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The nature-culture divide and its lasting consequences on addressing public health issues Volume 17, issue 6, November-December 2018

Le grand partage, classiquement associé à la modernité, se réfère à cette « opération » de création de deux domaines d’explications des phénomènes observés, étanches l’un à l’autre. D’un côté la nature, réservée aux êtres non-humains et aux choses, de l’autre la culture, domaine réservé aux humains et leurs affaires. Ceci implique le retrait des humains, désormais extérieurs à la nature, sur laquelle ils peuvent exercer leur domination. Bruno Latour [1], dans son essai Nous n’avons Jamais été Modernes, dénonce cette séparation, qu’il qualifie d’inachevée, ne serait-ce que par l’incapacité de telles approches séparées à rendre compte des nombreux objets hybrides qui peuplent notre monde. Cependant, je suivrai Philippe Descola [2] qui, dans son ouvrage Par-Delà Nature et Culture, analyse le long processus qui démarre dans l’Antiquité1 et qui trouve un aboutissement (provisoire) avec la classification des disciplines d’Heinrich Rickert (la plus aboutie pour son époque) en 1899. On y trouve pour la première fois le terme sciences de la culture, se substituant à l’ancienne appellation de sciences de l’esprit, et qui désormais comprenait la sociologie, définie pour la première fois par Emile Durkheim2 quelques années plus tôt.

Nous devons aux travaux de l’anthropologie, explorés encore par Philippe Descola [2], la découverte qu’aucune culture autre que la culture occidentale n’a eu recours à une telle séparation, entre humains et non-humains, entre nature et culture, ou encore entre nature sauvage et société. Ceci ne se limite pas aux peuples dits premiers, aux sociétés souvent considérées comme primitives, mais s’étend à la Chine, au Japon ou à l’Inde, soulignant le caractère « exotique » de la pensée occidentale européenne.

Mon intention ici n’est pas de produire un exposé savant concernant la séparation entre nature et culture, en examinant, par exemple, la lente évolution des pensées et leurs conséquences à travers les âges. Je me permettrai de mentionner quelques éléments pour planter le décor, mais mon but est d’examiner les lointaines influences et les impasses générées par la séparation des registres sur les pratiques actuelles en santé publique.

Partons d’Aristote, chez qui on peut reconnaître la première tentative de systématisation de cet objet d’enquête émergent, la nature (« Physis » en grec), prolongeant les tentatives d’autres philosophes (autant que des disciples d’Hippocrate) de mettre « en place l’idée que le cosmos est explicable, qu’il est organisé selon des lois à découvrir, qu’en lui l’arbitraire divin n’a plus sa place ni les superstitions des temps anciens ». Cependant, « c’est au christianisme que l’on doit le second bouleversement, avec sa double idée de transcendance de l’homme et d’un univers tiré du néant par la volonté divine », pour que « de cette origine surnaturelle, l’homme tire le droit et la mission d’administrer la terre » [2]. Un long processus, impliquant différents fils3 et loin de se présenter comme une ligne droite sera désormais à l’œuvre. Ainsi, Philippe Descola examine son inscription dans l’évolution des représentations picturales, du XV au XVIIe siècle, en proposant la découverte des lois de la perspective linéaire, par Alberti vers le milieu du XVe siècle, comme moment initiateur4. En effet, l’argument est que l’application des règles de la perspective consacre le point de vue de l’observateur de la scène. Il n’y avait qu’un petit pas en arrière à effectuer pour que l’humain devienne spectateur d’une nature dont il ne faisait plus partie, mais sur laquelle il pouvait agir. Reconnaissons que la complexité de l’évolution emprunte aussi bien d’autres chemins et l’épisode, raconté par Latour [1], concernant la dispute qui opposa en Angleterre Philippe Boyle, physicien et chimiste, à Thomas Hobbes, moraliste, vers la fin du XVIIe siècle, nous permet de constater la place qu’a occupée, dans cette évolution, la science naissante5.

