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Environnement, Risques & Santé

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Perception des risques sanitaires de la pollution de l’air à Beyrouth, Liban Volume 17, numéro 3, Mai-Juin 2018

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

  • Figure 3

  • Figure 4

  • Figure 5

  • Figure 6

  • Figure 7

Tableaux

Beyrouth est la capitale du Liban et sa plus grande ville. Elle se situe sur les rives est de la Méditerranée, avec un cap de 9 km [1]. Beyrouth a une superficie d’environ 19,5 km2 et une population de 389 661 habitants, soit un dixième de la population totale du pays [2, 3]. La densité de la population est de 18 000 hab/km2[4], à raison de 3,75 personnes en moyenne par famille. L’expansion non contrôlée de la ville entre les années 1958 et 1975 a créé une ceinture de misère autour de la capitale libanaise qui s’est transformée en une violente urbanisation [1]. Cette urbanisation a une tendance croissante à la densification horizontale et verticale laissant peu de place aux espaces verts [3]. Cette expansion non-contrôlée accompagnée d’une augmentation de la population a unifié la ville de Beyrouth avec sa banlieue. La région métropolitaine de Beyrouth (RMB) a une superficie de 62 km2 environ avec une population de plus de 1,7 million d’habitants [3] ; elle s’étale sur la surface située entre le fleuve Nahr el Kalb au nord, Nahr el Damour au sud et s’étend à l’intérieur du pays jusqu’à 400 mètres d’altitude [2]. La figure 1 positionne la RMB par rapport au Liban.

Avec plus de 300 000 voitures entrant dans la RMB chaque jour [5], le trafic routier est considéré comme un problème important dans la capitale libanaise. Ce dernier est une des sources principales de pollution atmosphérique dans la ville [2, 5, 6]. Dès 2003, des études sur la qualité de l’air à Beyrouth ont montré que les concentrations en NO2 et PM10 dépassaient toujours les limites fixées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [7]. À partir de 2010, et suite à la crise des réfugiés syriens estimés à 1,4 millions en 2014, le ministère de l’Environnement libanais a mesuré une hausse de la pollution de l’air due à l’augmentation du  trafic routier motorisé, du chauffage résidentiel, de la concentration des gens qui a généré plus de déchets solides et à une grande pression sur les ressources énergétiques et aquatiques [8]. De plus, en 2004, le ministère de l’Environnement libanais a estimé le coût annuel sanitaire de la qualité de l’air à 63 millions d’euros, et le nombre de décès à 350 morts, décès causés annuellement par cette mauvaise qualité de l’air [9]. En 2014, et sur le plan sanitaire, une corrélation a été trouvée entre l’admission hospitalière pour des maladies respiratoires et cardiovasculaires et les pics de PM10 dans la ville [10, 11].

Aussi en 2014, une étude a montré que les policiers affectés au trafic routier à Beyrouth avaient un risque plus élevé de développer des problèmes sanitaires, comme les cancers, que les policiers qui travaillent dans les bureaux [12]. De plus, une crise importante du traitement des déchets solides, qui a atteint Beyrouth en 2015-20161, a augmenté la concentration des polluants dans l’air d’une façon alarmante et les risques de cancer à court terme [13]. En 2004, la Banque mondiale a estimé que les effets sur la santé de la pollution de l’air au Liban impactaient de manière négative, dans une ampleur entre 0,6 et 1 %, le PIB national annuel [14] ; elle a également évalué, en 2011, les pertes liées à la dégradation de l’environnement aux alentours de 565 millions de dollars pour les années 2000, soit 3,6 % du PIB [15].

S’il est incontestable que la pollution de l’air et ses conséquences sanitaires sont importantes aujourd’hui à Beyrouth, on peut se demander quelle perception en ont les habitants. C’est à quoi se consacre cet article, qui se déploiera en trois parties. Nous exposerons la méthodologie du travail, nous présenterons les résultats obtenus de l’enquête effectuée dans la RMB, et nous expliquerons et discuterons ces résultats pour une meilleure compréhension de la perception des risques sanitaires de la pollution atmosphérique à Beyrouth.

Méthodologie

Une enquête a été menée dans la RMB, contenant approximativement une cinquantaine de municipalités, dont trois ont été sélectionnées par tirage aléatoire sur Excel : Beyrouth, Antelias (nord de Beyrouth) et Hadath (sud de Beyrouth) (figure 2). L’enquête a été menée sur un échantillon de 414 personnes. Les municipalités ont été choisies de façon aléatoire après avoir écarté les municipalités de la banlieue sud pour des raisons de sécurité. Les échantillons ont été constitués pour les différentes municipalités proportionnellement à la taille de leur population, en utilisant les chiffres de l’Administration centrale de la statistique [16] : 202 questionnaires ont été administrés à Hadath, 160 à Beyrouth et 52 à Antelias. Le questionnaire a été réalisé en face à face dans les rues et places principales de chaque municipalité entre mars et avril 2016.

