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Hépato-Gastro & Oncologie Digestive

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La maladie des chaînes alpha : une « première » médicale, il y a tout juste 50 ans Volume 25, numéro 6, Juin 2018

La publication, en 1968, du premier cas de maladie des chaînes alpha (MC-α) [1, 2] marque une date essentielle dans l’histoire des lymphomes B extraganglionnaires et de l’immunopathologie de l’appareil digestif. Cette découverte ne fut pas le fruit du hasard, mais celui d’un modèle exemplaire de collaboration – de la clinique au laboratoire… et retour – entre deux médecins exceptionnellement brillants : Jean-Claude Rambaud – gastroentérologue clinicien et chercheur, alors professeur agrégé dans le service de Jean-Jacques Bernier à l’hôpital Saint-Lazare de Paris – et le regretté Maxime Seligmann – immunologiste, chercheur et clinicien, alors responsable du laboratoire d’immunochimie de l’Institut de recherches sur les maladies du sang créé par Jean Bernard à l’hôpital Saint-Louis de Paris.

Ayant été, à cette époque à l’hôpital Saint-Lazare, un des témoins « cliniques » de cette découverte et de cette collaboration, j’ai pensé utile d’en rapporter ici l’histoire et la contribution à nos connaissances des lymphomes digestifs.

Historique d’une découverte

Suite à la publication, en 1964, du premier cas de maladie des chaînes lourdes – cas qui concernait la chaîne lourde (γ) de l’IgG et comportait un tableau clinique de lymphome ganglionnaire périphérique [3] –, Rambaud et Seligmann formulèrent conjointement l’hypothèse, également soulevée par Franklin et al. [3], selon laquelle des anomalies immunochimiques similaires pourraient aussi concerner les autres principales classes d’immunoglobulines et, donc, affecter, pour ce qui est de l’IgA, le système IgA exocrine – tout particulièrement l’intestin grêle et les ganglions mésentériques. Effectivement, leur premier cas de MC-α concerna une malade – jeune syrienne de 22 ans, dont l’origine géographique et le jeune âge révèleront plus tard leur importance étiopathogénique – hospitalisée à Saint-Lazare pour une malabsorption intestinale sévère évoquant, par son contexte, un lymphome de type méditerranéen [2, 4]. Vu la présence, sur les biopsies du grêle de cette patiente, d’un infiltrat plasmocytaire extrêmement dense et étouffant les cryptes du chorion, infiltrat qui fut minutieusement analysé par Caroline Bognel – alors médecin anatomopathologiste de Saint-Lazare –, vu aussi la présence, sur l’électrophorèse des protéines sériques, d’une large bande anormale dans la région α2-β2 des globulines, et, finalement, eu égard à leur relation médico-scientifique particulièrement confiante, Rambaud demanda à Seligmann des investigations complémentaires sur le sérum, l’urine, la salive et le liquide intraluminal du jéjunum de la patiente. Seligmann et son équipe découvrirent une anomalie surprenante de l’IgA sérique, dépourvue de chaînes légères et faite de chaînes lourdes (chaînes α) tronquées, anormalement courtes, de sous-classe α1. L’IgA anormale comportait des délétions dans sa portion amino-terminale et était notamment privée de certains domaines du segment Fd – les domaines VH variable et CH1 constant [1, 5]. Des études de biosynthèse cellulaire exclurent la possibilité, à l’origine de la protéine pathologique, de la synthèse d’une chaîne α normale secondairement dégradée en un fragment tronqué après sa libération des ribosomes [1, 5, 6]. Ultérieurement, il fut montré que l’absence de chaînes légères était bien due, dans la très grande majorité des cas de MC-α, à une absence de leur synthèse immunochimique [7]. Dans quelques cas de MC-α, des études de génétique moléculaire noteront, ensuite, la présence de gènes de chaînes légères κ réarrangés et d’un ARN messager κ non productif, fait à rapprocher de la présence de chaînes κ non sécrétées, dans un très petit nombre d’observations [7]. Depuis la description princeps de 1968 [1, 2], la structure des gènes codant pour les protéines anormales de la MC-α a fait l’objet d’études complémentaires, montrant notamment un grand nombre de mutations somatiques et précisant diverses délétions et insertions de séquences d’origine inconnue dans les gènes réarrangés, la longueur de la sous-unité polypeptidique monomérique allant de la moitié aux trois-quarts de la longueur normale de la chaîne α [6, 8].

