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ANALYSE D'ARTICLE

Nanomatériaux versus particules ultrafines : opportunités d’échanges entre deux champs de la toxicologie

Dans le cadre du projet européen MODENA (Modelling Nanomaterial Toxicity), un groupe d’experts s’est réuni en mai 2015 pour analyser la littérature toxicologique et épidémiologique consacrée aux particules ultrafines d’une part et aux nanoparticules manufacturées d’autre part, afin de créer des ponts entre ces deux champs de recherche.

A group of experts in the European project MODENA (Modelling Nanomaterial Toxicity) met in May 2015 to analyze the toxicological and epidemiological literature on ultrafine particles and manufactured nanoparticles to facilitate knowledge exchange between these two areas of research.

De taille nanométrique (diamètre < 100 nm), les particules ultrafines (PUF), sont l’un des composants du mélange complexe de la pollution atmosphérique, formée de matière particulaire en suspension (PM) et de polluants gazeux. Elles sont principalement dérivées de la combustion (par condensation de vapeurs chaudes ou nucléation lors de leur refroidissement) et constituées d’un noyau de carbone élémentaire portant généralement une fraction minérale et une autre organique. Leur composition chimique, leur morphologie, leur distribution de taille et leur concentration atmosphérique admettent de larges variations spatio-temporelles (les niveaux « de fond » sont compris entre 500 et 10 000 particules/cm3 en zone rurale contre 7 500 à 25 000 en zone urbaine).

Les nanomatériaux manufacturés (NM) présentent également une grande variété de composition, de morphologie et de taille, mais ils sont issus de procédés radicalement différents de ceux des PUF d’origine naturelle.

En quoi les connaissances relatives à la toxicité d’un type de « nano » peuvent-elles servir à progresser dans la compréhension de la toxicité de l’autre ? Dans le but de répondre à cette question, un groupe d’experts a passé en revue une importante somme de publications. En 19 « leçons » tirées de leur analyse, ils montrent comment ces deux champs de la toxicologie des particules peuvent réciproquement s’alimenter pour faciliter leur essor simultané.

Effets sanitaires des nanomatériaux : apports des études sur les PM

L’hypothèse que la fraction ultrafine des PM, qui contribue peu à leur masse totale mais pénètre profondément dans l’appareil respiratoire, joue un rôle important dans les effets sanitaires de la pollution atmosphérique, a été formulée au milieu des années 1990 puis rapidement étayée par diverses études expérimentales et épidémiologiques. La démonstration épidémiologique de l’implication des PUF est toutefois compliquée par la difficulté de mesurer l’exposition à ces particules dont les concentrations massiques ne sont pas surveillées en routine ni réglementées, contrairement aux particules grossières (PM2,5-10) et fines (PM2,5). Très peu d’études ont inclus la variable « PUF » en tant que telle, l’exposition étant généralement approchée par la concentration en nombre des particules. Alors que l’épidémiologie soutient la toxicité des PM de manière générale pour les systèmes respiratoire, cardiovasculaire et neurologique, ainsi que des effets sur la grossesse, les preuves directes d’une implication des PUF se limitent encore à la sphère cardiovasculaire. Les mécanismes pouvant expliquer des effets systémiques à partir de la déposition alvéolaire des PUF sont partiellement décrits, incluant le passage à travers la fine paroi alvéolo-capillaire de médiateurs inflammatoires ou des particules elles-mêmes, cette translocation pouvant secondairement affecter différents organes (cœur, cerveau, foie, etc.).

Contrastant avec la richesse des travaux sur les effets sanitaires des PM, les données épidémiologiques et cliniques sur les effets de l’exposition à des NM sont encore pauvres. Quelques études chez des sujets professionnellement exposés sont disponibles. Elles ont généralement inclus un petit nombre de participants, les informations relatives à l’exposition sont grossières et seuls des effets à très court terme ont été examinés. Considérant que les propriétés physico-chimiques des NM et des PUF se recouvrent, ainsi que la proximité de leurs actions biologiques dans des modèles in vitro et leur capacité commune à entraîner un stress oxydant et une inflammation, la recherche sur les effets sanitaires des NM peut être orientée par les connaissances acquises pour les PM. Pour rester dans la sphère cardiovasculaire, l’établissement de critères de jugement pourrait ainsi s’appuyer sur la liste des perturbations physiologiques (augmentation de la pression artérielle, des facteurs de coagulation, activation plaquettaire, dysfonction vasomotrice, réduction de la variabilité de la fréquence cardiaque, etc.) et des événements pathologiques (ischémie myocardique, arythmie, thrombose, etc.) dont le lien avec l’exposition aux particules a été rapporté.

