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Hépato-Gastro & Oncologie Digestive

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Éthique et hépato-gastroentérologie, les leçons de l’histoire. Il y a 70 ans, le code de Nuremberg Volume 25, numéro 2, Février 2018

Tableaux

Nous sommes hépato-gastroentérologues et oncologues digestifs, chaque jour interpellés par des questions sans réponse évidente, interrogations qui justifient une réflexion et un recours aux principes de bienveillance et d’autonomie, les deux colonnes fondatrices et universelles du temple de l’éthique :

  • Dois-je réaliser cette coloscopie pour cette patiente très âgée mais pétillante de vie ?
  • Dois-je proposer une transplantation hépatique à cet homme entre la vie et la mort, après son long passé d’addiction et dont l’ictère flamboyant traduit une nouvelle poussée d’hépatite alcoolique aiguë ?
  • Dois-je poser cette sonde de gastrostomie à ce patient grabataire ?
  • Dois-je proposer cette nième ligne de chimiothérapie palliative pour cette malade épuisée par les précédentes ?
  • Comment me positionner au sein du comité d’éthique de mon établissement qui me sollicite ?
  • Mon essai thérapeutique est-il respectueux de l’être humain qui devrait en bénéficier et répond-il aux exigences d’aujourd’hui ?

En 1942, le docteur H. Voegt publia dans la revue médicale Mûnchener Medizinische Wochenschrift son expérimentation humaine sur la transmissibilité des agents responsables des hépatites [1], réalisée sur des « volontaires » sains polonais au Revier du camp de Sachsenhausen près de Berlin. Ces « volontaires » étaient des enfants juifs, raflés en Pologne, qui échappèrent ainsi aux chambres à gaz du camp d’Auschwitz-Birkenau. Ces enfants survécurent à ces contaminations délibérées et programmées. Ces expérimentations humaines s’inscrivaient dans la longue liste des macabres « recherches médicales » perpétrées par les médecins nazis dans les camps. À cette époque, 70 % des consœurs et confrères allemands adhéraient au parti nazi, à ses idées et notamment aux théories eugénistes promues par le régime national-socialiste, mais également par des médecins français dont notre confrère Alexis Carrel, prix Nobel de médecine de 1912, dont les thèses alimentèrent amplement ces théories [2]. En agissant de la sorte dans leurs pratiques, ils foulèrent du pied les recommandations qu’avaient pourtant rédigé et publié les législateurs allemands et la communauté médicale de ce pays en 1931 sous la forme d’un texte dit « circulaire de Weimar », cette dernière devait alors encadrer leurs actes.

Les expérimentations humaines sur la transmissibilité des agents responsables des hépatites s’inscrivaient dans la longue liste des macabres « recherches médicales » des médecins nazis

Ce n’est pas un hasard si l’Allemagne fut le premier pays à « borner » la recherche médicale. L’école de médecine de l’autre côté du Rhin pendant l’entre-deux guerres s’inscrivait, comme en France, dans une tradition d’excellence initiée à la fin du XIXe siècle. Certains noms marquèrent durablement l’histoire de l’humanité et l’hépato-gastroentérologie : Koch, Virchow, Remak (les travées)… témoignant du dynamisme et de la qualité de ces praticiens, épaulés par une industrie pharmaceutique puissante et conquérante. Les médecins de l’époque devaient démontrer l’efficacité de nouveaux traitements qui révolutionnaient la pratique médicale et nécessitaient des expérimentations. La conjonction d’un pouvoir politique autoritaire et incitateur, d’une communauté médicale et d’une industrie pharmaceutique en quête d’avancées dans le domaine des nouvelles thérapeutiques notamment, et la possibilité d’expérimenter sur une population d’humains déportés soumis à l’arbitraire, permit les dérives déshonorantes qui furent découvertes avec effroi après la guerre. Rappelons-nous que ces confrères faisaient pourtant partie pour certains de l’élite des praticiens de leur temps.

En réponse à cette faute morale indélébile, en expérimentant sur des enfants, des femmes, des hommes privés sans raison de liberté, sans aucun consentement de leur part, certains médecins, bien peu à vrai dire, furent jugés au procès de Nuremberg et un code de bonnes pratiques vit alors le jour en 1947 : le Code de Nuremberg, dont les grands principes sont résumés dans le tableau 1. Nous fêtons donc cette année son soixante-dixième anniversaire. Ce code succède à la circulaire de Weimar dont il s’inspire et qu’il enrichit. Nous pouvions alors penser : « plus jamais cela ! »

