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L’antibiorésistance dans les environnements aquatiques : une problématique d’écologie microbienne et de santé publique Volume 17, supplément 1, Avril 2018

Illustrations


  • Figure 1

  • Figure 2

Les antibiotiques et l’antibiorésistance des bactéries : une problématique d’écologie microbienne

Les antibiotiques et les gènes de résistance correspondants sont présents dans l’environnement depuis plus de 500 millions d’années (Cambrien) [1]. Des gènes codant des voies de biosynthèse des antibiotiques, ou des mécanismes de résistance aux antibiotiques, ont été détectés dans l’ADN extrait de carottes glaciaires datant du Pléistocène (30 000 ans), certaines séquences étant homologues à celles qui confèrent aujourd’hui la résistance aux bêtalactamines [1]. Des résultats analogues ont été obtenus dans le microbiome d’une grotte (Lechugilla, Nouveau-Mexique) où l’homme n’avait jamais pénétré [2] ; les gènes codant la synthèse des antibiotiques et ceux codant des mécanismes de résistance étant souvent groupés au sein d’une même région du chromosome. Aujourd’hui, l’analyse des sols par des approches de métagénomique montre que ces environnements, où se développent des micro-organismes producteurs d’antibiotiques, sont des réservoirs importants de gènes de résistance aux antibiotiques [3, 4].

Les antibiotiques appartiennent à une classe de molécules bioactives (parvome) sécrétées par les microorganismes de l’environnement, à des concentrations in situ pour lesquelles l’effet bactéricide ou bactériostatique emblématique de ces molécules n’est pas observé [5, 6]. La production de ces molécules par les bactéries permettrait la communication entre cellules (quorum sensing) et la régulation de la transcription de nombreux gènes. Les antibiotiques ont aussi une action mutagène qui repose sur une activation de la réponse SOS, une augmentation de la fréquence des transferts horizontaux de gènes et de la transposition, pouvant induire l’apparition de phénotypes hyper-mutateurs [7]. Cette action mutagène faciliterait l’adaptation des communautés bactériennes dans des environnements hostiles (stress chimiques, physiques, oligotrophie, compétition). La production d’antibiotiques et l’acquisition des gènes de résistance correspondants contribueraient à la compétition entre espèces au sein d’une même niche écologique (exclusion compétitive), la production d’antibiotiques par des espèces bactériennes (elles-mêmes résistantes à cet antibiotique) empêchant la croissance d’espèces non résistantes. La capacité à produire des antibiotiques ou à interagir avec ces molécules (via des gènes de résistance) serait donc un paramètre de contrôle de la dynamique des communautés microbiennes dans l’environnement, qu’il convient de replacer dans un contexte évolutif [8].

L’antibiorésistance bactérienne : un enjeu majeur de santé publique qui doit être appréhendé de façon globale

La découverte en 1928 des antibiotiques par Fleming a révolutionné le traitement des maladies infectieuses et ouvert l’ère des antibiotiques en médecine humaine et animale. Depuis 1950, l’usage intensif des antibiotiques en médecines humaines et animales comme promoteur de croissance dans l’élevage s’est accompagné d’une augmentation sans précédent de la résistance bactérienne en milieu clinique, et une contamination croissante de l’environnement (eaux, sols et sédiments) par des antibiotiques et des bactéries antibiorésistantes (ATBr). En 2001, l’antibiorésistance bactérienne a été reconnue comme un problème majeur de santé publique par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations unies (ONU)1. Alors que les antibiotiques ne sont plus utilisés comme promoteurs de croissance dans les filières d’élevage (réglementation européenne 2006), l’OMS et l’ONU alertent à nouveau la communauté internationale en 2014 puis en 2016. Sous l’impulsion de la Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO) et de la World Organisation for Animal Health (OIE), des plans d’action sont déclinés à l’échelle nationale pour la réduction des risques d’antibiorésistance en médecine vétérinaire (plans Écoantibio 2012-2017). En parallèle, en 2015, un groupe de travail, « Tous ensemble sauvons les antibiotiques », créé par le ministère de la Santé, établit un bilan alarmant en France : 158 000 infections, dont 12 500 décès, 71 à 441 millions d’euros de coût induit par la surconsommation en antibiotiques [9]. À l’issue de ces travaux, le rôle de l’environnement (sol, eau, animaux sauvages) est évoqué dans l’émergence et la dissémination de la résistance des bactéries aux antibiotiques [10, 11].