Revenons maintenant à mon objectif initial pour examiner les retombées du grand partage, comme elles se révéleraient au travers des pratiques et du discours de la santé publique, au cours des dernières décennies. Je me tournerais volontiers vers Didier Fassin qui, dans son livre Faire de la Santé Publique[3], aborde le sujet au travers d’exemples marquants. Il évoque le cas charnière dans l’émergence d’une nouvelle pathologie, le saturnisme infantile, intervenu en 1981. Même si le tableau clinique n’était pas classique, le diagnostic a été fait correctement chez le petit garçon africain et l’intoxication au plomb soignée avec succès par des chélateurs, ce qui a fait que le petit patient a été autorisé à rentrer chez lui ! Nous avons ici un exemple classique de naturalisation de la maladie, la source de la pathologie et le traitement faisant partie de la sphère naturelle. Nous pourrions attribuer cette tendance à la révolution pasteurienne et la nouvelle médecine curative, sur le principe un germe – une pathologie, ouvrant à des modalités de traitements spécifiques, assimilés à des magic bullets.

Il est vrai qu’à l’époque des vaccinations massives contre les maladies infectieuses, on tend à négliger que pour naturelles que soient leurs causes (le germe comme aléa ou danger), l’infection est due à des circonstances d’exposition qui appartiennent à la sphère de la culture (le risque est une probabilité et celle-ci dépend de l’exposition), qui n’a de cesse de générer des conditions de vulnérabilité. Rappelons qu’une bonne partie des maladies infectieuses d’aujourd’hui est attribuée à une action culturelle, à savoir la domestication des animaux comme nouvelle source de nourriture6. Le registre archéologique confirme l’émergence de ces pathologies infectieuses, dues au contact rapproché avec des réservoirs à germes7, facilitant le changement d’hôte, l’humain ne disposant d’aucune immunité vis-à-vis de ces germes. De la même façon, une autre évolution culturelle, la construction des villes, fournira un terrain propice aux épidémies8. On peut déjà déceler le caractère problématique d’explications séparées qui ne se rejoignent pas : la nature pour les germes, la culture pour les circonstances d’exposition.

Revenons au petit garçon de 1981. Aucune enquête sociale n’a été diligentée afin de mieux apprécier l’origine de la contamination. Ce sont deux études, réalisées par des praticiens de terrain sur de petits échantillons et à la méthodologie critiquée par les pairs, qui permettront la prise de conscience de la problématique sociale des logements dégradés, insalubres et des peintures au plomb qui s’écaillent. Alors qu’une dizaine de cas avaient été rapportés dans la littérature avant 1981, l‘expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 1998 évaluait la population d’enfants de 1 à 6 ans exposés au plomb à 85 000, soit un peu moins de 2 % de la classe d’âge [4].

La culturalisation n’allait pas non plus être évitée, avec l’attribution de la pratique de consommation des écailles de peinture et l’attitude passive des parents à une particularité culturelle d’origine africaine, la géophagie ! Apparaît ici ce que Didier Fassin souligne dans son livre, soit la tendance à « expliquer » les expositions par des comportements « irrationnels » ou relevant de l’ignorance, occultant les conditions scandaleuses d’hébergement de populations précaires, les exposant à des risques d’intoxication, que l’auteur attribue plutôt aux nouvelles restrictions des politiques d’immigration. Le fait d’énoncer les règles de bonne conduite, dans la pure tradition positiviste, ne peut se substituer à la compréhension de ce qui se passe réellement. Nous voyons ainsi se dessiner les deux registres d’explications parallèles, dont la santé publique se fait encore aujourd’hui une spécialité. Que l’on m’autorise d’être un peu caricatural dans ma réflexion qui, je me dois d’insister, n’est pas de mettre toute l’action de la santé publique française (ou d’ailleurs) dans le même sac, mais de souligner les impasses auxquelles conduisent les explications écartelées entre deux pôles distants, qui ne se rejoignent pas, et n’interagissent pas non plus.