Nous fêtons cette année le soixante-dixième anniversaire du Code de Nuremberg

Dix-sept ans plus tard, l’association médicale mondiale renforça singulièrement l’encadrement de la recherche et des expérimentations humaines avec la déclaration d’Helsinki (1964) : voir également ses grands principes dans le tableau 1. Pourtant, au cours des années 1960, le docteur Saül Krugman, médecin américain, réalisa de nouveau des expérimentations humaines, toujours dans le domaine de la transmissibilité des agents des hépatites chez des enfants handicapés de son établissement à Staten Island (New York) [3-5]. Certes, la publication de ses travaux donna lieu à des réactions d’indignation au sein de la communauté médicale compte tenu de l’implication d’une population particulièrement vulnérable pour aboutir à ses conclusions. Toutefois, de nouveau on observa le non-respect des codes, des déclarations pour empêcher certains médecins de pratiquer des expérimentations sur des êtres humains et a fortiori sur des animaux, dans des conditions contraires aux bonnes pratiques alors universellement reconnues. Notons cependant, pour rendre justice à l’histoire, que les travaux de Saül Krugman permirent in fine la découverte du virus de l’hépatite A.

Après la déclaration d’Helsinki (1964), enrichie en 1975, celle de Manille sur le même sujet (1981), qui restaient des déclarations d’intention donc non contraignantes, la France légiféra le 20 décembre 1988, imposant, de fait, un cadre légal par le vote de la Loi Huriet. Force est de constater que la pression de ces textes qui s’imposent notamment lors de la soumission à des revues internationales en vue de publications a permis, ces dernières décennies, d’empêcher – semble-t-il – de nouvelles dérives. Ont-elles pour autant ralenti la longue marche de la connaissance dans le domaine de la médecine ? Nul ne peut l’affirmer ou l’infirmer. Observons pour éclairer cette question que dans le domaine de la recherche sur les hépatites, qui impliqua si longtemps des humains, l’interdiction de ces expérimentations sur nos semblables stimula l’ingéniosité des équipes de recherche qui développèrent des techniques originales et innovantes, elles permirent la découverte du virus de l’hépatite C, de l’hépatite E sans passer par l’utilisation d’êtres humains comme cobayes.

Cette « petite » histoire des hépatites, brièvement résumée, témoigne de deux réalités ; d’une part, la fragilité des circulaires, des codes et autres déclarations qui sont si vite oubliées quand les circonstances l’imposent ou le permettent, notamment quand le pouvoir politique ou le manque de vigilance citoyenne ou scientifique le permet ; d’autre part, l’intérêt pour chacun d’entre nous de la réflexion éthique et des limites qu’elle impose à l’humanité et à la communauté médicale sans pour autant freiner le progrès et même peut-être en agissant comme un stimulant en incitant le développement de solutions innovantes. Cet éclairage nous révèle comme une évidence que les lois, les déclarations, les codes ne pourront jamais proposer une réponse satisfaisante à toutes les questions qui se posent dans notre pratique quotidienne soumise aux avancées constantes et pressantes des connaissances et des techniques rendant notre conscience individuelle l’arbitre incontournable de ces situations nouvelles et singulières.

Les lois, les déclarations, les codes ne pourront jamais proposer une réponse satisfaisante à toutes les questions qui se posent dans notre pratique quotidienne

Ainsi, la conclusion s’impose d’elle-même, c’est à chaque hépato-gastroentérologue et oncologue digestif, comme à tous les professionnels de santé, de se familiariser et de s’approprier les concepts éthiques afin qu’ils deviennent le socle de leurs raisonnements, incontournables dans leurs choix qu’ils proposeront à leurs patients ou lors de leurs recherches ; des outils dans ce domaine, tels que « la théorie des champs » sont disponibles pour les accompagner dans leur cheminement [6].

L’enseignement de l’éthique n’est pas une option, ni un divertissement intellectuel dans la formation initiale des professionnels de santé et dans celle qui les accompagne tout au long de leur carrière. À l’instar de l’anatomie, de la physiologie, l’initiation à la réflexion éthique, l’apprentissage des grands principes qui l’animent, nourri par un enseignement de qualité, doivent participer au socle indispensable de la formation de ceux qui sont en charge de leurs semblables.

L’enseignement de l’éthique n’est pas une option, ni un divertissement intellectuel dans la formation initiale des professionnels de santé

Cet enseignement a une double exigence : d’une part pouvoir se positionner face aux multiples questionnements abordés initialement sans compter appliquer des circulaires, des déclarations, des codes dont on a pu mesurer la fragilité et qui ne sont pas toujours adaptés aux nouvelles questions posées par l’avancée des connaissances, d’autre part, garder une vigilance citoyenne indispensable pour que le « plus jamais cela » l’emporte enfin.

Hommage : Je dédie cet éditorial à Philippe Ducrotté, homme brillant, bienveillant et modeste qui enrichit et honora la communauté des hépato-gastro-entérologues. Son départ prématuré et cruel fin décembre 2017 vient nous rappeler que la nature n’a pas d’éthique en fauchant ainsi un homme précieux dans la force de l’âge ; nous voici convaincus qu’elle ne connait ni le bien ni le mal.

Une pensée solidaire envers les siens.

Liens d’intérêts

l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.

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