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Medical care: interfering in people's life. Is it a right? A duty? What are the limits? Volume 15, issue 2, Février 2019

Parmi les grands mythes du début du vingt et unième siècle, celui d’une santé qui serait garantie occupe une place particulière. Que disent les augures ?

  • que les problèmes non résolus vont l’être par la recherche médicale. C’est une question de moyens matériels mis à la disposition des chercheurs, ce qui laisse entendre que tout pourrait être résolu dans des délais raisonnables, à condition d’avoir les fameux moyens ;
  • que l’analyse du génome humain va permettre de remplacer les gènes défectueux par des gènes normaux ;
  • que l’humanité va être assez sage pour améliorer l’environnement, la nourriture, les conditions de travail, la sécurité des transports, etc.

Dès que ce programme sera bien avancé, il deviendra tout à fait scandaleux de tomber malade. Ce sera l’âge d’or (prévu ? par les transhumanistes…).

Rien de tout ceci n’est faux. Rien de tout ceci n’est vrai.

De son côté, la vox populi trouve que ces prévisions optimistes, si elles font plaisir à entendre, sont décalées par rapport à la réalité d’aujourd’hui. Il est vrai que les progrès biomédicaux du vingtième siècle ont fait naître tous les espoirs. Par exemple, les progrès (indiscutables) de la génétique sont, à eux seuls, à l’origine de sentiments ambivalents : il devient possible de comprendre certains mécanismes pathologiques, et, surtout, de corriger dans quelques cas les mécanismes anormaux.

Mais en même temps, l’accent parfois abusif mis sur ces progrès laisse perplexe. Si l’on se laissait aller à exagérer l’importance des gènes dans l’origine des problèmes de santé, le sentiment de fatalité devant la maladie, sentiment aussi ancien que l’humanité, risquerait de se développer à nouveau. À quoi bon lutter contre la tendance à trop boire, à trop manger (voire à commettre des actes délictueux) puisque la fatalité (par gènes interposés) serait en cause ? Par définition, on ne peut pas lutter contre le destin. Il ne se passe pas de semaine sans qu’une « prédisposition génétique » à développer telle ou telle pathologie soit évoquée. Quand la relation entre l’anomalie d’un chromosome et une pathologie est clairement établie, il s’agit bien d’un progrès réel. Même s’il est limité à la compréhension d’un phénomène, il est toujours permis d’espérer qu’une thérapeutique suivra. Mais la notion de « prédisposition », qui pourrait être un progrès (dans la prévention, le dépistage) risque fort de générer parfois autant d’anxiété paralysante que d’attitudes constructives.

Malgré ces progrès, beaucoup de personnes ressentent donc une certaine déception en voyant les résultats, pourtant importants, de la recherche scientifique. Nombreux sont ceux qui ont cru à la science comme à une religion nouvelle. Ils attendaient une maîtrise de l’homme sur la matière, et ils ont eu Hiroshima. Ils attendaient la disparition des microbes et des parasites, et ils ont vu arriver le Sida. Il est, à vrai dire, impossible de n’être pas déçu. Cette déception est alimentée, aggravée, par les scientifiques eux-mêmes, qui, en grands enfants qu’ils sont (parfois intéressés…), rendent publiques des informations porteuses d’espoirs démesurés, en réalité incertains. Ces démarches discutables risquent d’alimenter les frustrations plutôt que les espoirs. Dans ce domaine de la vulgarisation scientifique, l’annonce d’un progrès médical ne devrait avoir lieu que si l’on est certain de sa réalité et de sa date d’application. Par contre, si nous avions à faire à des informations incertaines, ou prématurées, voire intéressées, il s’agirait alors d’une manifestation parmi d’autres des pressions exercées sur les citoyens par ceux qui sont chargés de les soigner.

Autant la question d’un « devoir d’intervenir » en cas de danger, dans la vie des particuliers, peut être posée assez clairement, autant celle d’un « droit d’intervenir » dans le domaine de la santé paraît difficile à cerner.