Examinons maintenant un autre champ qui occupe le devant de la scène depuis une vingtaine d’années : les inégalités sociales de santé (ISS). L’épidémiologie sociale, reprenant les thèses défendues par Louis-René Villermé dès les années 1820, a mis clairement en évidence la répartition sociale des états de santé, comme ne pouvant être attribuée à un ordre normal (naturel) des choses. Certes, la santé publique tente de s’emparer du sujet, mais avec quel vocabulaire, quelles catégories de pensée ? Ainsi, les personnes, indiquées dans les bases de données comme défavorisées, présentent (statistiquement) des états de santé moins bons par rapport aux catégories plus favorisées, mais dispose-t-on pour autant des moyens adéquats pour mettre en évidence comment la pauvreté se traduit par une mauvaise santé9 ? Si on ne met pas non plus de moyens pour déterminer par quels mécanismes sociaux s’opère cette répartition différentielle, ou pour identifier les moments critiques de chaque trajectoire de vie, pas seulement physiologiques, mais aussi sociaux, comment proposer des actions pour réduire les écarts ? Finalement, comme le souligne Didier Fassin : « En quoi ce que l’on fait réduit-il les inégalités sociales de santé ? » [3]. C’est un appel auquel tout document programmatique en matière de politique de santé devrait répondre. Le rapport de la Commission des déterminants sociaux de la santé [6] a beau insister sur le fait qu’il faut s’intéresser aux processus sociopolitiques (ses auteurs parlent d’arrangements sociaux injustes) et aux facteurs structuraux à l’origine des inégalités (bien d’autres auteurs proposent des arguments similaires10), les plans de santé restent très en deçà et se contentent, le plus souvent, des « explications » accessibles à la pensée de la santé publique pour définir les actions. D’un côté, il y a des pathologies (distribuées inégalement), pour lesquelles on propose une prise en charge par le système de soins, quitte à faire un effort pour que les populations défavorisées (qui ont malheureusement déjà un capital santé diminué) y aient un accès équitable. De l’autre, le discours moralisateur cherche à influencer les comportements considérés comme anormaux11 et qu’il conviendrait de corriger par les différentes « éducations à », quand ce n’est pas par la diffusion des « meilleures » informations disponibles12, susceptibles d’agir rationnellement sur les comportements. L’individualisme méthodologique, promu par la pensée néolibérale et adopté implicitement comme sociologie du sens commun, vient légitimer cette vision, pourtant à 180 ̊ des propositions de la charte d’Ottawa [8].

D’autres éléments de langage, courants dans le discours des pouvoirs publics, soulèvent le caractère défaillant de la conceptualisation des problématiques. Ainsi, les zones d’éducation prioritaires, qui concentrent aussi la défaveur sociale, sont définies par les taux élevés d’échec scolaire. Une certaine culturalisation (implicite) de cet état de fait conduit à des explications qui renvoient les responsabilités soit à des élèves qui ne font pas assez d’efforts, soit à des parents incapables de soutenir leurs enfants13. Une autre explication mériterait d’être citée, si l’on prend en considération le fait que l’Éducation nationale est incapable de proposer des approches pédagogiques qui tiennent compte des handicaps propres à ces enfants, qu’ils soient d’origine sociale ou culturelle. Les résultats des enquêtes PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) sont pourtant alarmants. Dans une logique similaire, les jeunes des cités sont renvoyés au traitement correctionnel, alors que bien des enquêtes dans ces milieux montrent leur extrême vulnérabilité et l’absence de perspectives qui leur sont offertes par la société14.

Bien évidemment, des auteurs marquants, dans le champ de la santé publique, ont proposé des concepts nouveaux, comme la perception de contrôle sur son travail ou sa vie (Michael Marmot15), ou la perception de son statut dans une société inégalitaire (la thèse de K. Pickett et R. Wilkinson, dans The Spirit Level [11]), que l’on rassemble sous l’appellation théorie psychosociale. Je pourrais aussi citer l’asymétrie des investissements et des retours, proposée par Johannes Siegriest dans le cadre de la santé au travail [12], mais, dans tous les cas, ces explications ne sauraient rendre compte de l’ensemble du processus et ne peuvent se pencher et agir sur les facteurs structuraux, ceux qui maintiennent la situation déséquilibrée, à l’origine des mêmes ISS. C’est ici que l’on pourrait comprendre l’insistance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui depuis la déclaration d’Alma-Ata en 1978, met en avant la justice sociale, comme un sujet qui concerne la santé.

