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Hématologie

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Aspects fonctionnels et cliniques de l’emicizumab, un anticorps bispécifique utilisé dans le traitement de l’hémophilie A Volume 26, numéro 6, Décembre 2020

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

  • Figure 3

  • Figure 4

Tableaux

L’hémophilie A est une maladie génétique liée à l’X, provoquée par des anomalies au niveau du gène codant le facteur VIII (FVIII) de la coagulation et entraînant un phénotype hémorragique [1]. Son incidence est de 1-2 cas sur 10 000 naissances de garçons. Selon les taux résiduels de FVIII circulant, on parle d’hémophilie A sévère (FVIII < 1 %, 40 % des patients), modérée (FVIII entre 1 et 5 %) ou mineure (FVIII entre 5 et 30 %) [2].

Le traitement de l’hémophilie A diffère selon la sévérité clinique mais, depuis environ trois décennies, il repose essentiellement sur une thérapie de substitution avec l’utilisation de concentrés de FVIII dérivés du plasma ou recombinants. Cette approche a largement démontré son efficacité dans la prise en charge de la maladie et, si elle est administrée de manière prophylactique, elle réduit significativement la survenue d’épisodes hémorragiques [3, 4]. Malheureusement, la thérapie de substitution est également associée à un certain nombre d’inconvénients qui limitent sa généralisation. En premier lieu, elle requiert des injections intraveineuses répétées, ce qui peut s’avérer compliqué chez les patients avec un accès veineux difficile, en particulier chez les plus jeunes ou au contraire les plus anciens. Le coût des traitements prophylactiques est très élevé (75-200 k€ par patient et par an) [5, 6], ce qui entraîne un défaut de prise en charge dans une majorité de pays. L’importance de ces coûts est partiellement déterminée par la demi-vie relativement courte du FVIII injecté (12 h en moyenne [7]), ce qui impose de multiplier les injections de FVIII pour maintenir un taux stable et efficace de protéine circulante (2-3 infusions/semaine). Une dernière limite, et non des moindres, de la thérapie de substitution est l’apparition d’anticorps neutralisants chez 25-30 % des patients hémophiles A sévères, lesquels rendent souvent le traitement totalement inefficace [8, 9]. Chez les patients hémophiles modérés, de tels inhibiteurs apparaissent chez 5-13 % des patients, et leur présence est associée à une morbimortalité augmentée [10, 11]. Jusque très récemment, les saignements des patients avec inhibiteurs étaient gérés par l’utilisation d’agents dits de contournement, qui fonctionnent indépendamment du FVIII, tels que le facteur VII activé recombinant (rFVIIa) ou un concentré de complexe prothrombinique activé (aPCC). Toutefois, ces molécules actives sont caractérisées par une demi-vie (2-4 h) encore plus courte que celle du FVIII, rendant le traitement prophylactique extrêmement compliqué. Il est également possible d’éradiquer les inhibiteurs par induction d’une tolérance immune, ce qui implique l’administration répétée de fortes doses de FVIII. Cette approche extrêmement coûteuse n’est pas toujours couronnée de succès et impose une charge très lourde à la fois sur le patient, généralement très jeune, et sur ses parents.

Afin de pallier ces restrictions inhérentes aux thérapies actuelles, un certain nombre d’autres options sont en cours d’exploration, principalement des stratégies ne reposant pas sur l’utilisation de facteurs de la coagulation (figure 1). En particulier, le rééquilibrage de la balance hémostatique par l’inhibition d’anticoagulants naturels est l’une des pistes actuellement à l’étude. C’est en particulier l’objectif visé par les anticorps monoclonaux dirigés contre l’inhibiteur de la voie du facteur tissulaire (TFPI) ou du fitusiran, un petit ARN interférant qui va bloquer la synthèse de l’antithrombine [12, 13]. Bien que l’inhibition du TFPI ait démontré son efficacité d’un point de vue clinique [14], le développement clinique de deux anticorps candidats anti-TFPI a été interrompu en raison de la survenue d’évènements thrombotiques [15]. En ce qui concerne le fitusiran, une forte réduction des saignements a été rapportée dans les essais cliniques [16], avec un seul cas de thrombose, malheureusement fatal [17].

