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What is civic expertise in environmental health? Queries about the Ambassad’Air experiment in Rennes Volume 17, issue 5, September-October 2018

Figures


  • Figure 1

Tables

Ambassad’Air désigne une opération développée par la ville de Rennes et la Maison de la consommation et de l’environnement depuis l’automne 2016. Elle mobilise des habitants volontaires qui, grâce à des capteurs, mesurent la qualité de l’air auquel ils sont exposés dans leur habitat ou au cours de leurs déplacements en ville. Selon ses concepteurs, cette opération a pour objectif de faire participer les habitants à la prise en charge de la question de la qualité de l’air au plan local. Dans le discours public, les volontaires sont appelés à exercer une expertise citoyenne, c’est-à-dire agir en tant que personnes à qui est reconnue une certaine compétence fondée sur leur expérience et les savoirs techniques qu’elles ont acquis, pour contribuer à une politique publique locale relative à la qualité de l’air et à la lutte contre les pollutions atmosphériques [1]. La notion d’expertise citoyenne heurte la distinction établie entre l’expert doté de connaissances scientifiques et techniques et le profane qui bénéficie d’une expérience. Dans ce cas, elle peut introduire un brouillage entre l’évaluation de la qualité de l’air comme le résultat de travaux métrologiques répondant à des normes reconnues, et l’exposition individuelle à des pollutions que les habitants volontaires mesurent en fonction de leurs déplacements dans la ville. Mais aborder la question de la contribution d’Ambassad’Air selon les canons de la métrologie ne permet pas de rendre compte de la contribution de ces experts citoyens à une politique locale relative aux pollutions atmosphériques. En adoptant un regard sociologique, c’est cette contribution à une politique locale qui retient l’attention. Cette opération, toujours en cours d’élaboration, est trop récente pour qu’il soit possible d’en mesurer les effets sur les représentations et les pratiques relatives à la pollution atmosphérique, pour autant que ces effets puissent être mesurés de façon spécifique. C’est pourquoi le point de vue concernera la façon dont cette place des volontaires a été conçue. La mise en œuvre d’Ambassad’Air s’est en effet accompagnée d’une médiatisation importante par des publications ainsi que des émissions radiophoniques qui sont appelées à participer au développement d’une conscience locale de la pollution atmosphérique1. Ces productions discursives convergent les unes avec les autres pour arriver à un degré de saturation et de convergence du matériau recueilli à partir duquel l’analyse devient possible. L’objectif de l’article est de présenter l’intervention telle qu’elle émerge de ces publications et de caractériser les dynamiques sociales attendues que recouvre la notion d’expertise citoyenne.

Une mobilisation sociale pour la qualité de l’air

Avec ses partenaires associatifs, la ville de Rennes s’est donnée pour objectif de « sensibiliser les habitants sur les enjeux de qualité de l’air et faire évoluer les comportements. [Ambassad’Air] consiste pour les habitants à devenir eux-mêmes parties prenantes de la mesure de la qualité environnementale de leur ville ». L’opération est présentée comme l’une des réponses au contentieux avec la Commission européenne pour non-respect des valeurs limites applicables aux PM10 (particules en suspension dans l’air dont le diamètre est inférieur à 10 μ). Au-delà de ce contentieux, dont la ville est sortie en 2015, l’action s’inscrit dans le cadre du Contrat local de santé2 et dans le Plan de protection de l’atmosphère de l’agglomération. Elle vise à décloisonner les questions de santé environnementale prises en charge par différents acteurs locaux dans des situations diversifiées (sont cités les acteurs de la santé, ceux des quartiers, des espaces verts, de la mobilité, de l’éducation, des personnes âgées) et à impliquer les habitants, au-delà des spécialistes des questions de qualité de l’air. C’est en ce sens qu’est évoqué le développement d’une « expertise citoyenne de Rennais sur la qualité de l’air » qui participe au « projet de la ville d’une démocratie locale vivante ».