La maladie des chaînes alpha fut découverte, en 1968, par Jean-Claude Rambaud et Maxime Seligmann, chez une jeune patiente ayant une malabsorption intestinale évoquant un lymphome de type méditerranéen ; elle est la plus fréquente des maladies des chaînes lourdes

Histoire naturelle de la maladie des chaînes alpha

Une autre contribution essentielle de Jean-Claude Rambaud fut l’analyse de l’histoire naturelle de la MC-α [9]. Elle déboucha, notamment, sur la classification anatomopathologique de la maladie en 3 stades (A à C), qui furent minutieusement décrits par Annie Galian, Caroline Bognel et al. [10]. Cette classification permit de rationaliser et de mieux personnaliser les indications thérapeutiques, à savoir : a) une antibiothérapie prolongée, incluant notamment une cycline orale [11] au stade A (où l’infiltrat plasmocytaire non-invasif du chorion intestinal est réversible et de malignité incertaine) et dans certains cas de stade B ; b) une polychimiothérapie avec ou sans autogreffe de moelle au stade C (stade de malignité avérée, à type de lymphome immunoblastique, dérivé du clone plasmocytaire initial) et au stade B (stade transitionnel entre A et C, associant un infiltrat plasmocytaire dystrophique et invasif à des cellules immunoblastiques isolées ou en petits amas) chez les malades dont les lésions n’ont pas régressé après 6 mois d’antibiothérapie [7, 10].

La maladie des chaînes alpha évolue spontanément, d’une infiltration plasmocytaire du chorion intestinal, de malignité incertaine et réversible sous antibiothérapie orale, à un lymphome immunoblastique, dérivé du clone plasmocytaire initial

Maladie des chaînes alpha : du lymphome méditerranéen à la maladie immunoproliférative de l’intestin grêle

La grande majorité des cas de lymphome méditerranéen, entité décrite au Moyen-Orient, au tout début des années 60 [4], fut identifiée à la MC-α, après la découverte de celle-ci en 1968 [7, 12]. En 1976, suite à une réunion d’experts sous l’égide de l’OMS, réunion à laquelle participèrent Seligmann et Rambaud, fut publié un mémorandum définissant lamaladie immunoproliférative de l’intestin grêle (IPSID, Immunoproliférative Small Intestinal Disease), et détaillant ses bases cliniques, immunologiques, histopathologiques, épidémiologiques et thérapeutiques [6, 13]. Ces bases étaient, pour la très grande majorité des patients, celles de la MC-α : effectivement, par la suite, de 62 à 87 % des cas d’IPSID se révélèrent bien être des MC-α [7, 9, 14].

Au début des années 1980, Jean-Claude Rambaud initia la création – avec M. Halphen et S. Tabbane – d’un Groupe coopératif tuniso-français d’étude de la MC-α et des lymphomes intestinaux ; ce groupe permit le recueil d’un grand nombre de cas de la maladie et la publication des résultats thérapeutiques d’une série prospective (de 1981 à 1985) importante de 21 malades natifs de Tunisie [15], pays où la MC-α était déjà connue comme assez fréquente. De grands progrès dans la connaissance de la maladie en résultèrent.

La maladie des chaînes alpha a conduit au concept d’IPSID (maladie immunoproliférative de l’intestin grêle) reconnu par l’OMS en 1976

Épidémiologie

La MC-α est rare mais est, et de beaucoup, la plus fréquente des maladies des chaînes lourdes : environ 500 cas ont été publiés depuis 1968 [16]. Ces cas concernent presqu’exclusivement (98 % des publications) la forme digestive, notamment entéromésentérique, de la maladie et incluent, à l’instar des myélomes, quelques rares observations de MC-α non sécrétante [17, 18]. L’atteinte associée (exceptionnellement isolée) d’autres composantes du système IgA exocrine (anneau lymphoïde ORL de Waldeyer, glandes salivaires, thyroïde, appareil lacrymal) est possible [7]. L’atteinte primitive du poumon et de l’arbre respiratoire est tout à fait exceptionnelle, et n’a été rapportée que dans moins de dix cas de la littérature [7] : elle n’en est pas moins d’un grand intérêt épidémiologique et pathogénique, discuté ci-dessous.

La répartition géographique de la MC-α est très particulière et évocatrice du diagnostic chez un sujet ayant un syndrome de malabsorption intestinale sévère : elle frappe, en effet, des sujets jeunes (15-35 ans), majoritairement originaires du Bassin méditerranéen (notamment d’Afrique du Nord, du Proche- et Moyen-Orient et des pays limitrophes comme la Grèce), mais aussi du sous-continent Indien, d’Extrême-Orient, d’Afrique et d’Amérique Centrales et du Sud, d’Europe de l’Est [7, 12, 16, 19]. Un dénominateur commun à ces malades, d’origine ethnique ou raciale très variée, est, à quelques exceptions près, des conditions socio-économiques, nutritionnelles et sanitaires médiocres, notamment de mauvaises conditions d’hygiène individuelle – en particulier un manque de toilettes –, responsables d’un haut degré d’infestation intestinale par des microorganismes bactériens, parasitaires et viraux [7, 12, 16, 20].