Une autre approche a été développée, qui fera l’objet de cette revue : un anticorps bispécifique, appelé emicizumab – aussi connu sous le nom d’ACE910, commercialisé sous l’appellation Hemlibra par Chugai Pharmaceutical Co./F. Hoffmann-La Roche. Cette molécule a été conçue pour mimer l’activité cofacteur du FVIII [18, 19]. En raison de son mode d’action, l’emicizumab est utilisable pour le traitement de l’hémophilie A avec ou sans inhibiteurs. De plus, l’emicizumab peut être administré par voie sous-cutanée et a une demi-vie de quatre semaines environ, allégeant considérablement la lourdeur du traitement pour les patients. Dans les paragraphes suivants, nous allons passer en revue et discuter divers aspects de cette molécule :

  • ses points communs et ses différences avec le FVIII,
  • les moyens d’assurer le suivi biologique de l’activité de l’emicizumab,
  • l’utilisation de modèles animaux permettant d’établir une équivalence avec le FVIII,
  • les résultats des essais cliniques HAVEN évaluant l’efficacité de l’emicizumab chez les patients hémophiles,
  • les possibilités d’utilisation de l’emicizumab au-delà de l’hémophilie A sévère.

Développement et mode d’action de l’emicizumab

L’emicizumab est un anticorps bispécifique contenant deux entités différentes se liant chacune à un antigène spécifique, l’une reconnaissant le facteur IX (FIX) de la coagulation ainsi que sa forme active, le FIXa, et l’autre reconnaissant le substrat du FIXa, le facteur X (FX) et son dérivé actif, le FXa. En reconnaissant ainsi à la fois l’enzyme (FIXa) et son substrat (FX), l’emicizumab mime partiellement l’activité cofacteur du FVIII en rapprochant physiquement les deux molécules. Le développement de l’emicizumab a impliqué l’analyse de 200 anticorps monoclonaux contre chacune des protéines cibles (FIXa et FX), anticorps produits dans diverses espèces animales : rats, lapins et souris. Sur les 40 000 combinaisons potentielles (200 × 200), 94 (0,24 %) ont conduit à une augmentation plus ou moins importante de la génération de FXa, et une molécule candidate (BS15L) a été sélectionnée pour une optimisation plus poussée [20]. BS15L se compose d’une région variable de chaîne lourde anti-FIX produite chez le rat et d’une région variable de chaîne lourde anti-FX produite chez la souris. Ces deux régions sont greffées sur une ossature d’immunoglobuline G4 (IgG4) humaine, en combinaison avec une région variable de chaîne légère hybride rat/souris, elle-même greffée sur une chaîne kappa humaine. Après avoir été humanisée, cette molécule a subi un certain nombre d’étapes d’optimisation visant à améliorer sa pharmacocinétique, sa stabilité, sa solubilité et sa capacité à stimuler la génération de FXa [20]. Ces différentes étapes ont conduit à l’obtention de l’anticorps ACE910, désormais connu sous le nom d’emicizumab.

L’activité cofacteur de l’emicizumab a été évaluée dans des systèmes in vitro utilisant des protéines purifiées (FIXa, FX et vésicules de phospholipides). Il a ainsi été montré que la capacité de l’emicizumab à améliorer l’efficacité catalytique (kcat/KM) de genération de FXa par le FIXa, est dix fois moindre que celle du FVIIIa [18, 21].

Similarités et différences entre le facteur VIII et l’emicizumab

Puisque le FVIIIa et l’emicizumab ont tous les deux la capacité à stimuler l’activation du FX par le FIXa, il apparaît particulièrement pertinent de comparer les propriétés des deux molécules (figure 2) [22].

Interactions enzyme-substrat

Sites d’interaction

Les modalités d’interactions mises en jeu lorsque le FVIII ou l’emicizumab se lient à leurs ligands (FIXa et FX) sont très différentes. Les interactions FVIIIa/FIXa et FVIIIa/FX font intervenir une surface importante à la fois dans la chaîne lourde et la chaîne légère de chaque partenaire [23-25]. L’emicizumab, quant à lui, ne se lie qu’à un seul site au niveau du domaine EGF1 du FIX/FIXa et du domaine EGF2 du FX/FXa [21].

Affinité des interactions

Il existe une différence substantielle dans l’affinité avec lesquelles le FVIII ou l’emicizumab se lient à leurs cibles. L’affinité du FVIIIa pour le FIXa (2 nmol/L en présence de phospholipides, 15 nmol/L sinon) est au moins 100 fois supérieure à celle qui sous-tend la formation du complexe FIXa/emicizumab (1,5 μmol/L) [21, 26, 27]. De même, l’affinité du FVIIIa pour le FX est de 0,3 μmol/L, soit six fois plus élevée que celle de l’emicizumab pour le FX (1,8 μmol/L) [21, 28]. Ces différences ne sont pas anodines puisqu’elles vont influencer la quantité de chaque complexe qui sera formé, ainsi que l’identité du composant qui sera le facteur limitant dans la formation de ces complexes.

