflexions s’appliquent au mot Wahnsinn qui désigne, en langage ordinaire, une personne qui, sans être aliénée, ne fait rien comme tout le monde ; en second lieu, il est inscrit dans le code civil prussien pour qualifier l’aliéné privé de toute sa raison », traduit Paul Kéraval dans la revue de Charcot ([23], p. 418). Le rapporteur évoque la confusion que cela produit dans les esprits et va jusqu’à parler de cacophonie, avant de proposer de les remplacer par un retour au seul terme grec de paranoïa. Certes, il distingue une paranoïa primitive aiguë et une autre primitive chronique, une paranoïa hallucinatoire aiguë et une chronique, et enfin une paranoïa secondaire, mais il en résulte l’idée que la paranoïa est l’espèce qui hégémonise le genre. Dans la discussion qui suit, alors que Wernicke propose de s’incliner devant les faits, ce que Mendel approuve, seul Kraepelin semble résister un peu à la tendance et avertit sur le danger d’amalgamer les psychoses aiguës curables avec les autres…

Mais cet exemple ne montre pas tout : nous voyons le grec (d’origine allemande) s’imposer (presque) partout, jusqu’à rebaptiser la discipline elle-même : le terme psychiatrie (Johan Christian Reil) remplace définitivement médecine mentale. Dans ce creuset prend forme, en même temps que le mot, la notion de psychopathologie (Hermann Emminghaus). Il en va de même pour celui de psychose (Ernst von Feuschterleben) qui remplace le vieux terme de folie, alors que le terme psychothérapie (peut-être Hippolyte Bernheim, de Nancy) fait disparaître le traitement moral. L’on sait aussi que la question dite en Allemagne die Paranoiafrage s’étendra jusqu’au moins la Première Guerre et que d’emblée elle annexe comme dans une Blitzkrieg toute l’Italie, qui adopte la question. Comme le dit le psychiatre allemand Werner Janzarik, on considère qu’à ce moment les systèmes nosographiques français se trouvent complètement désarticulés ([24], p 62). Ce n’est pas l’avis de Séglas, qui s’est penché méticuleusement sur cette question de la paranoïa en Allemagne et en Italie, et qui pense que donner « une définition exacte de la paranoïa nous paraît difficile pour ne pas dire impossible. En effet, il n’est peut-être pas de mot en psychiatrie qui ait une acception plus vaste et mal définie » [18].

Kraepelin, un médiateur évanescent

C’est alors que, au sein de cette dispersion, Kraepelin va procéder à faire jardin à la française dans le domaine. Sa « systématique », la « simplification » [24] introduite dans la 6e édition (1899) de son traité (Lehrbuch der psychiatrie – notons que ce néologisme grec d’origine allemande s’impose définitivement sur celui, latin, de médecine mentale, au moins depuis le Traité de Richard von Kraft-Ebing de 1879), va porter un coup à l’hégémonie du terme paranoïa. Sa « simplification » va distinguer la folie maniaque dépressive, située entre une paranoïa qui reçoit un coup de rabot remarqué par tous, et de l’autre côté la dementia praecox, dont la french touch a été commentée et discutée (au moins sur le choix des mots : ce sont les mêmes locutions latines choisies déjà par le Français Bénédict Morel, principal auteur de la notion de dégénérescence). Kraepelin accorde dans sa systématique une importance décisive au critère évolutif, aux états terminaux, et en particulier la Verblödung, que l’on traduit laborieusement par démence, alors que l’ancienne vésanie latine n’a plus cours. Il pense avoir ainsi délimité d’authentiques maladies. Néanmoins, aussi célèbre et prestigieuse que soit sa classification, il n’empêche que, dans notre perspective, un peu comme Griesinger avant lui et Ey après5, il aura dans le domaine des délires chroniques une fonction de médiateur évanescent (en quelque sorte une transition entre des concepts opposés, qui disparaît par la suite). Sa définition de paranoïa, « un développement insidieux sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue, d’un système délirant durable et impossible à ébranler, qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action », a une influence importante sur l’école française en même temps qu’elle disparaît en Allemagne [25]. C’en est trop pour certains ou pas assez pour d’autres (dont lui-même, qui dans les éditions suivantes va reprendre le vieux terme grec de paraphrénie, déjà utilisé par Karl Kahlbaum, pour rajouter à son mandala des formes qui se distinguent de la dementia praecox « par un développement beaucoup plus limité des troubles de l’affectivité et de la volonté, avec perturbation beaucoup moins importante de la structure interne de la vie psychique ou dissociation limitée à certains troubles du jugement » [26]. Mais, il est peut-être trop tard, car il n’y a qu’en France qu’il est (et encore, assez difficilement) entendu. Le tournant du siècle amorcé par Kraepelin, reçoit une nouvelle impulsion qui lui fait prendre un coup de vieux très rapidement. La psychiatrie clinique, tel que le xixe siècle l’a vu fleurir, se confronte désormais à une nouvelle approche qui devient de plus en plus plus séduisante : la psychopathologie.