Intervenir pour soigner : un devoir

Il est probable que les hommes primitifs n’ont pas tardé à demander à « l’homme- médecine », ou autre sorcier, de les aider à s’occuper de leur santé. Cette démarche attribuait à quelques-uns une sorte de pouvoir, mais aussi le devoir de soigner ceux qui n’avaient pas ce pouvoir. C’est toujours vrai, à ceci près que le pouvoir en question est maintenant décrété (en général…) par la Faculté. Il n’y a guère de contestation sur ce point : soigner quelqu’un, c’est bien intervenir dans sa vie privée, mais c’est le faire avec un large consensus, avec l’accord de la collectivité, du patient et du médecin. La loi impose, à tout le monde, de porter assistance aux personnes en danger. Ceci concerne, entre autres, les personnes dont c’est la fonction de soigner. Ce qui n’est pas toujours clair, c’est la notion de « danger » : évidente au cours d’un OAP ou d’un accident, elle risque d’être moins facilement perçue et/ou mesurée chez un adolescent qui a du mal à communiquer, chez un enfant marginalisé en classe ou chez une personne âgée qui vit seule et ne se plaint de rien. Il y a pourtant un danger potentiel, éventuellement majeur, dans ces trois dernières situations, et donc une possibilité évidente de passer à côté d’une nécessaire « assistance à personne en danger ».

Le devoir d’intervenir dans la vie des personnes va donc de soi en cas d’urgence caractérisée, et c’est vrai pour tout un chacun, soignant ou pas. Par contre, les soignants sont en première ligne chaque fois qu’une personne est « en danger », qu’elle le sache ou non, que ce soit manifeste ou pas, que cela soit facile à évaluer ou pas. De fait, il s’agit tout simplement du rôle professionnel des soignants : déterminer si une situation est normale ou pathologique, informer le patient, proposer une thérapeutique si c’est utile et possible.

C’est la notion de « danger » qui fonde le « devoir » d’intervenir dans la vie des gens. Mais ceci ne veut pas dire que le « droit » d’intervenir dans la vie des personnes pour s’occuper de leur santé soit sans limites. Les pressions que subissent les citoyens, au sujet de leur santé, aussi bien de la part des pouvoirs publics que, de temps en temps des médecins, sont parfois démesurées. Emportés par le désir de soigner, désir par ailleurs légitime, les structures et personnes en charge des soins ne mésusent-elles pas, plus ou moins, de leur droit ?

Intervenir pour soigner : un « droit » ?

Pour plusieurs raisons, les personnes chargées de soigner les autres ont plutôt tendance à intervenir dans la vie des gens :

  • le pouvoir politique, qui estime (à juste titre) de son devoir de promouvoir la santé publique, tout en utilisant occasionnellement ce levier pour asseoir son autorité sur la population ;
  • le médecin, qui a ce même désir d’intervention, justifié par le fait qu’il est bien légitime de combattre la maladie ou de l’empêcher d’apparaître, sans toujours mesurer la part d’une recherche personnelle inconsciente de pouvoir.

À elle seule, la notion de « prévention » peut occasionner des interventions sans limites connues dans la vie des personnes.

Intervention des pouvoirs publics

L’action de soigner, curative et/ou préventive, est l’objet d’une réflexion éthique permanente. Parmi les questions que pose l’exercice du soin, le « droit d’intervenir » dans la vie des gens est une question éthique importante et cependant rarement formulée. En effet, il semble aller de soi que l’on doit « tout faire » pour soigner et/ou pour empêcher de devenir malade. Les seules limites habituellement reconnues sont les contraintes financières. Or, dans ce domaine, tout est souvent plus ambigu qu’il n’y paraît. Par exemple, les pouvoirs publics, à juste titre, prônent l’arrêt de l’usage du tabac, mais en même temps, les taxes sur le tabac rapportent à l’État des sommes importantes… dont on peut espérer qu’une partie va servir à soigner les maladies pulmonaires.

Dans un registre différent, la loi intervient de plusieurs façons pour protéger la santé des citoyens. Les vaccins, les contrôles des modes de conduite automobile, etc., sont des interventions qui semblent légitimes et qui, souvent, le sont. Mais est-ce si simple ? Le vaccin antitétanique par exemple : quand on a soigné une fois un tétanos, on vaccine (et revaccine) tout le monde, à commencer par soi-même. Il s’agit d’une démarche rationnelle, évidente (dans la mesure où l’information a été donnée) que tout adulte normal devrait effectuer automatiquement, en faisant vacciner ses enfants et lui-même. Il se trouve que la loi impose, pour l’instant, cette vaccination sous peine de sanctions, alors qu’il s’agit d’un risque individuel concernant une maladie non contagieuse. Dans le même ordre d’idées, il est devenu obligatoire d’attacher sa ceinture en voiture. De même que pour le tétanos, le risque est individuel, du moins si le conducteur est seul. Il est clair qu’il vaut mieux s’attacher en voiture. L’État, comme pour le tétanos, estime de son devoir d’imposer au citoyen une démarche qui devrait aller de soi, estimant que l’adulte moyen n’est sans doute pas assez responsable. Ce qui est possible…