Ambassad’Air est présenté par ses concepteurs comme « un projet réellement innovant à la fois technologiquement et surtout socialement ». Il prend appui sur des expériences développées dans quelques villes dont le projet Smart Citizen, développé par le Fab Lab de Barcelone, qui propose des technologies open source de mesures de la pollution atmosphérique dans la perspective de la participation politique des citoyens au plan local3, et le projet Mobicitair de mesure de la qualité de l’air à Grenoble4 qui propose un kit de mesure des PM2,5.

Le projet sollicite des volontaires résidant à Rennes en vue de « leur donner les moyens de comprendre, de partager, et surtout d’être force de proposition face à une question qui nous concerne tous : la pollution de l’air ». Ces habitants sont équipés de capteurs qui leur permettent de mesurer et d’enregistrer en temps réel des données sur la qualité de l’air extérieur à leur domicile ou lors de leurs déplacements. Selon les concepteurs du projet, ces mesures sont appelées à « enrichir et compléter les mesures effectuées par Air Breizh, association agréée par l’État pour la surveillance de la qualité de l’air ».

Des volontaires sont sollicités dans deux quartiers de Rennes, l’un au nord-ouest et l’autre au sud-est, pour la première phase d’expérimentation (2016-2017), puis également dans un troisième quartier au sud pour la seconde phase (2017-2018). Au cours de cette seconde phase, le projet est également ouvert à des établissements scolaires et des équipements de quartier ou des associations. Ces volontaires sont formés et accompagnés par des spécialistes de la mesure de la qualité de l’air. « Ces temps d’échanges et d’animation permettent à chacun de développer son expertise et sa compréhension des impacts des activités humaines sur la qualité de l’air et des changements de pratiques au quotidien ». La technologie mobilisée est appelée à « rendre intelligibles des données environnementales » et par l’open data à les rendre accessibles.

Les documents de communication insistent sur le rôle de médiation des volontaires dans la mise en œuvre d’une politique locale de la qualité de l’air. Ils sont appelés à « se tenir informés régulièrement de la qualité de l’air, [à] en parler autour de soi, [à] mettre en œuvre des bonnes pratiques ». L’un des outils d’évaluation de cette activité de médiation est constitué par un carnet de contact, mis en place pour la campagne 2017-2018, dans lequel chaque volontaire est appelé à identifier son action au travers d’une fiche (tableau 1).

Cette fiche recueille des informations sur la pratique de la mesure par le volontaire en fonction de ses lieux de vie ou de déplacement. Cependant, les catégories ne permettent pas d’obtenir des données précises et fiables qui pourraient être utilisées dans un dispositif d’observation. Cela conduit à regarder le carnet comme un outil réflexif participant à la formation de sa conscience dans le domaine de la qualité de l’air. Il en est ainsi de la question relative à « l’idée à valider par la mesure », ce qui le conduit à expliciter sa perception immédiate et à le relier à une mesure. La question « vous en tirez une conclusion ? » ouvre sur son interprétation de la mesure, laquelle peut être complétée par des commentaires. Cette fiche technique est ainsi un questionnaire dans lequel le volontaire rassemble ses connaissances pour produire un énoncé sur la pollution de l’air qui peut le conduire à dissocier les odeurs de la densité de particules fines. Cette fiche le guide ainsi dans l’acquisition d’une connaissance technique au fondement de son expertise particulière.

La seconde partie du carnet a pour objet la diffusion sociale de l’action du volontaire et comprend de la même façon une fiche à renseigner (tableau 2).

Les contenus de cette fiche, qui ont évolué entre les deux saisons, rappellent au volontaire son engagement à discuter des questions relatives à la qualité de l’air. Les questions l’orientent vers un repérage élémentaire de la diffusion sociale des préoccupations relatives à la qualité de l’air, à la fois quantitative (nombre de personnes) et qualitative (type de personne, contenu de l’échange). La fiche est peu utile au sociologue car elle manque de données permettant une analyse de réseau. Son apport est d’orienter le volontaire vers un rôle de médiateur, de l’action entreprise par la ville vers les habitants et des préoccupations éventuelles de ces habitants vers les acteurs de la politique de la ville.