Tout est schizophrénie

Comme un clin d’œil au génie de la langue allemande romantique, qui transporte avec elle les idées d’Urphänomene, d’Uber-Uns, ou de Ganzheit, (phénomène originaire ou fondamental, instance de surveillance du moi et totalité, respectivement), se forme une troïka germanophone intégrée par la psychanalyse, la phénoménologie et la Gestalt, qui renverse la clinique sémiologique classique à la française. On pourrait y voir une revanche de la Naturphilosophie face au « mécanisme cartésien », ou si l’on renverse une des propositions ironiques de Lantéri-Laura, mettre Hölderlin à la place d’Auguste Comte6. La psychopathologie germanophone7 vient se positionner à l’égard du primat précédent de la clinique sémiologique, comme la physiologie face à l’anatomie. Ou comme Lantéri-Laura [27] le précise, elle s’érige comme un métalangage du langage-objet de la clinique sémiologique des facultés mentales. Ainsi, à une sémiologie fondée sur la juxtaposition de signes, se substitue la recherche d’un (ou des) signe(s) unique et central, capable d’assurer un diagnostic. Les idées d’un trouble primaire, d’un syndrome fondamental ou de structure, subvertissent de manière décisive la clinique descriptive des délires chroniques, dont une conséquence est que la notion de syndrome reprend le pas sur celle de maladie.

Dans l’alternative proposée dès son titre par l’ouvrage d’Eugen Bleuler, Dementia Praecox ou Groupe des schizophrénies (1911), nous savons que c’est le néologisme grec inventé par le Suisse qui l’emporte sur le latin. Et la nouvelle entité prend rapidement la place hégémonique du bon vieux délire chronique systématique. On pourrait dire que c’est un peu malgré Bleuler, qui se défend à l’avance : « Pour la commodité j’emploie le mot au singulier bien que le groupe comprenne vraisemblablement plusieurs maladies […] Il s’agit d’un groupe de psychoses évoluant soit chroniquement, soit par poussées, de telle façon que ne peut en résulter une restitutio ad integrum. Il est caractérisé par la dissociation des fonctions psychiques, par des troubles associatifs, par des troubles affectifs et des troubles de contact avec le monde » [28]. La dissociation, la Spaltung, est la condition psychopathologique qui imprime de sa marque toutes les manifestations cliniques des symptômes, qui se voient répartis dans la partie clinique entre symptômes fondamentaux et accessoires, puis, dans la partie théorique, entre symptômes primaires et secondaires. Mais, en revenant plus loin lorsqu’il s’agit d’évoquer des questions de nosologie, Bleuler poursuit : « Kraepelin […] soupçonne de nouveau depuis peu, comme je l’avais fait auparavant, l’existence d’un groupe intermédiaire entre la paranoïa et la schizophrénie. Je ne puis plus le suivre en cela, parce que je ne trouve nulle part de limite en direction de la paranoïa » ; et un peu plus bas, « Pour nos méthodes actuelles d’examen, le mécanisme de la formation du délire dans la paranoïa est identique à celui qui existe dans la schizophrénie, et c’est ainsi qu’il serait possible que la paranoïa soit une schizophrénie à évolution extrêmement chronique » [28]. Et cela s’avère vrai non seulement pour les délires chroniques, qui se réduisent à la portion congrue, mais vis-à-vis de la folie maniaque-dépressive qui perd aussi un peu de ses formes. L’extension que prend l’entité, faite de formes simples et latentes, formes délirantes chroniques, formes aiguës, et même des cas apparemment organiques, résulte donc du « passage du critère clinico-évolutif au critère psychopathologique dans sa délimitation » [15]. Et comme sa caractéristique essentielle est d’être synchronique, c’en est fini donc d’Hippocrate et de ses marches.

