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ANALYSE D'ARTICLE

Pesticides et dépression : analyse dans l’Agricultural Heath Study

Cette analyse dans la population de l’Agricultural Health Study contribue à combler le manque de connaissances concernant les effets de l’exposition chronique aux pesticides sur le risque de dépression. Quelques molécules sont identifiées, qui pourraient faire l’objet d’investigations plus poussées chez l’animal et dans d’autres populations humaines.

This analysis of the population of the Agricultural Health Study helps to fi ll the gap in knowledge about the effects of chronic exposure to pesticides on the risk of depression. Several compounds have been identified and should be investigated further in animals and in other human populations.

 

Plus de 52 000 agriculteurs d’Iowa et de Caroline du Nord ont été recrutés pour participer à l’Agricultural Health Study (AHS) entre 1993 et 1997 à l’occasion d’une demande ou d’un renouvellement d’autorisation d’application de pesticides. Le questionnaire d’inclusion comportait la question suivante : « Un médecin vous a-t-il déjà dit que vous aviez une dépression ? ». La question était reposée plus précisément (dépression nécessitant un traitement médicamenteux ou une sismothérapie) dans un second questionnaire d’entrée adressé au domicile, qui a été retourné par 44 % des participants. Ceux-ci ont été réinterrogés par téléphone entre 2005 et 2010 (en moyenne 12,1 ans après l’inclusion) sur leurs antécédents de dépression et l’âge qu’ils avaient la première fois que ce diagnostic avait été posé.

Bien que cette collecte d’informations à deux reprises seulement ne permette pas de réaliser une véritable analyse longitudinale (ce qui serait important pour une maladie dont le cours évolutif peut être émaillé de guérisons et de rechutes), elle a permis de classer les 1 702 cas de dépression inclus dans cette étude (8 % d’une population totale de 21 208 hommes) en trois groupes. Le premier rassemblait 474 sujets qui avaient déclaré un diagnostic de dépression à l’entrée (dans l’un et/ou l’autre des deux questionnaires) sans confirmation au moment du suivi. Le deuxième groupe (n = 540) était constitué des hommes qui avaient rapporté un diagnostic de dépression aux deux temps (ce qui évoque le caractère chronique de la maladie) ou uniquement lors de l’entretien de suivi mais en signalant un âge au premier diagnostic inférieur à l’âge d’entrée. Le troisième groupe (n = 688) incluait les hommes indemnes de dépression au départ.

 

Analyses réalisées

L’association entre l’exposition aux pesticides et la dépression a été examinée pour 10 classes de pesticides (les quatre classes fonctionnelles : fumigants, fongicides, herbicides et insecticides ; et six classes chimiques : herbicides phénoxy et triazine, carbamates, organochlorés, organophosphorés et pyréthrinoïdes) et pour 50 substances individuellement.

Les sujets ont été classés exposés lorsqu’ils avaient personnellement utilisé le produit (pour préparer le mélange ou pour l’appliquer) et une analyse « ever versus never-use » a été réalisée. L’exposition aux pesticides a également été estimée quantitativement, en nombre de jours d’utilisation cumulés, calculés à partir du nombre d’années d’utilisation et de la fréquence d’utilisation dans l’année. Quatre catégories ont été défi nies : jusqu’à 56 jours (catégorie de référence), entre 57 et 225 jours, entre 226 et 457 jours, et plus de 457 jours.

Les auteurs ont également recherché des associations entre la dépression et un antécédent d’intoxication aiguë diagnostiquée par un médecin ou un épisode d’exposition accidentelle massive signalé par les sujets. De telles associations ont précédemment été rapportées dans l’AHS, ainsi que dans une cohorte d’agriculteurs du Colorado et dans une étude transversale chez des travailleurs dans des bananeraies au Costa Rica.

Les modèles prenaient en compte les données manquantes et les sorties d’étude ainsi que les facteurs de confusion potentiels suivants : l’âge au moment de l’inclusion, un diagnostic de diabète, le niveau d’études et l’État de résidence.

 

Principaux résultats

La dépression est associée, dans chacun des trois groupes, à l’utilisation (« everuse ») d’un fumigant ou d’un insecticide organochloré. Des associations positives sont mises en évidence avec le phosphure d’aluminium et le dibromure d’éthylène (fumigants), avec la dieldrine (organochloré) ainsi qu’avec les herbicides phénoxy et les insecticides organophosphorés diazinon, malathion et parathion. Les odds ratio (OR) les plus élevés concernent, dans le premier groupe (dépression déclarée à l’entrée uniquement) la classe des insecticides organochlorés (OR = 1,9 [IC95 = 1,5- 2,4]), dans le deuxième groupe (dépression aux deux évaluations) la classe des fumigants (OR = 1,8 [1,5-2,3]), et dans le troisième groupe (dépression déclarée au suivi) le phosphure d’aluminium (OR = 1,6 [1,1-2,2]). D’autres associations significatives, avec des organochlorés notamment (chlordane, dichlorodiphényltrichloroéthane [DDT], dieldrine, heptachlor et lindane) sont mises en évidence dans les premier et deuxième groupes seulement. Par ailleurs, toujours dans ces deux groupes uniquement, la dépression est associée au nombre de jours d’utilisation cumulés d’un pesticide quelconque (avec une tendance dose-réponse plus nette dans le premier groupe : OR successifs égaux à 1,2 [0,9-1,6], 1,4 [1-1,9] et 1,6 [1,2-2,2]), ainsi qu’à un antécédent d’intoxication aiguë (OR = 4,2 [2,7-6,6] dans le premier groupe et 2,5 [1,4-4,4] dans le deuxième) ou d’exposition accidentelle (respectivement OR = 2,3 [1,8-3,1] et 2,2 [1,6-2,9]). L’observation d’associations, moins nombreuses et/ou fortes chez les sujets qui n’avaient pas déclaré de dépression à l’inclusion, reste à expliquer. Des erreurs de classement sont possibles mais plutôt entre le premier et le deuxième groupes. Les auteurs postulent ainsi que certains participants n’ont pas déclaré qu’ils étaient toujours déprimés au moment du suivi parce que le questionnaire était administré par téléphone (alors qu’il s’agissait de questionnaires papier à l’entrée). Une causalité inverse (la dépression augmente l’exposition aux pesticides) est concevable, par exemple parce que les sujets déprimés font moins attention à se protéger quand ils manipulent des pesticides. Toutefois, l’utilisation de gants de protection n’était pas inversement associée à la dépression et l’ajustement sur le port de gants n’a pas modifié les résultats. L’utilisation de données d’exposition collectées à l’entrée a pu obscurcir les associations avec des dépressions survenues au cours du suivi, du fait du décalage entre l’évaluation de l’exposition et l’évaluation clinique, surtout pour des insecticides organochlorés dont l’usage a beaucoup diminué.

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Beard J1, Umbach D, Hoppin J, et al. Pesticide exposure and depression among male private pesticides applicators in the Agricultural Health Study. Environ Health Perspect 2014; 122: 984-91.

doi: 10.1289/ehp.1307450

 

1 Department of Epidemiology, Gillings School of Global Public Health, University of North Carolina at Chapel Hill, États-Unis.