Stœchiométrie de formation des complexes

Les concentrations plasmatiques de FIX et de FX sont respectivement de 90 et 135 nmol/L tandis que celle du FVIII est d’environ 0,4 nmol/L. De ce fait, au cours de l’activation du FX par le complexe FIXa/FVIIIa, l’activité du complexe est limitée par la quantité de FVIIIa qui est générée pendant la réponse procoagulante. Ainsi, même si 100 % du FVIII était converti en FVIIIa (permettant donc l’obtention de 0,4 nM de FVIIIa), cette quantité serait encore inférieure à celle de FIXa qui serait générée si seul 1 % du FIX était activé (0,9 nmol/L). En ce qui concerne l’emicizumab, sa concentration thérapeutique cible est de 55 μg/mL soit 0,37 μmol/L [29], une concentration bien supérieure à celle du FIX et du FX. Ceci implique que le facteur limitant dans la génération de FXa sous emicizumab n’est plus le FVIIIa mais la quantité de FIXa générée. Cet aspect est important, non seulement pour établir les conditions optimales de traitement, mais aussi pour l’interprétation des tests qui sont utilisés pour mesurer l’activité de l’emicizumab. Nous y reviendrons dans le paragraphe sur le suivi biologique de l’emicizumab.

Aspects mécanistiques

Reconnaissance de la forme zymogène versus la forme activée

Le FVIII et le FIX zymogène circulent sous forme inactive et doivent être activés par protéolyse contrôlée afin de s’assembler pour former le complexe activateur du FX. Une fois activé, le FVIIIa montre une très forte préférence pour le FIXa et pour le FX (par rapport au FIX et au FXa). Cette activation du FVIII représente une étape de régulation qui n’existe pas dans le cas de l’emicizumab, cet anticorps reconnaissant le FIX et le FIXa ou le FX et le FXa avec la même affinité (1,6 μmol/L et 1,5 μmol/L pour FIX/FIXa et 1,9 μmol/L et 1,0 μmol/L pour FX/FXa) [21]. Cette absence de distinction de l’emicizumab entre les zymogènes ou les formes activées du FIX et du FX implique que l’anticorps est toujours prêt à exercer son action, dès que du FIXa est présent. Une augmentation des taux de FIXa peut donc s’accompagner d’une accélération de la génération de FXa.

Comparaison avec la fonction du facteur VIIIa

Le FVIIIa induit l’activation du FXa par un mécanisme à plusieurs étapes. En premier lieu, le FVIIIa sert d’ancrage pour la formation du complexe d’activation du FX à la surface des phospholipides membranaires. Ensuite, il permet de stabiliser et de positionner correctement le site actif du FIXa. Enfin, il établit un pont entre l’enzyme (FIXa) et le substrat (FX), les rapprochant dans l’espace. De son côté, l’emicizumab n’a ni la possibilité d’augmenter la liaison de l’enzyme et de son substrat aux phospholipides, ni la capacité de moduler l’orientation ou la stabilité du site actif du FIXa. Sa fonction est donc restreinte au rapprochement physique du FIXa et du FX. Cette activité partielle de cofacteur explique probablement que l’activation du FXa en présence d’emicizumab soit 10 fois moindre qu’en présence de FVIIIa.

Localisation de la génération de facteur Xa

L’un des aspects les plus difficiles à modéliser in vitro est le microenvironnement dans lequel le processus de coagulation a lieu in vivo. Nos connaissances actuelles suggèrent que le complexe FVIIIa/FIXa est assemblé principalement à la surface des plaquettes activées [30, 31]. Toutefois, les plaquettes activées par la thrombine exposent une quantité limitée de phosphatidylsérine (le type de phospholipides négativement chargés qui constituent l’environnement adéquat pour l’assemblage du complexe FVIIIa/FIXa) avec un pourcentage de 1-4 % de phosphatidylsérine exposée au niveau du feuillet externe de la membrane [32]. C’est 10 fois moins que la quantité utilisée dans les vésicules de phospholipides purifiés (10-40 %). Cette quantité de phosphatidylsérine plaquettaire étant insuffisante pour promouvoir efficacement l’activité du complexe FVIIIa/FIXa, Gilbert et al. ont récemment démontré que la fibrine contribuait également à localiser et à stimuler l’activité du FVIIIa à la surface des plaquettes activées [32]. Ce processus pourrait restreindre l’activité du complexe FVIIIa/FIXa aux endroits où se trouvent des plaquettes activées. Dans le cas de l’emicizumab, cette restriction est court-circuitée et il est donc très possible que la génération de FXa par le complexe emicizumab/FIXa puisse avoir lieu partout où du FIXa est susceptible de s’accumuler sur une surface de phosphatidylsérine.