L’école de Heidelberg et Kurt Schneider

C’est alors que, portée par la volonté de puissance de son époque, une ville, où un groupe de psychiatres se prend pour une élite [24], devient la Nouvelle Athènes : Heidelberg. La confluence entre le Rhin et le Neckar assure alors un débit que la Seine semble ne plus suivre. Le centre de toutes leurs attentions est le problème de la schizophrénie tel que Bleuler l’a posé. Hans Gruhle, Karl Jaspers, Willy Mayer-Gross, etc. (et plus tard Kurt Schneider), vont se consacrer à la recherche psychopathologique des phénomènes primaires et du syndrome fondamental des délires. Entre expliquer et comprendre (erklären et verstehen), la méthode dite phénoménologique se peaufine. Le groupe élabore dès 1925 un Traité collectif sur la schizophrénie, dirigé par Oskar Bumke et publié en 1932, qui devient alors la référence dans la psychopathologie clinique du délire (le Wahn, au singulier), qui se remet à parler l’allemand.

Le « echte Wahn », le vrai délire de l’école de Heidelberg est conçu comme « ohne Anlass », sans motif, immotivé, délirant per se, d’où son caractère d’incompréhensibilité. Sa force est sa capacité d’emporter immédiatement l’adhésion absolue du sujet, entraînant la certitude : le Wahnstimmung (états d’âme délirants), une vague de mystère, d’opacité ou d’émotion ; le Wahneinfall (une intuition délirante incoercible), un phénomène d’irruption, d’immédiateté et de certitude qui s’impose ; enfin, les Wahnwahrnehmugen (les perceptions délirantes), qui englobent hallucination et interprétation dans une même configuration. D’autre part, la notion de Prozess (processus psychique) de Karl Jaspers devient incontournable dans les discussions autour des délires chroniques. Elle est exposée pour la première fois en 1910, dans un article sur les délires de jalousie, et reprise ensuite dans sa Psychopathologie générale (1913). Le processus psychique introduit un élément nouveau et hétérogène à la personnalité, un changement qui détermine une nouvelle vie psychique (délirante). Jaspers l’oppose à la notion de Entwicklung (développement), où le délire est comme le développement historique de la personnalité, explicable par des relations de compréhension. Remarquons que le souci nosologique apporté par la notion semble préoccuper plus des auteurs français que Jaspers lui-même. Ainsi, alors que pour Lacan la notion de processus psychique permet d’opposer un groupe plus proche des paraphrénies aux formes de paranoïa déterminées psychogéniquement ([5], p. 143), pour Ey il constitue en quelque sorte le modèle même de psychose paranoïaque, réservant pour le processus physico-psychotique, où l’irruption de multiples facteurs hétérogènes restent réfractaires aux relations de compréhension, d’être le type même du processus schizophrénique [1].

Après la Seconde Guerre, Schneider devient un héritier de poids du souffle de l’école de Heidelberg. Il publie dès 1939 un travail où il ébauche ce qu’il nomme les Symptome ester Ranges (symptômes de premier rang) dans la schizophrénie. Il considère que le diagnostic psychiatrique, par principe, s’appuie sur des tableaux d’états cliniques et non pas sur leur évolution, approfondissant ainsi le critère synchronique dans la clinique. Ainsi, les paranoïas et paraphrénies ne sont pour lui que des formes marginales de schizophrénie et la seule distinction qui compte est celle à faire avec les cyclothymies. Cette puissante simplification des mandalas de ses prédécesseurs va acquérir une hégémonie planétaire lorsqu’elle sera parlée dans une autre langue. Mais elle doit attendre, car l’apogée du Nazionalsozialismus entraîne dans ses ruines les fastes de l’école de Heidelberg et certainement aussi une bonne partie du génie de sa langue [24, 29].