Le questionnaire a été divisé en huit parties :

  • une partie générale pour étudier la satisfaction des enquêtés dans leur quartier ;
  • une partie pour comprendre la perception des risques en général et pour positionner la priorité du risque de la pollution de l’air ;
  • une partie dédiée à la perception de la pollution de l’air ;
  • une partie pour étudier la perception des risques sanitaires induits par la pollution atmosphérique ;
  • une partie pour analyser le rôle des médias et les informations induites ;
  • une partie pour étudier la confiance attribuée à chaque décideur dans la gouvernance de la pollution atmosphérique ;
  • une partie pour observer le comportement face aux risques de la pollution de l’air ;
  • une dernière partie pour étudier les différents paramètres socio-économiques des enquêtés.

Résultats

Les résultats de cette enquête ont montré que la pollution de l’air est perçue comme le risque environnemental principal, et ce malgré la grave crise du traitement des déchets solides lors de l’exécution de l’enquête (figure 3). Ces réponses ont été données par la population beyrouthine à une question ouverte2. La population perçoit la qualité de l’air comme étant très mauvaise (figure 4). Les analyses menées par l’université Saint-Joseph de Beyrouth, dans sa campagne de mesure de la pollution atmosphérique depuis l’année 2003, ont permis de conclure que la teneur moyenne annuelle en NO2 dépasse la valeur limite de l’OMS, fixée à 40 μg/m3, et que les moyennes annuelles des PM10 dépassent de 175 à 275 % la valeur limite fixée par l’OMS (20 μg/m3). Les PM2.5 dépassent de 100 % le seuil limite des 10 μg/m3[2]. Parmi les personnes interrogées, 92 % ont bien perçu la dégradation de cette qualité mesurée par le ministère de l’Environnement [8] durant les cinq années précédentes. Si seulement 50 % d’entre elles perçoivent que cette pollution impacte leur propre santé, 85 % la voient comme un vrai risque sur la santé générale de la population beyrouthine (figure 5). Cette perception négative de l’impact sur la santé concerne 43 % des 18 à 24 ans, 47 % des 25 à 34 ans, 49 % des 35 à 44 ans, 54 % des 45 à 54 %, 52 % des 55 à 64 ans et 55 % des plus de 64 ans.

De même, on remarque que les femmes perçoivent davantage les risques sanitaires que les hommes (figure 6) et que les personnes ayant un statut public plus important (éducation élevée, salaire élevé et poste de travail élevé) le ressentent moins que les autres. La figure 7 montre l’analyse des correspondances multiples (ACM) des différentes réponses concernant l’impact sanitaire de la pollution de l’air. Les deux axes F1 et F2 expliquent 66,24 % des résultats obtenus : cet ACM a donné quatre groupes différents selon la perception des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique. Le groupe 1, formé essentiellement de cadres, ou professions libérales artisanales ou chefs d’entreprise avec un revenu de plus de 1 500 $/mois et une éducation secondaire au minimum, perçoit moins les impacts sanitaires de cette pollution. Le groupe 2, formé essentiellement d’ouvriers ou employés avec un revenu de moins de 1 500 $/mois et une éducation complémentaire au maximum, perçoit plus les effets sanitaires de cette pollution. Les deux autres groupes se trouvent au milieu et sont surtout formés d’individus des trois religions différentes (chrétiens, sunnites et shiites) et des différentes municipalités enquêtées. Les sunnites et shiites perçoivent plus cet impact que les chrétiens. Les individus d’Hadath et Antelias, essentiellement les chrétiens, perçoivent moins cet effet que les individus de Beyrouth (de toutes les religions). De plus, l’étude de Khi2 montre que les femmes perçoivent plus l’impact sanitaire que les hommes (p = 0,006), que cette perception diminue avec le revenu (p = 0,031) et qu’elle est affectée par la religion et les différents quartiers (p = 0,001 et p = 0,002 respectivement). Les plus aisés économiquement tendent à percevoir que les maladies pulmonaires sont l’effet sanitaire le plus important de la pollution atmosphérique, tandis que les moins aisés mettent en avant les allergies et les cancers.

On remarque que la population estime que les maladies les plus graves affectent plus les autres qu’eux-mêmes (par exemple, respectivement 54 % et 2 % pour les cancers) (tableaux 1 et 2).