Ce « droit d’intervenir » dans la vie des citoyens, même s’il paraît justifié, pose malgré tout un problème de type éducatif : jusqu’à quand va-t-on tenir le citoyen par la main, le faire traverser dans les clous, lui dicter sa conduite ? À quand une loi pour interdire toute activité qui présente un danger théorique ? Les pouvoirs politiques, de toutes natures, ont tendance à considérer les citoyens comme des enfants mineurs qu’il faut assister, guider, cajoler. De façon à ce qu’ils restent enfants le plus longtemps possible ? Est-ce une bonne façon d’exercer le rôle éducatif de l’État ? Les parents savent d’expérience que leurs enfants auront une chance de s’autonomiser le jour où on leur permettra de ne plus être des enfants.

Dans la liste des interventions multiples de l’État dans la « vie sanitaire » des personnes, les lois dites de « bioéthique » ont une importance de plus en plus grande. Il est probable que les réflexions législatives vont prendre de l’ampleur, et en même temps rester toujours en retard d’une guerre. Les chercheurs, biologistes et médecins, vont continuer à travailler sur la procréation, la vie et la mort. Il est difficile et d’ailleurs discutable de les en empêcher. Tout au plus va-t-on essayer de canaliser leur fougue dans des limites acceptables par la collectivité. Mais cela se fera le plus souvent après coup. La perception de ces limites et un consensus à ce sujet risquent fort d’être variables avec le temps, comme chaque fois qu’il est question de vie ou de mort. Il serait, par exemple envisageable de traduire devant un tribunal le médecin qui a permis une grossesse à une dame de 67 ans. Mais il est évident qu’il amènera, à la barre des témoins, les dames qui n’ont pas pu avoir d’enfant et qui se diront prêtes à braver la loi et surtout les dangers médico-psychologiques prévisibles. Rien de ce qui concerne la bioéthique n’est simple…

Devoirs et droits d’intervention dans la santé des personnes coexistent bien, sans que l’on sache toujours précisément où ils commencent et, surtout, où ils finissent. Les pouvoirs publics estiment qu’il est de leur devoir d’obliger les personnes, au besoin par la loi, à prendre soin de leur santé, sans toujours développer suffisamment le volet éducatif.

Il peut arriver que ces intrusions dans la vie des gens, en théorie « pour leur bien », commencent à ressembler à une ingérence discutable dans une sphère privée. Par exemple, autant il est cohérent qu’un médecin certifie que tel pilote d’avion a l’air en bonne santé, autant il est discutable d’exiger la même démarche pour un enfant de huit ans qui fait du tennis de table sans compétition. En fait, il est facile de trouver de « bonnes raisons » de rappeler au public, à temps et à contre temps, qu’il doit s’occuper de sa santé de cette façon-ci et pas de cette façon-là. Les interventions en santé publique peuvent sans doute avoir une action indirecte sur la façon dont chacun, individuellement, mène sa vie et assure ses choix. Les modalités de ces interventions ne peuvent être adaptées de façon précise à telle ou telle situation, chacun menant sa vie avec ses propres paramètres. Par contre, au cours d’une relation malade-médecin au long cours, il est possible que les circonstances soient plus favorables à des interventions plus individualisées et peut-être plus efficaces.