Henri Ey : défense et illustration de la psychiatrie (française)

Après-guerre, et alors que cette longue période d’hégémonie de la psychiatrie de langue allemande semble rentrer en récession, Ey va tenter un dernier mandala dans l’esprit du bon vieil délire chronique à la française. Déjà en 1938 il évoque la « résistance des Français contre l’invasion kraepelinienne » grâce à la création de trois entités cliniques destinées à limiter l’offensive contre les délires chroniques ([30], p. 109), c’est-à-dire la psychose hallucinatoire chronique, les délires d’imagination et le groupe qui lui semble le plus solide, le délire d’interprétation. Maintenant, il remarque que les notions élaborées par l’école de Heidelberg (dont celles de Schneider), concernant la clinique psychopathologique des délires chroniques, sont en tous points équivalentes à celles exposés par Gaëtan de Clérambault. Le problème est « au fond le même que celui qu’à la même époque, édifiait G. de Clérambault, de la « structure atomique » du délire vrai », à travers le dogme aniédique de l’automatisme mental [1]. On est tentés de tracer une ligne de parcours comparative entre les deux hommes, car Ey œuvrait pour résister à cette clinique minimaliste, une sorte d’épure, de Schneider. Mais, l’enjeu devient tout autre lorsque les idées de l’Allemand adoptent une autre langue.

Ey et Schneider vont se croiser à plusieurs reprises, en particulier en Espagne, où l’accueil réservé au Français est amical mais franc : alors qu’il écrit le prologue d’une traduction du Manuel de psychiatrie, Juan Obiols de Barcelone lui rappelle : « Il fut un temps lorsque l’influence de la psychiatrie française sur l’espagnole était presque exclusive. C’est pourquoi nous trouvons en castillan d’excellentes traductions des grands classiques français. Après, cette influence est passée aux mains de la psychiatrie d’Europe centrale [centroeuropea] (Allemagne, Autriche, Suisse) ». Dans les pages qui suivent, Ey lui rétorque : « Il faut dire que ce n’est pas vrai que l’École française de psychiatrie, telle qu’elle est présentée clairement dans le livre de Solé Segarra et Karl Leonhard, se soit arrêtée à Pinel, ou tout au plus à Janet et Charcot, comme si depuis elle n’était dédiée qu’à une sorte de mécanique absurde (auquel ces auteurs semblent me condamner) et que la psychiatrie française n’aurait plus rien à dire », et d’un ton plus conciliant : « Mais, il faut ajouter qu’en France, […] j’ai moi-même contribué – après les terribles hostilités qu’ont séparé pendant si longtemps la France de l’Allemagne – à que l’on admette l’influence de la psychiatrie allemande dans la psychopathologie » [31]. Avant de reprendre son cheval de bataille, c’est-à-dire ce que la psychiatrie française défend, peut-être seule, depuis le début : « Dans cette nouvelle édition [la 8e en castillan, correspondant à la 5e en français] nous allons trouver une révision importante du chapitre sur les psychoses schizophréniques, qui, pour nous, font partie des psychoses chroniques [...]. C’est ce point que nous avons voulu spécialement faire valoir dans cette édition ». En clair, Ey insiste sur l’idée chère à la tradition française que la schizophrénie n’est qu’une espèce du genre délires (ou psychoses) chroniques et non pas le genre même.