Le document de présentation d’Ambassad’Air pour la saison 2 (« Mieux respirer, c’est dans l’air ») comprend deux textes qui expliquent ce que l’action représente pour des volontaires identifiés par leur prénom et leur quartier de résidence. Que ces volontaires soient réels ou fictifs importe peu ; dans le contexte d’une communication municipale, ces textes sont intéressants en tant que mise en récit des engagements dans le dispositif auxquels les lecteurs peuvent s’identifier. Le premier texte (Stéphanie, quartier de Villejean, nord-ouest de Rennes) part de l’intérêt de la volontaire pour une démarche participative qui lui permet de s’impliquer dans la vie du quartier « d’autant que [elle est] sensibilisée aux questions liées à la protection de l’environnement ». Il insiste également sur son attrait pour le côté technique de la mesure. Enfin, il présente la double valeur qu’elle accorde à cette expérimentation : une connaissance sur les polluants atmosphériques et des échanges avec d’autres volontaires.

Le second texte (Chantal, quartier du Blosne, sud-est de Rennes) présente également une femme, travaillant dans le domaine de la santé, nouvellement arrivée avec sa famille dans un quartier à proximité des zones à forte densité de trafic routier. Cette volontaire met en avant l’intérêt des mesures pour comprendre la pollution et ses déterminants et pour avoir accès aux sources d’informations afin d’organiser les activités de plein air de sa famille en fonction de l’état de la pollution atmosphérique. Elle voit l’action comme une façon de sensibiliser les habitants au quotidien dans une perspective de changement de comportement ou, au moins, d’interrogation sur l’impact de leurs déplacements sur la pollution de l’air.

Au-delà de l’illustration des motifs de l’engagement, les deux textes permettent de caractériser les cibles attendues de l’action : d’une part, des personnes préoccupées par les questions environnementales et de cadre de vie qui sont au cœur de réseaux associatifs de quartier et qui mobilisent leur capacité d’agir pour la cause de la qualité de l’air, d’autre part, des personnels de santé qui peuvent être des relais d’une action à partir de leur formation et de leurs préoccupations d’éducation pour la santé individuelle et collective.

Ambassad’Air et le dispositif agréé de surveillance de la qualité de l’air

Ambassad’Air est une expérimentation qui s’inscrit dans un temps limité : en 2017, les mesures ont été effectuées pendant 60 jours entre février et mars. Parmi ces mesures, 51 % ont été réalisés à domicile et 49 % lors de déplacements à pied ou à vélo. Les données ont été restituées avant l’été. En 2018, les mesures à domicile, à pied et à vélo sont effectuées successivement pendant une semaine puis deux semaines entre février et avril ; une action ponctuelle de mesure est également effectuée dans un collège du centre ville dans le cadre d’un projet pédagogique5.

Cette opération se différencie radicalement de l’activité d’Air Breizh, l’association agréée qui assure une surveillance continue de la qualité de l’air dans la métropole rennaise à partir de quatre stations fixes, puisqu’elle concerne l’exposition d’individus à des particules fines. Indépendamment des caractéristiques techniques des appareils de mesure personnels et de la nature des informations recueillies, les mesures effectuées n’ont pas la régularité du dispositif de surveillance, ni la pertinence et la représentativité des stations de mesure car les lieux et les conditions de recueil de données varient selon les volontaires, leurs lieux d’habitation et leurs déplacements quotidiens. Par ailleurs, les mesures s’étalent sur une période limitée de temps, en hiver et au début du printemps, correspondant à un état ordinairement dégradé de la qualité de l’air ; elles n’ont donc pas la continuité temporelle des observations de longue durée qui permettent de mettre les données longitudinales en contexte. Ces limites de la collecte de données apparaissent prises en compte dans les projets d’évolution d’Ambassad’Air puisque, dans la présentation de la saison 2, la question de la production de données exploitables grâce à une méthode commune entre les volontaires et les porteurs du projet est abordée, tout comme la mise en place de mesures fixes en vue de faciliter la comparaison entre les données recueillies par les volontaires grâce aux méthodologies des systèmes d’information géographique.