Sur un autre plan, les Beyrouthins ne sont pas informés des politiques environnementales (plus de 80 % de la population ne s’estiment totalement pas informés), et n’ont confiance ni dans leurs décideurs ni dans les experts. De même, ils ont peu de confiance dans les organisations non-gouvernementales.

On remarque que la confiance dans le gouvernement est très faible, tandis qu’elle diffère selon les municipalités : Hadath obtient la note de 3,78/5, Antelias 2/5 et Beyrouth 1,10/5 (tableau 3). La confiance élevée dans la municipalité d’Hadath est confirmée par les citations de quelques personnes interrogées : « Je suis prêt à payer pour aider à diminuer la pollution de l’air mais seulement pour la municipalité et pas pour le gouvernement », a indiqué un citoyen d’Hadath, employé dans le secteur privé et ayant fait des études universitaires.

Pour ce qui est des réactions des Beyrouthins face à cette pollution, on constate que seuls 26 % d’entre eux proposent des mesures pour la diminuer. Les comportements nommés pour diminuer la pollution de l’air sont les suivants : utiliser les transports publics, diminuer le trafic routier motorisé, recycler, planter des arbres, arrêter de fumer, etc.

Seuls 33 % des Beyrouthins changent leur comportement pour essayer d’échapper à cette pollution. Les comportements cités pour échapper à la pollution de l’air sont les suivants : utiliser un masque, fermer la maison, partir à la montagne, nettoyer la maison, etc.

Par ailleurs, seulement 46 % de la population se déclarent prêts à payer pour aider le gouvernement à lutter contre cette pollution.

Discussion

Les résultats de l’enquête effectuée peuvent être divisés en trois groupes : la perception de la pollution de l’air, celle des impacts sanitaires et la confiance dans les acteurs et le comportement.

Concernant la pollution atmosphérique, la plupart de la population beyrouthine la perçoit comme le risque environnemental le plus important à Beyrouth, malgré le risque associé à la présence de tas de déchets dans les rues de la ville suite à la crise de déchets solides lors de l’enquête (ce risque se classe en deuxième position). Cette population perçoit également que la qualité de l’air se dégrade. En 2012, l’université de Balamand a étudié la perception environnementale de la dégradation de la zone côtière et a trouvé que 88 % de la population côtière considéraient que la pollution de l’air était le problème environnemental le plus important sur la côte libanaise, suivi des déchets solides (50 % de la population côtière). Parallèlement, 64 % de la population côtière estimaient que le secteur du transport routier était le secteur économique le plus polluant au Liban [17]. Dans notre étude, 75 % de la population beyrouthine considèrent que le trafic routier est la source principale de pollution atmosphérique. Cela montre que, pour les Libanais en général et les Beyrouthins en particulier, le trafic routier est un vrai problème qui a besoin d’une solution le plus rapidement possible.

Sur le plan sanitaire, on remarque que bien que 85 % de la population discernent les impacts sanitaires de la pollution de l’air sur la santé du public en général, seulement 50 % considèrent qu’elle a un véritable impact sur leur propre santé. On remarque aussi que la population beyrouthine perçoit les cancers comme maladies affectant les autres plutôt qu’eux-mêmes. Milhabet et al. [18] s’appuyant sur Weinstein [19], Harris et Middelton [20] et Armor et Taylor [21] ont bien analysé le biais comparatif fort apparent dans notre cas. Ce biais est défini par la perception des gens que le bon événement est plus probable pour eux-mêmes que pour les autres et vice-versa.

Coanus et al. [22] parlent de mistigri de nuisance, par référence à un jeu de cartes, où les joueurs doivent se débarrasser d’une carte « maudite » et la donner aux autres. C’est dans le même sens que la population « se débarrasse » de la maudite carte des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique, qui concerne davantage les autres qu’eux-mêmes. L’équipe de Zwarterook [23] a trouvé le même effet dans la ville industrielle de Dunkerque, où la population dit « qu’ailleurs c’est pire » (mistigri spatial) ou « qu’avant c’était pire » (mistigri temporel).

Concernant la question de la perception des risques selon le statut social, en 1994, Flynn, Slovic et Mertz [24] ont défini l’effet « homme blanc » comme un phénomène qui affecte la perception des risques. Le pouvoir, le statut et la confiance diminuent la perception des risques. Dans le cas du Liban, l’origine ethnique ne joue pas de rôle, mais, d’après notre étude, les hommes ont un meilleur statut social que les femmes, puisque 50 % des femmes enquêtées restent au foyer. En général, les individus économiquement plus favorisés, plus éduqués, politiquement plus conservateurs et qui ont une bonne confiance dans le gouvernement perçoivent moins le risque [25]. En d’autres termes, plus on a de pouvoir et d’avantages socio-économiques, plus on voit le monde comme sécurisé [26].