Intervention du médecin

Le médecin, seul en face de son patient, a-t-il lui aussi tendance, comme les pouvoirs publics, à intervenir dans la vie de son patient ? La question est plutôt : intervient-il de façon pertinente, c’est-à-dire suffisamment, mais pas trop ? Et tient-il compte de l’avis du patient, renonçant à « ordonner », pour négocier plutôt une forme de contrat ? Toute la formation médicale incite à l’intervention et légitime cette tendance à intervenir. Les arguments invoqués sont nombreux, certains étant tout à fait pertinents, d’autres, moins. En particulier, les médecins ont une connaissance pratique de la maladie que peu de patients ont. Un patient obèse, hypertendu, grand fumeur, avec un fond d’œil altéré et un diabète peut ne pas se sentir en danger, et donc ne pas se soigner, c’est-à-dire, en premier lieu, ne pas changer ses habitudes de vie. Or, son médecin a toutes les chances d’avoir déjà eu à soigner des accidents vasculaires cérébraux et des atteintes coronaires graves, expérience que n’a pas toujours le patient. Cette connaissance des dangers, même si le risque individuel est difficile à mesurer, légitime l’intervention du médecin. Il se doit d’avertir, et de proposer des attitudes thérapeutiques éventuelles, le problème étant dans le choix du moment et de la façon de le faire.

Dans la pratique quotidienne, bien que les situations soient en réalité d’une variété infinie, il est possible de les regrouper en deux chapitres principaux :

  • dans l’un, la clinique et les éventuels examens paracliniques vont aboutir, plus ou moins facilement, au diagnostic d’une affection bien répertoriée. Il s’agira d’une affection soit bénigne, soit grave, soit à surveiller, mais on saura où l’on se trouve ;
  • dans l’autre chapitre, les choses sont moins claires : la clinique, le contexte, l’évolution des symptômes risquent de laisser le médecin perplexe. Ces situations, pourtant fréquentes, reçoivent des appellations diverses, reflets de nos incertitudes : pathologies « fonctionnelles », pathologies « psychosomatiques », « hystérie », « hypocondrie »... Assez souvent, l’impression dominante est que les troubles présentés, éventuellement préoccupants, sont peut-être en relation avec des difficultés psychologiques et/ou existentielles. Habituellement, il est difficile, mais pas toujours impossible, de progresser vers une meilleure compréhension de toutes ces sortes de pathologies. Dans le pire des cas, le médecin conserve un doute sur l’existence d’une maladie, éventuellement grave, qui resterait masquée jusque-là. De toute façon, il devra, parfois pendant de nombreuses années, rester attentif à toute modification préoccupante de la symptomatologie. Dans tous les cas, il risque de se sentir souvent en échec, position désagréable s’il en est…

Excepté dans certains cas (rares) d’urgence où le médecin décide seul, toutes les consultations peuvent se conclure par une sorte de « contrat », tacite ou non : dans une relation médicale au long cours, fréquente en médecine générale, chacun sait ce qu’il peut attendre de l’autre, et chacun sait ce qu’il peut demander à l’autre. Se mettre d’accord sur des objectifs et sur des moyens est aussi une façon de légitimer l’intervention du médecin dans la vie de son patient.

Intervenir dans la vie d’un individu, pour s’occuper de sa santé, peut commencer avant sa naissance et continuer sa vie durant, surtout si l’on exerce un métier comme la médecine générale. Une question difficile est de savoir si les professionnels de la santé ont la capacité d’influer sur le peu de liberté dont disposent les individus, par exemple pour aider à effectuer un certain nombre de choix, et donc pour élargir, même modérément, cette liberté.

Les voies étroites de la liberté

Chacun naît avec des éléments préprogrammés, difficiles à modifier mais pas forcément immuables, et des éléments acquis variables à l’extrême avec chaque situation. Ces derniers commencent avant même la fécondation, dans l’idée que les géniteurs ont du futur enfant, selon qu’ils l’ont voulu ou pas, accepté comme il est ou voulu d’un modèle précis. Dans ce dernier cas, le risque de désillusion est bien présent… Avant même la naissance, les éléments de l’environnement sont importants : accoucher dans une favela ou dans une clinique de Neuilly n’est pas équivalent, ce qui ne garantit pas une vie automatiquement plus réussie pour le citoyen de Neuilly… On peut seulement dire que ce dernier a plus de chances de son côté. Encore faudra-t-il qu’il en profite.