Et c’est son abord que Lantéri-Laura considère comme le dernier du paradigme des structures psychopathologiques. Ey maintient pour son mandala le critère évolutif qui constitue l’esprit du délire systématique, mais il prend un parti anti-nosographique. Celle qui est considérée comme la dernière des grandes synthèses cliniques dans le domaine, se retrouve dans le deuxième tome du Traité des hallucinations[32] (plusieurs centaines de pages), qui représente aussi la dernière grande synthèse de sa pensée sur le sujet (figure 2). Il y consacre une partie aux transformations d’une espèce de délire chronique en une autre, tiraillées (et non plus radicalement séparées) entre un pôle hallucinatoire et un autre interprétatif ou délirant : « Si un délire se systématise, ce n’est qu’en ajoutant à l’Hallucination l’enchaînement discursif d’une syntaxe imaginaire. Et s’il tombe dans la désagrégation autistique, c’est en vidant l’Hallucination du délire qu’elle contenait pour devenir un galimatias verbal. Si enfin le Délire s’élève jusqu’à devenir une création mythologique, c’est pour porter à sa puissance infinie le fantastique que maintenait, dans les limites d’une fausse perception, l’Hallucination ». Ainsi, comme il le dit lui-même, « les diverses espèces de délires représentent les phases de la maladie délirante dans sa généralité ». Et dans cette perspective, qu’il considère comme dynamique, se consacrent à la fois la relative autonomie de chaque espèce et leur relative unité. C’est qu’il considère depuis toujours comme étant de l’importance majeure de maintenir une division « tripartite » du genre délires chroniques, dont la schizophrénie n’est qu’une espèce, qui peuvent ou pas passer de l’une à l’autre, ou bien tout simplement régresser. Un dernier graphique illustre ses propos. Mais, si en France des auteurs comme Jean-Claude Maleval adoptent une optique proche de cette logique du délire, la résistance de la vieille tradition clinique française ne tient pas face à l’hégémonie urbi et orbi de l’hypersynthèse en provenance de Schneider, qui tient, elle, en quelques pages.

One world, one language : l’école de Saint-Louis

La période nazie fait fuir en Grande Bretagne Wilhem Mayer-Gross, un membre important de l’école de Heidelberg. Il est l’auteur de la notion de oneiroide Erlebinssform (états oniroïdes) dont Ey puise largement dans son étude sur les bouffées délirantes. Avec lui, les notions, jusqu’alors en langue allemande, de l’école de Heidelberg et de Schneider [33], vont passer dans le monde anglophone, où elles vont contribuer, dès les années 1960 à amorcer la période des « critères diagnostics », une sorte de condensés synthétiques de la vieille tradition clinique. Le premier élan se fait grâce à l’élaboration par des psychiatres britanniques du Present state examination (PSE), un entretien psychiatrique semi-structuré destiné à un programme d’ordinateur (Catego). Le PSE fait la part belle aux désormais first rank symptoms of schizophrenia de Schneider. Les 7e et 8e révisions sont utilisées dans le « projet US/UK » en 1972, et dans l’Étude pilote internationale sur la Schizophrénie de l’OMS en 1973 [7].

Publiés pour la première fois en 1939 dans une sorte de manuel destiné aux praticiens, les critères de Schneider gagnent du terrain à partir de la première édition de sa Klinische Psychopathologie en 1950, traduite en anglais en 1959. Il s’agit de onze critères, dont les quatre premiers comportent la perception auditive de la pensée, des hallucinations dont les voix conversent entre elles, des hallucinations auditives dans lesquelles des voix commentent les actes du sujet, des sensations corporelles imposées, et qui sont considérés comme des expériences pathologiques appartenant aux domaines des perceptions et des sensations. Les trois suivants, vol de la pensée, imposition de la pensée, divulgation de la pensée, décrits comme des troubles de la pensée. La perception délirante, et trois derniers critères – sensations, pulsions et volonté imposées –, complètent le tableau [34]. La présence d’un seul symptôme de premier rang suffit pour le diagnostic. Il faut noter à cet égard qu’à l’étranger, le « syndrome de Clérambault » est l’autre nom de l’érotomanie, mais que les notions françaises véhiculées par l’automatisme mental retrouvent peu d’écho dans la pensée psychiatrique en dehors de l’hexagone. En revanche, les symptômes de premier rang de Schneider sont considérés par (presque) tous comme pathognomoniques du syndrome schizophrénique.