La résistance bactérienne aux antibiotiques, jusqu’alors problématique de santé publique anthropocentrée, est désormais considérée comme un phénomène qui doit être appréhendé de façon globale [12, 13]. Les antibiotiques, les microorganismes et les gènes de résistance (résistome) circulent au sein des quatre écosystèmes majeurs : les humains, les animaux, le sol et l’eau (figure 1) [11, 14]. À ce concept, s’ajoute la notion d’environnements favorables aux transferts horizontaux de gènes, comme le microbiote intestinal de l’homme ou de l’animal sous antibiothérapie (curative ou prophylactique), les stations de traitement des eaux usées (STEU), et, plus récemment, les sédiments et les biofilms [15].

Dans l’environnement aquatique, les zones d’accumulation des sédiments ou les biofilms constituent des zones de dépôts et/ou de piégeage des bactéries fécales antibiorésistantes qui perdent majoritairement leur cultivabilité, et où se concentrent des contaminants chimiques et organiques [16, 17]. Aujourd’hui, peu de connaissances sont acquises sur la dynamique du résistome de ces environnements. Un tel enrichissement du milieu en gènes de résistance aux antibiotiques s’accompagne-t-il d’un transfert de ces gènes aux bactéries autochtones ? Quel est l’impact sur les communautés bactériennes d’une exposition chronique à une contamination par des antibiotiques, antiseptiques, métaux traces, à laquelle s’ajoute un apport continu en gènes de résistance, dont les intégrons cliniques2 ? Les intégrons cliniques, supports génétiques impliqués dans la multirésistance aux antibiotiques [18, 19] sont considérés aujourd’hui comme des contaminants xénogénétiques3[5] et sont proposés comme des bio-indicateurs du risque de dissémination de l’antibiorésistance dans l’environnement [20].

Dissémination des antibiotiques et des ATBr dans l’environnement aquatique : synthèse des acquis en estuaire de Seine

Zones d’interface entre le domaine marin et le domaine continental, les estuaires sont des environnements soumis à d’importants rejets anthropiques liés à l’industrialisation, l’agriculture et la démographie de leurs bassins versants. L’estuaire de Seine est l’exutoire d’un bassin versant où vivent près de 18 millions d’habitants, majoritairement en zone urbaine, et où se concentrent 40 % de l’industrie nationale et 25 % de l’agriculture française. Depuis plus de 20 ans, la qualité chimique et microbiologique de l’eau de la Seine et de son estuaire sont étudiées dans le cadre de deux projets multidisciplinaires (programme PIREN-Seine ; GIP Seine-Aval)4 au sein de la zone atelier Seine (Centre national de la recherche scientifique [CNRS]). L’eau de l’estuaire présente une contamination élevée en bactéries d’origine fécale, qui s’explique par les apports amont de l’agglomération parisienne en période de hauts débits, et par les apports intra-estuariens en période de bas débits [21]. On observe une contamination permanente de l’eau par des antibiotiques qui s’accompagne d’une contamination par des souches d’E. coli antibiorésistantes dont 11 % portent des intégrons cliniques [22, 23].