Soyons clairs, je n’ai pas la prétention de réformer la santé publique, encore moins de me poser comme défenseur d’un quelconque post-modernisme, avec lequel je ne ressens aucune affinité. Mon ambition est modeste et cherche à illustrer l’intérêt pour les croisements interdisciplinaires, potentiellement fertiles. Plus qu’une juxtaposition de visions disciplinaires indépendantes, comme des ontologies qui ne se recoupent pas, il s’agit de reconstruire les problématiques, comme les ISS, en hybridant les approches, avec la volonté de produire des compréhensions enrichies de l’ensemble du phénomène et, peut-être, plus opérationnelles, susceptibles d’offrir des points d’entrée plus concrets pour les interventions. Nous pourrions ainsi mieux intégrer dans l’action en faveur de la santé, des domaines comme l’éducation16, l’aménagement urbain17, l’action sociale, pour ne prendre que quelques exemples. Didier Fassin [3] nous en fournit un exemple par la réunion de compétences en santé publique, en anthropologie et en sociologie. Mais nos universités, avec leurs chapelles disciplinaires ou les commissions spécialisées de qualification du Conseil national universitaire (CNU), offrent-elles des conditions propices à l’apprentissage et à la mise en œuvre de l’interdisciplinarité ? Je laisse le lecteur en juger.

Remerciements et autres mentions

Financement : aucun ; liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.


1 Comme le dit Descola, « ce long enfantement qui voit s’instituer de façon réciproque un monde des choses à la factualité intrinsèque et un monde des humains régit par l’arbitraire du sens ».

2 Pour ce faire, Durkheim a dû introduire une nouvelle entité, la société, transcendant les humains qui la composent.

3 Le lecteur pourrait s’intéresser à l’exemple de la théologie naturelle, initiée par Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, et qui ne trouva de réponse qu’avec Darwin, ou encore à Spinoza, un des très rares auteurs qui rejette le dualisme du grand partage.

4 Il s’appuie sur les travaux d’Erwin Panovsky qui proposa le premier cette hypothèse.

5 Boyle cherchait à définir un nouvel espace, dégagé de toute influence des affaires des humains, où il ne serait question que de matters of fact, une préfiguration du laboratoire. De son côté, Hobbes était en train d’élaborer sa philosophie politique, qu’il concevait comme intégralement réservée à la sphère des humains et ne dépendant plus d’influences externes à la société, fussent-elles de provenance divine. Or, Hobbes voyait comme une menace pour son contrat social, la reconnaissance d’une nouvelle source d’explications, qui échappaient aux affaires des humains. Nous voyons apparaître la notion d’autonomie (en grec, autos = soi, nomos = règle ou loi), soit que les humains étaient désormais en mesure de se doter de leurs propres règles et lois, ce que les Lumières ont prolongé tout au long du XVIIIe siècle.

6 Le lecteur intéressé pourrait consulter le chapitre 11, intitulé « Lethal Gift of Livestock », de l’ouvrage de Jared Diamond, Guns, Germs and Steel [4].

7 Nous pourrions ajouter le stockage des aliments au sein des habitations, source d’attraction pour les rongeurs.

8 La première épidémie, très bien documentée, est celle de la peste d’Athènes de 432 AC, décrite par l’historien Thucydide, mais une autre référence à une épidémie est mentionnée par Homère. Elle serait intervenue dans la ville de Mycènes, vers 1500 AC.

9 Nancy Krieger, dans sa théorie écosociale, parle d’embodiment, une incarnation des conditions sociales [5].

10 Voir aussi Krieger [5] ou Owens and Cribb [7].

11 Une stigmatisation peu susceptible de produire des engagements profonds.

12 Une référence au projet phare de la présidence Hollande, www.santé.fr, peu susceptible d’agir sur les ISS.

13 Sinon, il faudrait admettre que les enfants de famille pauvre ou immigrée sont « naturellement » moins performants à l’école.

14 Je pourrais m’appuyer sur les centaines de pages de verbatims recueillis dans nos enquêtes ethnographiques dans ces quartiers, mais une lecture de l’ouvrage La Misère du Monde, dirigée par Pierre Bourdieu, en offre aussi un constat édifiant [9].

15 Voir par exemple son ouvrage The Health Gap [10].

16 Comment améliorer le rôle de l’école en lui donnant de nouvelles finalités (autonomie, épanouissement personnel), au-delà de son impact sur le classement et le tri des élèves, dans l’optique de sélectionner les futurs membres de l’élite ?

17 Par exemple, en luttant contre la ségrégation socio-spatiale que favorise le marché, par de nouvelles formes de redistribution, portant sur la qualité environnementale ; la réduction des inégalités sociales de santé deviendrait une finalité de l’action en faveur de la mixité sociale.

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