Dès les années 1960, des psychiatres américains (Feghner, Spitzer, Guze, Endicott, Robins), vont, dans une ville fondée par des Français et portant le nom de leur roi, Saint-Louis, dans le Missouri, précipiter l’hégémonie anglophone dans le monde de la psychiatrie. Inspirés par ce qu’ils ont appris en Grande-Bretagne, ils vont conceptualiser les Research diagnostic criteria, introduisant un fléchissement décisif dans l’approche clinique des délires chroniques. Soucieux d’une objectivité a-théorique, ils vont épurer de leur terminologie toute notion jugée quelque peu subjective. Ils vont sonner le glas de la « clinique d’auteur »8 – si l’on peut utiliser une métaphore plutôt réservée au monde viticole –, et le clinicien va voir muter son statut d’auteur à celui d’opérateur. Leurs critères diagnostiques doivent désormais ne pas être définitifs, être issus des études de follow-up, constituer un terrain d’entente possible pour des équipes d’orientation différente, ils doivent être minimaux et leurs définitions doivent correspondre au format d’un programme d’ordinateur. A priori, ils ne sont destinés qu’essentiellement à la recherche. Ensemble avec les algorithmes, ils constituent le « procédé des critères diagnostiques » directement traduisible en arbres de décision. Pour ce qui est du genre des délires chroniques, une seule catégorie apparaît comme suffisamment validée : la schizophrénie.

Dès 1974, l’APA prépare une Task Force chargée d’élaborer le DSM III, qui doit succéder au DSM II de 1968, sous la responsabilité de Spitzer. L’objectif recherché se résume en deux axes : pragmatisme et recherche d’un langage minimum commun utilisable par tous. Autant dire, le moins de génie des langues possible. Publié en 1980, il abrite une catégorie principale dénommée « troubles schizophréniques » et une autre « troubles paranoïaques et troubles psychotiques non classés ailleurs ». Pour la première catégorie, sans que son nom soit cité, ce sont les critères de premier rang de Schneider qui, traduits à l’anglais, vont désormais assurer leur hégémonie après leur passage par les RDC. Pour la seconde catégorie, elle ne fera que se résorber dans la première au cours des successives révisions, et le vieux terme grec d’origine allemande paranoïa disparaît dès la première révision du DSM III.

Le résultat est que l’essence de la clinique se trouve essentiellement modifiée. On n’est plus au contact de ce que le patient dit de son expérience, mais au constat de ce qu’il y a, ou il n’y a pas. Le Praecoxgefühl de Rumke9, le diagnostic par sentiment d’Eugène Minkowski, que Lantéri-Laura [27] considère comme faisant partie du diagnostic structural, peuvent ainsi être remplacés aisément par un ordinateur, ou par celui qui veut le remplacer en remplissant la même fonction. Alors que, d’un côté, le savoir-faire clinique n’a plus besoin d’un sujet, d’un autre côté, l’a-théorisme vient clôturer tout métalangage et exclut tout génie de la langue. Il ne peut pas échapper la proximité avec ce que le philosophe italien Giorgio Agamben dit apercevoir devant nos yeux dans le devenir anthropogénétique de l’homo sapiens loquendi, qui semble retourner à la nature de laquelle il provient : « à la valorisation de la puissance historique de la langue, semble se substituer le projet d’une informatisation du langage humain qui le fixe dans un code communicatif qui rappelle plutôt celui du langage animal » [35]. Du coup, ce n’est pas étonnant que certains ne veuillent plus rien savoir de ce qui sait tout, ou qui ne sait plus rien, et qu’ainsi des mouvements associatifs revendiquent la sortie du système nosographique.

Les RDoC et la fin de la clinique ?

Même si dans le DSM-5 on ne retrouve plus l’ombre des critères de Schneider, il peut sembler paradoxal de l’imaginer comme un dernier bastion de la clinique qui passe par le langage. Et pourtant, dès 2009, un projet stratégique du National Institute of Mental Health (NIMH) – une agence officielle américaine spécialisée dans la recherche en santé mentale –, les Research domain criteria (RDoC), semble avancer de manière décidée dans cette direction, en crise ouverte avec le DSM. C’est la fonction du « o » introduit dans l’acronyme par rapport à l’ancien monde des RDC : marquer la rupture. Déçus par l’écart organo-clinique entre les découvertes en neurosciences et la clinique psychiatrique, considérée conservatrice, les experts du NIMH entreprennent de « développer, à des fins de recherche, de nouvelles manières de classifier les troubles mentaux basées sur les dimensions de comportements observables et de mesures neuro-biologiques ». Destiné pour l’instant à la recherche, le projet aspire à révolutionner la clinique et la pratique diagnostique en psychiatrie. Comme l’expliquent Steeves Demazeux et Vincent Pidoux, « À une approche “top-down”, qui partait de la clinique, les auteurs veulent substituer une stratégie “bottom-up”, qui “construit” explicitement ses concepts à partir des données les mieux établies au croisement des recherches génétiques, des neurosciences cognitives et des sciences comportementales » [36]. Ils promettent donc la fin de l’histoire de la clinique, et si le projet devient hégémonique, comme jadis les RDC, ça va souffler fort sur les mandalas. Plus à contretemps que jamais, cela pourrait clôturer le cycle historique des délires chroniques – ces immenses bla-bla-bla extraordinairement articulés, selon la formule canonique – dans la psychiatrie clinique telle qu’on l’entend encore, et nous laisser peut-être entrevoir quelque chose du quatrième paradigme que Lantéri-Laura nous a légué comme énigme : un paradigme numérique, où seul est validé ce que rencontre, à l’image de la forme-marchandise, la forme-numérique. Et ce sera peut-être aux DSM de tenir alors le rôle de médiateurs évanescents, au seuil de l’ère promise de l’intelligence artificielle.