Afin de mieux comprendre le déterminisme de cette contamination, le projet multidisciplinaire FLASH5 a pour objectif d’étudier plus finement la relation entre la prescription d’antibiotiques (usage vétérinaire et humain) et l’occurrence d’ATBr et de molécules antibiotiques dans l’eau à l’échelle d’un continuum hydrologique rural et d’un continuum hospitalier dont les eaux se rejettent dans un affluent de la Seine (la Risle). Les résultats montrent que l’occurrence de souches d’E. coli et d’Enterococcus antibiorésistantes dans l’eau résulte de la pression de sélection exercée lors des traitements médicamenteux chez l’homme et des pratiques d’élevage. Toutefois, il n’existe pas de relation simple entre les phénotypes de résistance des souches d’E. coli et d’Enterococcus isolées dans les eaux, la contamination en antibiotiques du milieu et les prescriptions. Des rejets hospitaliers jusqu’à la Risle, la contamination diminue alors que le long du continuum agricole, l’évolution quantitative et qualitative de la contamination reflète, de l’amont vers l’aval, le gradient d’anthropisation croissant exercée par les élevages bovins et la densité humaine [24, 25]. Le long du continuum hospitalier, la contamination en antibiotiques résulte à la fois de la prescription médicale (type de molécule et période épidémique), de la persistance dans les eaux des antibiotiques et/ou de leurs métabolites [24]. Alors que les pénicillines sont majoritairement prescrites en médecine humaine sur la zone étudiée, les antibiotiques les plus fréquemment détectés sont les molécules les plus persistantes (fluoroquinolones, sulfamides, macrolides), mais leurs concentrations sont a priori trop faibles (de l’ordre du ng/L) pour sélectionner in situ des bactéries résistantes à ces antibiotiques [24]. En parallèle, le nombre de souches hospitalières porteuses de supports génétiques impliqués dans l’antibiorésistance décroît le long du continuum hôpital – STEU – rivières, au profit de souches mieux adaptées à l’environnement [25]. La proportion de souches d’E. coli portant des intégrons de classe 1 est maximale dans les rejets du centre de soins et décroît tout au long du continuum (p-value < 0,001) [26]. Au sein de la population d’entérocoques, appartenant majoritairement à l’espèce Enterococcus faecium, la proportion de souches résistantes à l’ampicilline et à la ciproflaxine est maximale dans les effluents du centre de soins. Elle diminue dans les effluents traités de la STEU (19 et 17 %) pour atteindre 4 et 5 % dans la rivière (la Risle) [26]. La proportion de souches résistantes à l’érythromycine est supérieure à 70 % tout au long du continuum, mais seules les souches hospitalières présentent un haut niveau de résistance. Au sein de la population E. faecium, la prévalence du gène erm(B) est de 75 % dans les rejets hospitaliers et de seulement 6,7 % dans l’eau de la rivière (la Risle). Des mécanismes de résistance aux macrolides, différents de la méthylase ErmB ou de la pompe à efflux Mef A, sont majoritairement retrouvés dans les souches isolées des eaux de STEU ou de rivières. De même, l’occurrence du complexe « CC17 », séquence d’ADN marqueur des souches épidémiques hospitalières, est maximale chez les isolats d’E. faecium provenant des effluents hospitaliers, puis diminue le long du continuum. On observe donc une disparition préférentielle des souches d’E. coli ou d’E. faecium d’origine clinique au profit d’une sous-population probablement mieux adaptée à l’environnement aquatique [27].

Une fois rejetés dans le milieu estuarien, le devenir des contaminants microbiologiques et chimiques (métaux traces, contaminants organiques, molécules médicamenteuses) est fortement influencé par la dynamique particulaire [16]. Les bactéries fécales et les contaminants chimiques associés aux matières en suspension de la colonne d’eau se déposent sur les vasières, zone d’accumulation des sédiments. Dans ces sédiments, il a été montré que des antibiotiques persistent plus de 30 années, à des concentrations pouvant atteindre 32 μg.kg-1 pour les quinolones, 15 μg.kg-1 pour les sulfamides et 20 μg.kg-1 pour l’acide nalidixique [17]. Les bactéries fécales E. coli, qui se déposent sur les vasières, perdent rapidement leur cultivabilité, alors qu’elles restent détectables par des approches de biologie moléculaire [16]. Des séquences d’intégrons d’origine clinique ont pu être amplifiées dans les sédiments de surface, y compris en absence de bactéries fécales cultivables.

Dissémination de l’antibiorésistance dans l’environnement : un risque pour la santé humaine difficile à appréhender

À l’image des études menées en estuaire de Seine depuis une quinzaine d’années, une bibliographie conséquente démontre la vulnérabilité des environnements aquatiques à la contamination par des antibiotiques, des bactéries résistantes ou des gènes de résistance aux antibiotiques, dont des intégrons cliniques. L’ensemble de ces travaux s’inscrit dans le concept d’une seule santé (One Health) où la santé de l’homme et de l’animal dépend de la santé des écosystèmes. Pour autant, le rôle de l’environnement (sol, eau, animaux sauvages) dans l’augmentation de l’antibiorésistance en milieu clinique et vétérinaire, qui conduirait à des échecs thérapeutiques, reste encore difficile à appréhender [28]. Les dangers correspondant à ce risque sont :

  • le transfert à des souches pathogènes pour l’homme circulant dans l’environnement de nouveaux gènes de résistance aux antibiotiques, présents dans le génome des communautés microbiennes de ce même environnement ;
  • ou le transfert de gènes d’origine clinique à des bactéries de l’environnement, pathogènes opportunistes pour l’homme (ex. : Pseudomonas spp., Aeromonas spp.).