Les limites dans le recueil et le traitement des données permettent d’expliquer que les différentes parties prenantes situent l’opération non comme un prolongement ou un apport aux dispositifs existants de surveillance de la qualité de l’air, mais comme une activité alliant des préoccupations pour la qualité perçue de l’air, un intérêt pour des dispositifs techniques de mesures disponibles à l’échelle individuelle et des modalités d’animation sociale pour promouvoir une conscience de la qualité de l’environnement. Ainsi, parmi les actions envisagées dans le document de présentation de la saison 2 pour « réduire la pollution de l’air », la première action est « être acteur de la qualité de l’air et de sa santé », ce qui passe par le fait de « se tenir informé régulièrement de la qualité de l’air, en parler autour de soi, mettre en œuvre des bonnes pratiques ». Développer la conscience de la pollution est un objectif central susceptible de permettre l’adoption de bonnes pratiques et le changement des comportements. Les volontaires sont ainsi considérés comme des intermédiaires de l’action publique locale pour la conquête d’une conscience de la qualité de l’air.

Ambassad’Air est pensé comme un dispositif de médiation entre les perceptions ordinaires de la qualité de l’air et de la pollution et les mesures qui sont réalisées par les dispositifs dédiés. Ce dispositif est appelé à tisser des liens entre les deux registres distincts, celui du vécu olfactif des habitants et celui de la mesure de la qualité de l’air. L’écart entre les deux registres est en effet au cœur des préoccupations des porteurs du projet. Ainsi, lors de l’émission de radio du 11 janvier 2018 sur C-Lab, l’animateur du dispositif indique : « Il suffit d’envoyer son mail à Air Breizh pour avoir l’information [sur l’état de la qualité de l’air]. Mais cela personne ne le sait » ou encore « On entend parler des pics de pollution, mais les particules fines tous les jours ce sont celles-là qui détruisent la santé ». Le responsable de la Maison de la consommation et de l’environnement souligne de son côté la grande méconnaissance des habitants quant à la pollution de l’air, la prégnance d’idées préconçues (associant la pollution de l’air aux odeurs), ce qui le conduit à insister sur la nécessité d’agir sur la perception ordinaire de la qualité de l’air par la mesure que les volontaires peuvent faire, pour mieux apprécier les polluants et les situations de pollution auxquels ils peuvent être exposés. Du fait de leur position d’interface dans des réseaux sociaux ou professionnels, les volontaires sont ainsi conduits à pallier cette absence et à diffuser une appréhension réputée plus réaliste de la qualité de l’air et de ses altérations. « Que les volontaires s’approprient le sujet pour pouvoir en parler autour d’eux, pas forcément en tant qu’experts, mais en sachant ce dont on parle, pour diffuser à la famille, aux amis, aux collègues de travail ». Cette dissémination de connaissances est appelée à pouvoir répondre aux interrogations grandissantes sur la qualité de l’air extérieur. À court terme, elle doit permettre aux personnes d’avoir des conduites informées au moment des pics de pollution. À long terme, elle vise à développer une conscience de la qualité de l’air en vue de favoriser des comportements vertueux (figure 1).

Ambassad’Air, la médiation et l’expertise

Ambassad’Air occupe une place singulière dans la politique de conquête de la qualité de l’air urbain à Rennes. Au regard des sources de pollution (transport, chauffage, agriculture), son domaine d’intervention est minime, les volontaires ont une capacité d’action directe réduite. En termes de mesure de la qualité de l’air, leur contribution se restreint à la collecte de données sur les expositions individuelles. En revanche, ils sont investis d’une place centrale comme médiateurs dans le développement d’une conscience sociale de la pollution et de la qualité de l’air urbain par les habitants. C’est cette place dans la mise en œuvre d’une politique locale qui retient l’attention du sociologue.