Liens d’intérêts

l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.


1 « Délires chroniques » est une terminologie française aux contours mouvants. En 1949, Henri Ey, s’adressant aux psychiatres espagnols, signale qu’il faut d’un côté les distinguer des états délirants aigus – mais pas trop radicalement non plus –, et d’un autre côté du caput mortuum de la schizophrénie [6].

2 Même si ce n’est pas le propos de l’auteur, on peut vérifier quelque chose de cela dans l’ouvrage de Vassilis Kapsambelis, Termes psychiatriques français d’origine grecque [11].

3 « Hippocrate s’appliqua principalement à examiner la marche de la nature dans le cours des maladies [...]. Il acquit sur cela tant d’habileté, que depuis lui personne ne l’a égalé, et que l’on n’a fait que le copier dans la manière de décrire, d’exposer les signes diagnostics et pronostics des maladies », article Hippocratisme[12].

4 Les sens de délire et chronique vont se déterminer mutuellement à cette période, se spécifiant par les phases typiques de l’évolutivité de cette espèce de délire dans son devenir : « La diachronie prend ainsi le pas sur la thématique » [16].

5 Ey pense que Griesinger est « surtout un psychiatre clinicien assez complet pour équilibrer dans sa propre doctrine des courants d’idées qui constituaient le « Zeitgeist » du monde psychiatrique en Allemagne comme en France dans la première moitié du xixe siècle » [10]. Car Griesinger est aussi, comme lui, un adepte de la théorie très en vogue en Allemagne (Zehler, Neumann) de la psychose unique (Einheitpsychose), pour qui toutes les formes cliniques de folie ne seraient que des phases successives d’une même maladie [15, 25].

6 Devenu classique, le tournant que Lantéri-Laura [9] évoque du paradigme des maladies mentales à celui des structures psychopathologiques est un tournant allemand, même si d’un esprit un peu cocardier il érige Ey et l’organo-dynamisme comme le paradigme du paradigme...

7 L’Allgemeine psychopathologie zur Einführung in das Studium der Geistesstörungen d’Hermann Emminghaus date de 1878, celle de Sigmund Freud, Zur Psychopathologie des Alltagslebens de 1901, et enfin l’Allgemeine psychopathologie de Karl Jaspers de 1913.

8 Dans un ouvrage publié par l’Association mondiale de psychiatrie en 1987, il est encore possible de lire pêle-mêle une pluralité de critères pour les psychoses schizophréniques, dont certains attachés à un nom propre : ceux d’Emil Kraepelin, Eugen et Manfred Bleuler, Kurt Schneider, Gabriel Langfeldt, la CIM 9, les critères de Saint-Louis, les RDC, le DSM III, l’index de New Haven, le système de Carpenter, le PSE, les critères de Vienne (Berner), les critères de Taylor/Abrams, les critères empiriques français (LICET), la classification en Union soviétique et le système schizophrénie positive et schizophrénie positive (Andreassen) [7].

9 Enoncé en 1942 dans l’article « Das Kernsymptom der Schizophrenie und das Praecox Gefühl » du psychiatre phénoménologue néerlandais Henricus Rumke, il traduit le sentiment décisif du clinicien de se trouver en présence d’une schizophrénie.

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