Régulation de l’activité

L’activité du complexe FVIIIa/FIXa peut être régulée de plusieurs manières. Le FIXa peut être inhibé par les anticoagulants naturels comme l’antithrombine ou la protéase nexine-2 [33, 34]. Que le FIXa soit en complexe avec le FVIIIa ou avec l’emicizumab ne fera pas de différence à ce niveau. En revanche, il existe un second niveau de régulation du complexe FVIIIa/FIXa, qui tient à la nature même du FVIIIa. En effet, ce dernier est une molécule relativement instable, qui perd son activité en quelques minutes. De plus, le FVIIIa est sensible à une inactivation protéolytique par des protéases comme la protéine C activée. Puisque le FVIIIa est l’élément limitant au sein du complexe FVIIIa/FIXa, la régulation de son activité est déterminante pour contrôler la génération de FXa. Pour le complexe emicizumab/FIXa, le contrôle de la génération de FXa dépendra quant à elle exclusivement de l’inactivation du FIXa, un processus moins efficace que l’inactivation du FVIIIa.

Suivi biologique de l’emicizumab

La thérapie de substitution par le FVIII est généralement évaluée par un certain nombre de tests spécifiques pour le FVIII, tels que des tests chromogéniques ou des tests de coagulation chronométriques en un temps, basés sur un temps de céphaline activée [35]. Dans ce deuxième cas, le plasma du patient est mélangé avec du plasma déficient en FVIII et la réaction de coagulation est initiée par l’ajout de calcium et d’un agent activateur du contact [36]. Dans les tests chromogéniques dits à deux temps, le plasma des patients est d’abord dilué et mélangé avec du FX et du FIXa purifiés, des vésicules de phospholipides, de la thrombine et du calcium [37]. Ceci conduit à la génération de FXa, dont la quantité sera alors mesurée par l’hydrolyse d’un petit substrat synthétique. L’expérience clinique et biologique acquise au cours des dernières décennies a permis d’établir qu’il existait une corrélation très satisfaisante entre les taux de FVIII mesurés par ces deux approches, ainsi qu’avec le phénotype clinique des patients.

L’arrivée sur le marché de l’emicizumab remet en question toute cette expérience acquise dans le suivi des thérapies substitutives et requiert la mise au point de nouvelles modalités de mesure. Il est intéressant de constater que les traitements dans le domaine de l’hémophilie avancent plus rapidement que les outils biologiques visant à assurer leur suivi. Pour en revenir à l’emicizumab, la question principale qui se pose est : que veut-on mesurer [38] ?

Mesure des taux d’emicizumab

Il est tout à fait envisageable de mesurer la concentration circulante d’emicizumab dans le plasma des patients sous traitement. Pendant les essais cliniques, un test ELISA (pour enzyme-linked immunosorbent assay) utilisant des anticorps anti-idiotypiques a été utilisé pour évaluer les concentrations d’emicizumab [39]. Ce test n’est pas disponible dans le commerce, mais d’autres peuvent le remplacer. En effet, puisque l’emicizumab est censé mimer l’activité cofacteur du FVIII, il est possible de quantifier la concentration plasmatique d’emicizumab en utilisant les tests développés originalement pour mesurer l’activité du FVIII. Malheureusement, le test le plus utilisé, à savoir le test chronométrique en un temps, n’est pas adapté dans cette situation car le temps de coagulation se normalise à des taux infrathérapeutiques d’anticorps. Une concentration en emicizumab de 3-5 μg/mL normalise déjà le temps de coagulation alors que la concentration thérapeutique usuelle est d’environ 55 μg/mL [40, 41]. Pour pallier cette limitation, une variante de ce test a été développée, dans laquelle les échantillons de plasma sont beaucoup plus dilués, permettant d’obtenir une relation linéaire entre la concentration d’emicizumab et le temps de coagulation [42, 43]. Quant au test chromogénique, il est possible de l’utiliser à condition que les réactifs inclus dans le kit comprennent des facteurs IXa et X d’origine humaine. Dans ce cas, il est alors possible d’obtenir une relation linéaire entre la concentration d’emicizumab et la génération de FXa [40]. Pour augmenter la reproductibilité de ces différents tests, des calibrateurs spécifiques de l’emicizumab ont été développés (r2 Diagnostics, South Bend, IN, États-Unis).