Leçons de la nanotoxicologie applicables aux PM

Alors que la caractérisation des PM repose historiquement sur des paramètres de masse, de taille, de distribution de taille et de composition chimique, celle des matériaux délibérément fabriqués à une nano-échelle dans des buts spécifiques est inhérente à leur conception.

Motivée par le souci d’identifier les caractéristiques physico-chimiques des NM qui pourraient être responsables d’effets sanitaires adverses, la nanotoxicologie a progressé parallèlement aux développements en nanotechnologie. Une liste de propriétés physiques (taille, forme, surface spécifique, etc.) et chimiques (composition, structure cristalline, revêtement de surface, fonctionnalisation, charge, etc.) susceptibles d’influencer le potentiel toxique des NM a été rapidement établie. Des procédures et des moyens techniques ont été développés (et continuent de l’être) pour étudier les comportements de dispersion, d’agglomération, d’agrégation et de dissolution des NM dans différents milieux environnementaux et biologiques, ainsi que ce qui détermine leur réactivité et leur biopersistance. Le transfert de ces connaissances au champ de la recherche sur les PM peut accélérer la compréhension de ce qui conditionne leur nocivité et l’identification de sources responsables d’effets sanitaires devant faire l’objet d’un contrôle. Tenant compte des voies de pénétration dans l’organisme communes aux PUF et aux NM, des études d’inhalation parallèles réalisées selon un même protocole, permettraient de comparer directement la déposition des deux types de particules ainsi que leurs interactions avec le surfactant pulmonaire, première matrice biologique rencontrée, qui peuvent conditionner leur toxicité d’aval.

Plusieurs obstacles à ce transfert de connaissances doivent néanmoins être levés, le principal étant le manque de disponibilité des PM pour leur utilisation dans des études toxicologiques (et l’altération de leur état lors de leur extraction des supports de collecte), alors que les NM peuvent être synthétisés sous une large gamme de caractéristiques physico-chimiques pour une analyse toxicologique plus systématique.

Commentaire

Cet article est une synthèse rédigée par un groupe d’experts, jadis (ou toujours) travaillant sur les particules aériennes (PM) et maintenant sur les nanomatériaux manufacturés (NM). La structuration de l’article est intéressante. Effectivement, il fait une analyse de la littérature et dégage 19 « leçons clés » permettant d’améliorer les échanges entre les deux domaines. La nanotoxicologie est une science malgré tout nouvelle, puisque née dans les années 2000 : on peut dire qu’elle sort à peine de l’enfance. Aussi, elle gagne beaucoup à « grandir » en prenant pour exemple ce qui s’est fait dans un domaine connexe qui est le travail sur les particules fines présentes dans l’atmosphère. On a de ce côté un large corpus de données épidémiologiques démontrant des effets adverses chez l’Homme, alors que l’on n’a quasiment rien du côté des NM. De l’autre, les dix dernières années ont vu le développement de nombreuses techniques pour caractériser les NM. À ce jour, plus de 50 (!) descripteurs ont été identifiés afin de mieux les décrire. Il s’agit des paramètres classiques de taille, forme, charge de surface, mais aussi de surface spécifique, composition chimique, état d’agglomération, porosité, conductivité…

Un des soucis pour la mise en évidence du danger posé par les NM est que ces dernières peuvent avoir des interactions avec les tests utilisés classiquement, du fait de leurs propriétés physico-chimiques nouvelles. Aussi a-t-on assisté à une refonte des tests de toxicité et, plus généralement, au développement de techniques in vitro, alternatives à l’expérimentation animale, permettant de mieux étudier les mécanismes de toxicité. Les programmes de recherche en cours dans le domaine essaient d’identifier les minimum/molecular initiating events, c’est-à-dire la résultante du premier contact NM/vivant qui va déclencher le key event, que l’on pourrait définir comme la cause de la toxicité au niveau cellulaire (stress oxydant, inflammation, phagocytose frustrée, etc.). Ceci permet de mieux comprendre la survenue des adverse outcome pathways (cancer par exemple). Ces récentes évolutions technologiques et conceptuelles vont donc également servir à mieux comprendre la mécanistique des effets adverses des PM, mais aussi, plus généralement, ces évolutions sont applicables à toutes les études de toxicité.

Olivier Joubert


Publication analysée :

* Stone V1, Miller MR, Clift MJ, et al. Nanomaterials vs ambient ultrafine particles: an opportunity to exchange toxicology knowedge. Environ Health Perspect 2016 Nov 4. [Epub ahead of print]. doi.org/10.1289/EHP424

1 Institute of Biological Chemistry, Biophysics and Bioengineering, Heriot-Watt University, Edimbourg, Écosse, Royaume-Uni.