La MC-α, dans sa forme digestive – essentiellement intestinale – est pratiquement absente chez les natifs d’Europe de l’Ouest et du Nord, et chez ceux d’Amérique du Nord. Inversement, ce sont bien des sujets natifs et résidents d’Europe du Nord ou d’Amérique du Nord – où la stimulation antigénique chronique des voies respiratoires est intense et prolongée – qu’ont concernés les quelques cas rapportés de MC-α à forme respiratoire [7],

Dès 1968, Rambaud et Seligmann ont souligné que ces particularités épidémiologiques de la MC-α suggéraient fortement qu’une stimulation antigénique locale, intense et prolongée – avec ou sans prédisposition génétique – jouerait un rôle important dans la genèse de la maladie [7, 12, 20]. En 1970, Jacques Rogé fit la remarquable observation de la possible rémission complète – clinique, immunologique et histopathologique – de la MC-α (au stade A, précoce, dont la bénignité ou la malignité – de bas grade – n’est pas définitivement tranchée, la présence d’une protéine sérique anormale n’étant pas, en soi, synonyme de malignité) sous le seul effet d’une antibiothérapie orale [11]. Cette observation spectaculaire, comme celle de la possible rémission complète de la maladie après soustraction à un environnement défavorable en microorganismes digestifs [7], vint singulièrement à l’appui du rôle pathogénique joué, dans la MC-α, par une stimulation antigénique digestive.

Jusqu’au début des années 2000, aucun agent infectieux spécifique n’avait été mis en évidence dans la MC-α ni plus généralement dans l’IPSID, et, partant, avait été envisagé le rôle pathogénique d’une stimulation bactérienne non spécifique [7]. Il est à souligner que cette dernière hypothèse, même ancienne, s’accorde bien avec la démonstration récente de la polyréactivité, à l’état normal, des anticorps de classe IgA à l’égard du microbiote digestif [21] ; la disparition, dans la MC-α, de cette polyréactivité est parfaitement compatible avec la non-spécificité de la stimulation antigénique incriminée. En 2004, la responsabilité de Campylobacter jejuni a été fortement suggérée dans l’IPSID à partir d’un cas index de MC-α [22], mais son rôle spécifique n’est pas définitivement établi [23] ; l’absence, dans la protéine pathologique de la MC-α, du fragment Fab, support de l’activité anticorps des immunoglobulines, rend bien difficile la confirmation d’un agent pathogène par son effet immunologique [7]. Finalement, le rôle de facteurs d’environnement, en particulier d’antigènes digestifs, dans la MC-α est conforté par la forte diminution de sa prévalence, parallèlement à l’amélioration des conditions socio-économiques, en particulier sanitaires digestives, dans des pays concernés par la maladie, tels que l’Iran, la Tunisie, le Liban ou l’Israël [7].

La maladie des chaînes alpha, dans sa forme intestinale habituelle, est une affection du tiers-monde, induite par une stimulation antigénique digestive prolongée ; sa prévalence diminue avec l’amélioration des conditions socio-économiques, en particulier sanitaires digestives

De la maladie des chaînes alpha aux lymphomes du MALT, notamment digestifs

LaMC-α et l’IPSID ont beaucoup contribué à inspirer le concept de lymphome du MALT (Mucosa-Associated Lymphoid Tissue) introduit notamment par Peter Isaacson en 1983-1984 [24] : ce type de lymphome est défini comme une prolifération lymphoïde B dérivée, par stimulation antigénique, de la zone marginale extranodale du MALT [24]. Un exemple schématique de lymphome du MALT est le lymphome gastrique B, dans la pathogénie duquel Helicobacter pylori joue un rôle majeur, confirmé par la possible régression complète des lésions après éradication de ce germe par antibiothérapie [23, 24]. Le parallélisme avec la MC-α, dont la découverte a précédé, de plusieurs années, celle des lymphomes B gastriques induits par H. pylori est important à souligner, même si l’agent spécifique intervenant dans la MC-α n’a pas, jusqu’à présent, été formellement identifié. MC-α et lymphomes gastriques B figurent dans la plus récente classification (2016) des tumeurs des tissus hématopiétiques et lymphoïdes de l’OMS [16, 25], la MC-α étant assimilée à une variante de lymphome B de la zone marginale extranodale du MALT.

En définitive, la MC-α, bien que rare, a été et reste un modèle privilégié pour l’étude et la compréhension des mécanismes des proliférations lymphoïdes B chez l’homme. Ce n’est pas, là, la moindre des raisons pour lesquelles notre communauté médicale doit être particulièrement reconnaissante à Jean-Claude Rambaud et Maxime Seligmann de la découverte de cette maladie.

La maladie des chaînes alpha a contribué au concept de lymphome du MALT et reste un modèle privilégié pour la compréhension des mécanismes des proliférations lymphoïdes B chez l’homme

Liens d’intérêts

l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêts en rapport avec l’article.

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