Dans le champ des politiques urbaines, la qualité de l’air urbain peut être définie comme un bien commun, c’est-à-dire « un bien dont nous pensons tous, en cherchant à nous fondre dans un jugement collectif, qu’il devrait être considéré comme un bienfait par tous, et auquel chacun devrait avoir accès » [2]. Les pouvoirs publics locaux sont appelés à avoir une fonction de coordination entre des acteurs aux intérêts divergents en vue de permettre la production collective de ce bien commun. L’opération Ambassad’air peut alors être regardée comme l’une des actions initiées par la municipalité en vue de contribuer à la construction collective de la qualité de l’air, conjointement à d’autres actions engagées auprès des différents acteurs parties prenantes et à la production d’une réglementation. Sa caractéristique principale est d’associer des volontaires à la production de cette qualité de l’air. Contrairement aux opérations dans lesquelles les volontaires ont un rôle d’auxiliaire scientifique6, ils sont ici mobilisés en tant que producteurs de données et porteurs de la cause de la qualité de l’air auprès des habitants.

Le rôle de médiation attribué aux volontaires en fait-il des experts de la qualité de l’air extérieur, c’est-à-dire des personnes qui ont une connaissance en vertu de laquelle elles peuvent prendre part à des décisions publiques ? Air Breizh, l’association agréée, récuse leur contribution à la mesure de la qualité de l’air telle qu’elle la définit, ce qui participe à la définition de son activité, mais aussi comme dans toute profession [3], à la défense de son mandat et de sa légitimité d’expert de la qualité de l’air. Pourtant les volontaires sont placés dans une situation d’expertise citoyenne, dans leur capacité à identifier des situations localisées qui posent problème dans leurs lieux de vie et dans leurs déplacements urbains.

Pour aborder l’opération Ambassad’Air sous l’angle de l’expertise, on prendra appui sur les apports de Collins et Evans qui distinguent les différents types d’expertise et leur contribution à la décision publique en fonction de la nature des savoirs qu’ils mobilisent [4]. Leur approche est intéressante dans un contexte où fleurissent des revendications de reconnaissance d’expertises ancrées dans l’expérience, de l’épidémiologie populaire [5] à des formes de collaboration [6] ou de participation à la recherche [7]. Au lieu de se poser la question de savoir quels experts peuvent participer à la prise de décision publique en fonction de leur légitimité institutionnelle, cette approche les conduit à se demander jusqu’où la participation du public au processus de décision peut s’étendre. Ils y répondent en construisant un tableau de l’expertise et de l’expérience (TEE) qui présente les fondements cognitifs des différents types de connaissances et d’expertise [8]. Un de leurs apports majeurs pour le sociologue réside dans l’idée que toute expertise est acquise par la socialisation, c’est-à-dire par la participation à la vie d’une communauté. Ainsi l’expertise scientifique spécialisée est acquise par la participation à la vie d’une communauté scientifique spécialisée. Cette socialisation permet d’acquérir une connaissance tacite, qui peut être définie comme un ensemble de savoir-faire qui ne peuvent pas être exprimés dans le langage scientifique d’une discipline mais qui participent à la compétence de l’expert, comme la capacité à discriminer des procédures et à en évaluer la robustesse [9]. Le critère de la socialisation conduit à identifier différentes expertises qui ne sont pas le fait de professionnels de la science – celles qui proviennent d’une connaissance documentaire, celles qui résultent d’une interaction prolongée avec des scientifiques ou d’une contribution à la connaissance dans un domaine spécialisé – et qui peuvent participer à la prise de décision sur un registre informé autre que celui de l’usager ou de l’habitant ordinaire.