Malgré leur utilité pour déterminer les taux d’emicizumab, il est très important de garder à l’esprit que les taux d’activité FVIII-mimétique qui sont obtenus ne reflètent pas une véritable équivalence en FVIII. Tous les tests visant à mesurer l’activité FVIII ont en effet été développés en partant du postulat que, d’une part, le FVIII était le facteur limitant du test et, d’autre part, que la concentration en FIXa était toujours largement en excès par rapport à celle du FVIII. Désormais, dans les tests pour mesurer l’emicizumab, l’activité mesurée sera totalement dépendante de la quantité de FIXa présente (puisque l’emicizumab est en excès par rapport au FIXa). Or, la concentration en FIXa peut fortement varier, non seulement entre les différents types de tests mais aussi, pour un type donné de test, entre les fabricants et même d’un lot à l’autre pour ce qui est des tests chromogéniques. De même, les composés activant la phase contact des tests en un temps (silice micronisée, acide ellagique ou kaolin) conduisent à la production de quantités différentes de FIXa, influençant ainsi l’activité de l’emicizumab. Pour résumer, les tests actuels n’ont pas été développés ni optimisés pour une situation où le facteur limitant du test est le FIXa.

Mesure de la capacité de l’emicizumab à moduler le phénotype hémostatique

Chez un individu, la mesure de son phénotype hémostatique passe généralement par la réalisation de tests globaux tels que l’analyse de la courbe de formation du caillot, la thromboélastographie (ROTEM) ou le test de génération de thrombine (TGT) [44]. Pour chacun de ces tests, la variabilité interindividuelle est assez importante [45]. Par conséquent afin qu’ils puissent être utilisés pour évaluer l’emicizumab, il est important d’effectuer des mesures pour un même patient avant et après l’initiation du traitement.

Dans ce paragraphe, nous nous focaliserons sur l’utilisation du TGT pour le suivi de l’emicizumab. Dans ce test, l’addition d’emicizumab à du plasma déficient en FVIII (avec ou sans anticorps inhibiteurs) conduit à une élévation du pic de thrombine et à une augmentation du potentiel endogène de thrombine ou quantité totale de thrombine formée (figure 3). Bien que ce résultat soit tout à fait attendu et normal, il faut faire preuve de précaution dans son interprétation. Tout d’abord, il n’est pas clairement établi, à l’heure actuelle, dans quelle mesure le TGT est corrélé à la réponse hémostatique réelle du patient et donc s’il est capable de prédire une issue clinique [46-50]. Ensuite, à l’instar des autres tests globaux, le TGT est dans l’incapacité de donner une réelle équivalence FVIII pour l’emicizumab. Ici encore, l’activité de l’emicizumab étant dépendante de la concentration en FIXa, l’activateur qui sera utilisé dans le TGT (facteur tissulaire ou facteur XIa) ainsi que sa concentration seront deux éléments déterminants pour la génération du FIXa. Un autre aspect à prendre en compte est le profil du pic de thrombine, qui sera différent de celui obtenu en présence de FVIII. En effet, en présence de FVIIIa, on observe un démarrage extrêmement rapide et explosif de la génération de thrombine, qui diminue ensuite de façon également très rapide, du fait de l’inactivation du FVIIIa. Le pic de thrombine est donc étroit et élevé. En présence d’emicizumab, la génération de thrombine démarre plus lentement puisque ce dernier est moins efficace que le FVIII. De même, la diminution du pic est plus lente car l’inactivation du FIXa est moins rapide que celle du FVIIIa et que l’emicizumab reste tout le temps actif. Au final, on obtient un pic de thrombine moins haut mais plus large que celui obtenu avec le FVIII, ce qui se traduit par des ratios pic de thrombine/potentiel endogène de thrombine différents entre l’emicizumab et le FVIII. Malgré ces différences, les tests globaux comme le TGT peuvent se révéler très utiles pour le suivi biologique des patients traités par emicizumab. Ils ont en particulier démontré leur utilité pour tester la réponse individuelle de patients à l’effet de thérapies adjuvantes, telles que le FVIII, le rFVIIa ou l’aPCC (ou FEIBA®), administrées en plus du traitement par emicizumab [51, 52].