À ce jour, le transfert de gènes de résistance de souches de l’environnement à des souches cliniques est un danger avéré qui a été démontré dans deux cas :

  • la bêtalactamase à spectre étendu (BLSE) de type CTX-M qui est issue d’un transfert génétique de la bactérie de l’environnement Kluyvera [14] ;
  • la résistance aux quinolones qui résulte d’un transfert du gène qnrA de la bactérie de l’environnement Shewanella [14].

La probabilité d’un tel retour à l’homme d’une résistance environnementale (rétro-transfert) reste encore à évaluer, car il s’agit d’évènements rares, à une échelle de temps difficile à déterminer.

Dans le contexte du changement global (augmentation de la démographie et changement climatique), un des défis scientifiques sera d’évaluer la vulnérabilité/résilience de l’environnement à la contamination par des ATBr. Ces études doivent désormais pouvoir s’adosser sur des observatoires environnementaux (à l’exemple des zones ateliers ou des services nationaux d’observation du CNRS) pour bénéficier du suivi à long terme des paramètres abiotiques. Il sera alors possible de modéliser et/ou de quantifier les flux des bactéries résistantes aux antibiotiques en fonction des prescriptions/consommations d’antibiotiques à l’échelle des bassins versants (recensement des sources et des usages), en identifiant les sources et les zones où ces bactéries peuvent se maintenir ou disparaître, tout en distinguant la dynamique des bactéries cultivables de celle des supports génétiques. L’objectif sera alors d’évaluer la résilience (i.e. la capacité à épurer) des écosystèmes les plus vulnérables et de déterminer les valeurs limites (flux d’antibiotiques et/ou d’ATBr et/ou d’intégrons cliniques) à partir desquelles cette épuration ne sera plus efficace. Ces études devront être menées dans le cadre de la démarche DPSIR (Driving forces, Pressure, State, Impact, Response/force motrices, pression, état, impact, réponse, figure 2) afin d’élaborer des scénarii et de proposer des outils d’aide à la décision pour la mise en œuvre d’une politique publique. Cette démarche, préconisée par l’Agence européenne pour l’environnement (AEE), est un cadre conceptuel, qui repose sur une démarche intégrative associant les gestionnaires, les prescripteurs et les scientifiques, pour l’évaluation du danger de dissémination de l’antibiorésistance, à partir d’un suivi spatiotemporel d’indicateurs (antibiotiques, et/ou bactéries résistantes aux antibiotiques et/ou intégrons cliniques).

Remerciements et autres mentions

Ces travaux ont été réalisés dans le cadre du projet multidisciplinaire FLASH (GIP Seine-Aval/ EC2CO CNRS) : UMR CNRS M2C, T. Berthe, K. Oberlé ; Inserm U722, E. Denamur, O. Clermont ; EA 5645 CNR Entérocoques, R. Leclercq, V. Cattoir, UMR CNRS EPOC, H. Budsinski, M.-J. Capdeville, UMR Sisyphe, A. Laverman, C. Amsaleg ; EA CETAPS, D. Fémenias, B. Evrard UMR IDEES M. Bussi ; EA CARE, M. Chevé) programme Seine-Aval/PIREN-Seine/EC2CO CNRS. Ils ont bénéficié du soutien de la FR CNRS SCALE et de la participation active des médecins hospitaliers, des pharmaciens et de la ville de Pont-Audemer pour la collecte des données sur la consommation en antibiotiques, l’accès et l’équipement des sites de prélèvement le long du continuum hospitalier.

Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.


1 Millenium Ecosystem Assessment, http://milleniumassessment.org

2 Intégrons cliniques : éléments génétiques, portant souvent plusieurs gènes de résistance aux antibiotiques, et impliqués dans la dissémination de la résistance aux antibiotiques.

3 Xénogénétique : gène étranger à l’environnement.

5 Devenir des antibiotiques, flux de gènes et de bactéries antibiorésistantes dans les hydrosystèmes de surface : http://www.seine-aval.fr/projet/flash/oct_20 12_red_pro.pdf.

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