Si les volontaires engagent des interactions avec des scientifiques, l’opération Ambassad’Air peut alors être regardée comme une socialisation à l’activité d’expertise sur la qualité de l’air et non simplement comme un travail de promotion d’une conscience sociale de la qualité de l’air et de ses déterminants. Les volontaires ont ainsi la possibilité d’acquérir la maîtrise d’un langage spécialisé relatif à la qualité de l’air, de distinguer la pollution perçue par les sens et la qualité de l’air comme produit d’une mesure répondant à des normes établies, d’être en capacité d’évaluer les données qu’ils recueillent et de les aborder avec des spécialistes du domaine. Ils peuvent également transmettre une information spécialisée vers d’autres personnes dotées d’une expertise documentaire qui résulte de la consultation de la littérature scientifique sur la question, ou vers des personnes qui n’ont pas de connaissances spécialisées des questions qui les préoccupent. C’est au travers de la mise en œuvre des mesures de qualité de l’air et des interactions avec des experts scientifiques dans le cadre des programmes de formation et de suivi de la collecte de données que ces volontaires peuvent développer une habileté particulière qui les qualifie dans un domaine spécialisé. Cette expertise singulière devient citoyenne, en contribuant aux politiques locales par le développement d’une conscience de la qualité de l’air. Elle nécessite que les volontaires bénéficient de capacités interactionnelles qui leur permettent de diffuser dans les réseaux sociaux, auxquels ils ont accès, les savoirs qu’ils ont pu développer dans l’expérience de la collecte et la socialisation auprès des experts scientifiques.

Conclusion

Les différentes dimensions interactionnelles de l’expertise doivent être prises en compte pour qualifier la notion d’expertise citoyenne promue par l’opération Ambassad’Air. Elles peuvent être abordées par l’observation et l’analyse de l’acquisition par les volontaires de savoirs tacites soutenant les connaissances spécialisées relatives à la qualité de l’air et à sa mesure. Conjointement, le regard doit aussi se porter sur la socialisation des volontaires comme médiateurs d’une cause qui leur donne une aisance langagière à aborder les questions de qualité de l’air. À ce stade de développement d’une opération qui est récente et qui n’est pas encore stabilisée (les procédures connaissent des changements, le travail de valorisation des données se construit progressivement), il est prématuré de tirer des conclusions sur le développement d’une expertise citoyenne. Tout au plus peut-on observer la mobilisation d’acteurs associatifs déjà engagés dans d’autres causes relatives au cadre de vie, ce qui renvoie à la dimension citoyenne. Dans ce registre, l’analyse des carnets de bord peut s’avérer intéressante pour rendre compte des logiques sociales engagées dans l’opération. Quant à l’acquisition d’une aisance dans le domaine scientifique, elle devrait pouvoir être observée dans les relations que ces volontaires nouent avec les experts et les scientifiques et dans les apprentissages qu’ils font. Cela suppose que ces derniers les voient non comme des concurrents, mais comme des relais ou des collaborateurs dotés d’une compétence issue de leur expérience citoyenne et susceptible d’enrichir le travail d’observation et de mesure au bénéfice des habitants. Ce travail d’analyse de l’expertise citoyenne comme pratique est à réaliser. Sous cet angle et si l’opération est pérenne, Ambassad’Air peut constituer un cas intéressant dans le champ de la santé environnementale pour dépasser les situations d’antagonisme entre l’expertise et l’expérience caractérisant le traitement des problèmes environnementaux en donnant à l’expertise citoyenne une place dans le processus d’analyse et de décision relatif à un bien commun.

Remerciements et autres mentions

Financement : aucun ; liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.


1 Les sources utilisées sont les suivantes. Documentation audio et vidéo : 15 mars 2017, France 3 régions ; 11 janvier 2018, « La qualité de l’air », émission Radioactive sur C-Lab (la pollution de l’air à Rennes) ; 11 janvier 2018, France Bleu Armorique (la qualité de l’air à Rennes) ; 15 janvier 2018, reportage vidéo de France 3 Bretagne. Documentation écrite : publication de la ville de Rennes – Maison de la consommation et de l’environnement, « Mieux respirer, c’est dans l’air ! Ambassad’Air. Saison 2 2017/2018 » (novembre 2017, 20 pages), Dossier : les citoyens ne manquent pas d’air, dans Sans transition janvier-février 2018.

2 Rennes fait partie du réseau français des villes-santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dont la présidence est assurée par la maire-adjointe déléguée à la Santé, initiatrice du projet Ambassad’Air. http://metropole.rennes.fr/actualites/education-vie-sociale-sante/sante/citoyens-a-vos-capteurs/

6 Par exemple, les volontaires pour l’observatoire citoyen d’environnement (VOCE) dans l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions à Fos-sur-Mer (http://www.institut-ecocitoyen.fr/).

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