Nous commençons notre vie dans un couloir de liberté plutôt étroit, et avec des capacités individuelles, génétiques et environnementales, variables pour aménager ce couloir. Nous allons nous heurter à toutes sortes d’événements plus ou moins perturbants, dont certains auront éventuellement des conséquences lourdes. La liste en est variable pour chacun, et les conséquences dépendent des capacités d’adaptation individuelles. Pour n’en citer que quelques-uns : mésententes familiales dans l’enfance, maladie grave d’un enfant, accident, divorce, etc. [1]. Un certain nombre d’entre nous vont résister assez bien à ces épreuves et vivre une vie en apparence équilibrée voire heureuse. Certains vont développer des maladies qui ressembleront à des maladies « du corps ». D’autres vont souffrir de troubles névrotiques ou psychotiques, qui ressembleront à des maladies « de l’esprit ». Les façons de vivre de certaines personnes pourront également se traduire par des comportements variés, plus ou moins mal adaptés : troubles du comportement alimentaire, perversions, addictions, conduites d’échecs répétés, voire conduites asociales et délictueuses, etc.

Essayer de comprendre ce qui explique « le choix » d’une voie plutôt que d’une autre, la « décision » de devenir plutôt rhumatisant que névrosé, ou plutôt délinquant que psychotique est une entreprise audacieuse. Il semble bien, à première vue, qu’il n’y ait ni choix ni décision. Une explication qui serait purement environnementale aurait une valeur certaine mais limitée. Une réponse génétique aurait une certaine valeur, mais il se trouve qu’elle est invoquée parfois abusivement. Il y a peu de points d’ancrage pour cette réflexion, sauf le fait que les choses paraissent, en moyenne, se passer mieux si l’on a un patrimoine génétique en bon état, un minimum de confort, et de préférence le sentiment d’avoir été désiré et aimé par ses parents…

Il peut sembler évident que les interventions éventuelles du médecin se limitent à l’aspect « maladie » des situations. Ce n’est pourtant pas le cas. Quand on suit une famille pendant longtemps, parfois plusieurs décennies, il est inévitable de se trouver confronté à des événements perturbants, médicaux ou non. L’avis du médecin risque d’être sollicité dans toutes sortes d’occasions : orientation sociale d’un adolescent, conduites addictives, délinquance, conseils pour une carrière sportive, voire projet de mariage, etc. De même, chaque fois que des accidents de la vie touchent une personne et/ou une famille, si la relation malade-médecin, voire famille-médecin est de bonne qualité, il est possible, mais non certain, que les conséquences néfastes éventuelles en soient atténuées. Dans ce cas (heureux) la personnalité du médecin, sa présence, sa discrétion, voire sa non-intervention, ont probablement plus d’importance que ses connaissances techniques. Bien que ce soit difficile à dire, et encore plus à quantifier, les relations établies entre un patient et son médecin, de même qu’entre une famille et le médecin de la famille, peuvent influencer la trajectoire de vie des personnes, leur capacité à faire face aux événements, en bref l’étendue de leur liberté.

Peut-on décider de ne pas intervenir ?

Devant un tableau clinique clair, (une varicelle, une rupture de grossesse extra-utérine, un accès maniaque…) la question de l’intervention du médecin ne se pose pas vraiment : il ne va pas rester inactif devant des pathologies qui risquent d’évoluer, ni devant des indications thérapeutiques qu’il vaut mieux ne pas différer. En tout état de cause, la formation des médecins les a préparés à ces démarches diagnostiques et thérapeutiques.

Les choses sont moins simples dans les nombreux tableaux cliniques moins caractéristiques. Les pathologies rencontrées sont souvent à l’origine de difficultés et d’incompréhensions mutuelles : la tendance médicale fréquente est en effet de considérer ces maladies comme moins sérieuses, et donc moins intéressantes, alors que les patients, eux, se considèrent comme de « vrais » malades (qu’ils sont) et comprennent mal l’attitude du médecin qu’ils jugent désinvolte. Plutôt que de parler de maladies peu sérieuses ou peu intéressantes, nous devrions parler de malades difficiles à comprendre, voire incompréhensibles. Ne peut-on pas dire que c’est justement leur caractère complexe qui fait tout l’intérêt de ces situations ? Pourtant, il va souvent falloir beaucoup de patience pour conserver une bonne relation avec quelqu’un qui donne l’impression de tenir à ses symptômes au point de ne pas « vouloir » guérir. Il nous arrivera même d’avoir envie que tel patient se décide à dire avec des mots sa difficulté d’être plutôt que d’en passer par des maladies. Ce faisant, nous risquerons de méconnaître le fait que le « choix » de parler ou d’être malade n’est pas un vrai choix. Cependant, notre attitude devra laisser penser à ce patient que sa parole nous intéresse, et ce sans nous désintéresser pour autant de ses symptômes. Il s’agit d’une attitude peu conforme à ce qu’enseignent les facultés de médecine. On apprend plutôt à faire le tri entre les situations médicales potentiellement graves et/ou susceptibles de réagir positivement à un traitement rapide. Cette démarche serait d’ailleurs tout à fait légitime si elle ne s’accompagnait pas, automatiquement, de la mise à l’écart des situations jugées plus floues, estampillées, par exemple, « fonctionnelles ».