Sur un autre plan, plus de 80 % des Beyrouthins ne sont pas informés des politiques et plans environnementaux, et plus de 73 % ne font rien pour essayer de diminuer la pollution. Néanmoins, il existe des tentatives personnelles, comme les personnes qui essayent de trier les déchets solides et de les recycler. Pour les autres comportements cités, on peut estimer que cela ne relève pas de vrais comportements de citoyenneté. D’après l’approche socioculturelle définie par Douglas et Wildavski [27] pour essayer d’expliquer les différentes perceptions de risques et les comportements face à ces risques, on remarque que la population Beyrouthine est fataliste. Les fatalistes incluent souvent des individus qui sont incapables de se mobiliser et/ou indifférents face au risque. Ils subissent le risque sans action et réaction [28, 29]. Cette population perçoit bien les risques liés à la pollution de l’air sans essayer de changer son comportement pour la diminuer ou y échapper. De même, cette population a une confiance moyenne en elle-même sur ce plan (3,01/5) et accorde une très faible confiance aux décideurs.

Les Libanais en général et les Beyrouthins en particulier n’ont pas confiance dans leur gouvernement pour les questions environnementales. En 2012, l’étude de l’université de Balamand a montré que 95 % de la population côtière n’étaient pas satisfaits des travaux environnementaux côtiers. En 2015, l’enquête de l’Arab Forum for Environmental Development (AFED) [30] a trouvé que seulement 1 % de la population libanaise pensait que le gouvernement faisait un vrai travail pour lutter contre la pollution. En septembre 2016, l’United States Agency for International Development (USAID) [31] a mené une étude sur la perception et satisfaction de la population libanaise des travaux publics du domaine de l’eau qui a montré que seulement 4 % de la population faisaient confiance au gouvernement pour gérer le domaine de l’eau et que moins de 10 % pensaient que le gouvernement faisait un vrai travail dans ce domaine.

Ce manque de confiance vient de la mentalité libanaise du « wasta »3, qui est bien définie par Makhlouf et Harrisson [32] (« un patron [généralement un politicien] intervient pour l’obtention d’avantages pour un client, soit pour trouver un travail, l’éducation ou n’importe quel autre domaine »). Les libanais pensent que les employés publics/fonctionnaires, ayant trouvé leur travail par le biais d’un « wasta », sont incompétents dans ce travail, et le manque d’information dans ce domaine augmente cette perception d’incompétence. Le « wasta » est très bien mis en valeur dans l’étude faite par l’USAID, où seulement 24 % des personnes qui savent qu’il y a une loi sur l’eau la considèrent comme appliquée de manière équitable.

Le manque de confiance dans les acteurs a créé une attitude nonchalante voire négligente vis-à-vis des problèmes environnementaux. Notre enquête menée exclusivement à Beyrouth et celle menée sur l’ensemble de la côte [17], montrent que la plupart des Libanais ne sont pas prêts à prendre des mesures pour essayer d’aider le gouvernement à lutter contre la pollution atmosphérique ou n’importe quelle autre pollution [17].

Conclusion

La population beyrouthine a une bonne perception de la pollution atmosphérique et de ses impacts sanitaires, mais le manque de communication et de confiance envers les décideurs a créé une attitude fataliste face à ce risque environnemental. Ce déficit de communication et de confiance est le produit de la division sectaire et confessionnelle de la population [1], elle-même liée à la question du manque de confiance dans le travail gouvernemental. On se retrouve donc face un double problème : les Beyrouthins ne connaissent généralement pas les actions et politiques de lutte contre cette pollution, et ne sont pas prêts à prendre d’initiative personnelle.

Remerciements et autres mentions

Financement : aucun ; liens d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt.


1 Avec la fermeture de la décharge de Naameh le 17 juillet 2015, les déchets de la région de Beyrouth et de la plupart du Mont-Liban ont été laissés dans les rues. Le gouvernement a trouvé des solutions temporaires à partir de février-mars 2016.

2 La somme des pourcentages dépasse les 100 % car chaque individu a nommé jusqu’à trois réponses, du risque le plus important jusqu’au troisième.

3 Watsa ou piston en français désigne des relations privilégiées avec des personnes haut placées par l’intermédiaire de membres de famille ou d’amis. Cette pratique existe depuis longtemps dans le monde arabe et le Moyen-Orient.

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