Modèles animaux d’évaluation de l’emicizumab

L’expérience acquise avec la thérapie de remplacement au FVIII nous a permis de maîtriser la corrélation entre les taux résiduels de FVIII chez les patients et leur risque hémorragique. Ainsi, un taux de FVIII entre 3 et 5 % est suffisant pour prévenir la majorité des saignements spontanés au niveau des articulations et des muscles. Sachant cela, il est donc important de connaître la « vraie » équivalence FVIII des nouvelles thérapies, y compris l’emicizumab. Les tests in vitro ne pouvant pas fournir ce paramètre, il est possible que les modèles animaux puissent nous donner une réponse plus précise et non biaisée de cette mesure. Lors d’une blessure vasculaire sur l’animal, la réponse hémostatique naturelle prendra en compte tous les éléments de la cascade de la coagulation, avec les facteurs pro- et anticoagulants mais aussi l’aspect vasculaire.

Le premier modèle ainsi utilisé a été un modèle d’hémophilie A acquise chez le primate (figure 4) [18]. Les primates ont d’abord reçu un anticorps anti-FVIII pour bloquer leur FVIII endogène et des blessures ont été induites par des injections répétées au niveau des muscles. Les animaux ont alors été traités avec une dose infrathérapeutique d’emicizumab (6 μg/mL) ou une dose faible de FVIII porcin (1 U/dL). Les deux traitements ont abouti à une réduction similaire des saignements, objectivés par les taux d’hémoglobine ; le FVIII porcin s’est toutefois révélé plus efficace pour prévenir l’apparition d’hématomes. Le même modèle a ensuite été utilisé dans une deuxième étude évaluant des concentrations croissantes d’emicizumab [53]. Au final, ce modèle d’hémophilie acquise, dans lequel il existe une production constante de FVIII mais un taux circulant inférieur à 1 %, a permis d’évaluer une activité hémostatique de l’emicizumab équivalente à celle d’un taux de FVIII égal à 10-20 %.

Les modèles primates sont évidemment très coûteux et inaccessibles pour une majorité de laboratoires ce qui limite les études sur le comportement de l’emicizumab in vivo. La spécificité de l’emicizumab pour les FIX et FX humains/primates a en outre compliqué son évaluation dans des modèles animaux plus communs d’hémophilie comme les souris, les rats ou les chiens. Afin de contourner cette contrainte, notre laboratoire a développé un modèle partiellement humanisé de souris hémophiles A chez lesquelles du FIX et du FX humains sont injectés quelques minutes avant l’induction d’une blessure vasculaire au niveau de la queue [54]. Un tel modèle présente l’avantage de pouvoir comparer directement les doses-réponses de FVIII à celles de l’emicizumab. Dans un premier temps, nous avons établi une courbe de calibration corrélant la quantité de sang perdue à chaque dose de FVIII testé. Nous avons ensuite utilisé cette courbe standard pour attribuer une équivalence FVIII à l’emicizumab, en nous basant sur la quantité de sang perdue en présence d’emicizumab. Nous avons ainsi pu évaluer qu’une dose thérapeutique efficace d’emicizumab correspond à environ 9 % de FVIII, confirmant les résultats obtenus dans le modèle primate [54]. Ce modèle nous a également permis d’examiner d’autres aspects de l’emicizumab, tels que l’existence d’un effet thérapeutique additif lorsqu’on combine l’anticorps avec des doses faibles de FVIII. Cet effet additif est perdu en présence de doses fortes de FVIII. Ceci suggère que l’emicizumab pourrait être utilisé chez des patients souffrant d’hémophilie modérée et très symptomatiques. Ce résultat indique de plus que, dans les cas où le traitement par emicizumab devrait être renforcé par du FVIII chez des patients sans inhibiteur et devant subir une chirurgie par exemple, le risque de thrombose est probablement bas, voire inexistant. Incidemment, nous avons également montré à l’aide du modèle murin que des concentrations en FIX supérieures à 40 % sont nécessaires pour permettre à l’emicizumab utilisé à dose thérapeutique de promouvoir l’hémostase en absence de FVIII. Aussi l’utilisation de l’emicizumab chez les nouveau-nés (jusqu’à 3 mois environ) peut-elle s’avérer délicate, les taux de FIX et de FX se situant, pendant cette période de la vie, entre 30 et 40 % de la normale.

Enfin, il est important de rappeler que chaque modèle, y compris notre modèle murin, présente des limites. Ainsi, la valeur que nous observons d’équivalence FVIII, de 9 %, est valable pour un type précis de blessure au niveau d’un tissu donné (amputation des derniers 3 mm de la queue de souris). Il est possible que l’activité de l’emicizumab soit différente dans un autre modèle de blessure, son efficacité étant totalement dépendante de la production locale de FIXa, qui à son tour dépend des quantités de facteur tissulaire ou de facteur XIa présentes localement. Il est très probable que la situation soit identique chez l’homme avec une génération de FIXa différente selon la sévérité et la localisation de la blessure vasculaire. Un suivi à long terme des patients sera sans nul doute nécessaire pour bien appréhender l’efficacité de l’emicizumab, relativement au FVIII, dans différentes situations.