C’est dans ces situations cliniques difficiles que se pose la question de l’action ou de l’absence. Nous savons à peu près ce qu’il faut faire devant un diabète ou une polyarthrite rhumatoïde. Nous sommes beaucoup moins bien armés devant une colopathie dite fonctionnelle qui évolue depuis vingt ans ou une insomnie ancienne. Notre formation médicale, notre désir de « bien faire », notre crainte de passer à côté d’une pathologie évolutive nous poussent toujours à agir, toujours de la même façon, avec des prescriptions (des « ordres ») et peu ou pas de place laissée à la parole du malade [2]. Or, si nous comprenons rarement les mécanismes intimes à l’origine de ces pathologies, les seules personnes susceptibles d’en avoir les clés, le plus souvent sans le savoir, sont les patients eux-mêmes. Bien entendu, seuls certains malades auront la capacité de sortir de derrière leurs symptômes, si toutefois on leur en laisse l’opportunité.

Aborder, souvent au long cours, les pathologies estimées floues, mal répertoriées, aussi contrariantes pour le patient que pour le médecin, constitue l’une des missions les plus difficiles, les plus intéressantes, mais aussi, à l’occasion, les plus décourageantes. Ce rôle thérapeutique du médecin nécessite simultanément trois dispositions d’esprit :

  • prendre en compte toutes les manifestations cliniques, sans essayer d’en minimiser la portée, en traitant tous les symptômes gênants, et s’assurant régulièrement que cette « pathologie fonctionnelle », par exemple, le reste bien ;
  • laisser entendre clairement que l’examen clinique et les éventuels examens complémentaires ne montrent pas d’éléments inquiétants, mais n’expliquent pas vraiment l’origine des ennuis. C’est aussi une façon de dire : « J’accepte de ne pas tout savoir », démarche indispensable pour permettre au patient de progresser dans la compréhension de sa propre maladie ;
  • enfin, non pas « faire parler » les patients, mais leur permettre de le faire, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Conclusion

Le fait, pour un médecin, de décider d’intervenir dans la vie de ses patients constitue souvent son devoir élémentaire.

Le fait de décider de ne pas intervenir est aussi une décision : celle de remplacer l’activisme habituel du médecin par une sorte d’observation moins interventionniste, dans le but thérapeutique de laisser du champ libre au patient. Cette décision ne peut pas s’improviser. Elle est le résultat d’une réflexion personnelle, éventuellement longue, qui passe par une remise en cause d’un certain nombre de certitudes médicales. Il s’agit, d’une certaine façon, d’apprendre à décider de ne pas décider.

Pierre Bernachon le disait : « …non agir est souvent la forme la plus humaine, au sens noble du terme, de notre profession, en permettant à tel patient de mesurer ce qu’il devient capable d’assumer et de retrouver ainsi une liberté perdue » [3].

Pour la pratique

  • Devoirs et droits d’intervention dans la santé des personnes coexistent sans que l’on sache toujours précisément où ils commencent et, surtout, où ils finissent.
  • C’est la notion de « danger » qui fonde le « devoir » d’intervenir dans la vie des gens. Mais ceci ne veut pas dire que le « droit » d’intervenir dans la vie des personnes pour s’occuper de leur santé soit sans limites.
  • Si Le fait, pour un médecin, de décider d’intervenir dans la vie de ses patients constitue souvent son devoir élémentaire celui de décider de ne pas intervenir est aussi une décision : celle de remplacer l’activisme habituel du médecin par une sorte d’observation moins interventionniste, dans le but thérapeutique de laisser du champ libre au patient.

Liens d’intérêts

l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.

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