Efficacité clinique de l’emicizumab

Toutes les informations relevant du profil pharmacocinétique, de la biodisponibilité après injection sous-cutanée et de l’innocuité de l’emicizumab ont été établies dans les études de phase I [39, 55]. Ces études ont défini les bases des essais pivots de phase III (HAVEN 1-4) qui ont évalué l’efficacité clinique de cet anticorps bispécifique (tableau 1).

Dans l’essai HAVEN-1, le traitement par emicizumab a été comparé avec une utilisation à la demande d’agents de contournement du FVIII, le rFVIIa ou l’aPCC, chez des patients hémophiles A avec inhibiteurs [29]. Le taux médian de saignement annualisé était de 28 chez les patients recevant les agents de contournement et de 6 chez les patients recevant l’emicizumab (1,5 mg/kg hebdomadaire sous-cutané, après la phase d’initiation). Soixante-trois pour cent (63 %) des patients sous emicizumab n’ont eu aucun saignement contre 6 % de ceux sous agents de contournement.

Dans l’essai HAVEN-2, des enfants hémophiles avec un titre élevé d’anticorps inhibiteurs ont été répartis en trois groupes, qui ont reçu respectivement 1,5 mg/kg d’emicizumab par semaine, 3 mg/kg toutes les deux semaines ou 6 mg/kg toutes les quatre semaines [56]. Le taux médian et annualisé de saignements dans ces trois groupes était respectivement de 0,3, 0,2 et 2,2. Les pourcentages de patients sans aucun saignement ont été, respectivement, de 77, 90 et 60 %.

L’essai HAVEN-3 a été mis en place pour comparer l’utilisation de l’emicizumab à celle du FVIII à la demande chez des patients hémophiles A sans inhibiteurs [57]. Les patients recevant l’emicizumab ont été répartis de manière aléatoire dans deux groupes, l’un recevant 1,5 mg/kg/semaine et l’autre 3 mg/kg, toutes les deux semaines. Le taux médian annualisé de saignements a été, respectivement, de 1,5 et 1,3 dans ces deux groupes de patients sous emicizumab, versus 24 chez les hémophiles traités avec du FVIII. Cet essai a également inclus un groupe initialement sous prophylaxie avec du FVIII et traité ensuite par l’emicizumab. Le taux médian annualisé de saignement est passé de 1,8 sous FVIII à 1,0 avec l’emicizumab. Le pourcentage de patients sans aucun saignement est quant à lui passé de 40 à 54 % [57].

Finalement, l’essai HAVEN-4 a évalué un régime de traitement de 6 mg/kg toutes les quatre semaines chez des patients hémophiles A sévères avec ou sans inhibiteurs. Le taux médian de saignement annualisé a été établi à 4,5, donc plus élevé que chez les patients recevant plus classiquement 1,5 mg/kg d’emicizumab par semaine ou 3 mg/kg toutes les deux semaines [58].

Globalement, les essais cliniques ont donc démontré que l’emicizumab est efficace pour réduire les épisodes hémorragiques chez les enfants, les adolescents et les adultes souffrant d’hémophilie A sévère avec ou sans inhibiteurs. La possibilité d’administration en sous-cutané de manière hebdomadaire ou toutes les deux semaines offre un avantage supplémentaire par rapport à une thérapie de substitution avec le FVIII. Il reste toutefois à déterminer les conditions sous lesquelles le FVIII sera utilisé afin d’offrir une protection complète au patient que ce soit pour une chirurgie ou en cas de saignement aigu post-traumatique.

Effets secondaires liés au traitement par emicizumab

Au-delà de son efficacité, les essais cliniques évaluant l’emicizumab ont également révélé un certain nombre d’effets secondaires. Les plus fréquents sont des réactions cutanées aux sites d’injection, observés chez 15 % des patients [29]. Du fait de leur nature bénigne, la plupart des patients sont restés sous traitement prophylactique. Parmi les évènements graves, ont été rapportés des épisodes thrombotiques, la survenue de microangiopathies thrombotiques et des décès. Les complications thrombotiques sont normalement très rares lors de l’utilisation des concentrés procoagulants. Le réseau de surveillance de la Société européenne d’hémophilie fait état de 10 cas de thromboses pour 10 000 patients-années entre 2008 et 2017 chez l’hémophile A (communication personnelle Pr M. Makris). Ces cas de thrombose sont trois fois plus fréquents qu’avec du FVIII lors de l’utilisation de rFVIIa ou d’aPCC. En ce qui concerne l’emicizumab, la dernière mise à jour, qui date de juillet 2020, indique 23 cas de thromboses pour 7 200 patients traités. Du fait de l’absence de détails sur la survenue de ces évènements (hémophilie A acquise ou congénitale, comorbidités, etc.), il est actuellement impossible de comparer ces chiffres, en termes de prévalence, à ceux obtenus avec les traitements classiques. De même, il est impossible à l’heure actuelle de spéculer sur un lien de cause à effet entre l’utilisation de l’emicizumab et les évènements thrombotiques ou les décès qui ont été rapportés (44 à ce jour).

En revanche, nous disposons de plus d’informations sur les quatre patients ayant développé une microangiopathie thrombotique [59]. Dans ces cas précis, l’emicizumab a été utilisé en combinaison avec des doses élevées d’aPCC (> 100 U/kg/j). L’arrêt du traitement par aPCC a entraîné la rémission de la microangiopathie thrombotique. Cette survenue de microangiopathie thrombotique semble être spécifique de l’utilisation de fortes doses d’aPCCC, aucune complication de ce type n’ayant été rapportée avec la combinaison emicizumab-rFVIIa [60]. Le mécanisme pathologique sous-jacent n’a pas été clairement identifié ; il pourrait être lié aux concentrations élevées de FIX/FIXa et de FX/FXa présentes dans l’aPCC. Un excès de FIXa pourrait contribuer à une génération excessive de thrombine au niveau local et donc aux complications thrombotiques observées.

Applications potentielles de l’emicizumab au-delà de l’hémophilie A sévère

Le profil clinique très favorable de l’emicizumab a conduit à des discussions relatives à son utilisation en dehors de l’hémophilie A sévère, avec ou sans inhibiteurs. La première population qui vient à l’esprit est celle des patients avec une hémophilie A modérée et/ou mineure. Un essai clinique évaluant cette possibilité est en cours (www.clinicaltrials.gov: NCT04148648). Un des aspects intéressants de cet essai est que des femmes conductrices d’hémophilie y ont été incluses, ce qui permettra d’évaluer l’effet de l’emicizumab sur les saignements menstruels.

Une autre application possible pour l’emicizumab concerne la prise en charge de l’hémophilie A acquise. Toutefois, cette pathologie est complexe et diffère de l’hémophilie A congénitale sur plusieurs aspects. Tout d’abord, et contrairement à l’hémophilie A congénitale, il existe une production et une sécrétion constante de FVIII normal. Deuxièmement, la tendance hémorragique est différente, et une étude récente a montré que des taux de FVIII supérieurs à 50 % sont nécessaires pour prévenir les saignements spontanés, soit un taux bien plus élevé que pour l’hémophilie A congénitale [61]. La capacité de l’emicizumab à atteindre l’équivalence d’un tel taux de FVIII est très incertaine, et son efficacité dans l’hémophilie A acquise pourrait donc être limitée. Un essai clinique visant à évaluer cette possibilité est prévu (www.clinicaltrials.gov: NCT0004188639).

Des taux réduits de FVIII sont également observés chez les patients souffrants de maladie de Willebrand sévère caractérisés par une quasi-absence de facteur Willebrand ou chez les patients avec un sous-type 2N de la maladie de Willebrand. Lorsque les taux de FVIII sont inférieurs à 5 %, ces patients peuvent développer une arthropathie très similaire à celle observée chez les patients hémophiles A. Bien qu’une prophylaxie à base de concentrés de facteur Willebrand reste la thérapie de première intention chez ces patients, il peut être intéressant de considérer l’emicizumab comme traitement alternatif, en particulier chez certains patients ayant développé des auto-anticorps contre le facteur Willebrand. Un tel exemple a d’ailleurs été récemment décrit dans la littérature [62].

Finalement, la question qui peut se poser est celle de l’utilité de l’emicizumab dans des conditions où le FVIII est présent en quantité normale mais où il existe un déficit d’autres protéines de la coagulation. Des analyses in vitro ont en effet montré que l’emicizumab pouvait s’avérer utile pour stimuler la génération de thrombine dans le plasma de patients avec un déficit quantitatif en FIX ou en facteur XI [63, 64]. Il est pour l’instant difficile de prédire si ces données peuvent être extrapolées à une situation in vivo. L’utilisation de modèles animaux dédiés pourrait nous éclairer sur cet aspect avant d’envisager des essais chez l’homme.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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